Comme nous l’avons déjà souligné, la notion de perte de chance est une création du juge judiciaire. Dès 1889 la Chambre des Requêtes, dès 1911 la Chambre civile de la Cour de cassation, admettaient que la privation, par la faute d’un mandataire de justice, du droit d’introduire un recours, constitue un préjudice certain et actuel engageant la responsabilité contractuelle de ce mandataire.
Le juge a admis l’application de cette théorie pour l’ensemble des branches de la responsabilité en tenant compte pour chaque situation le fait que rien n’est jamais acquis et que les espoirs de chacun ne sont pas systématiquement satisfaits.
Pour autant, alors même qu’il appartient au juge du fond l’initiative de la notion de perte de chance, il n’en demeure pas moins que son application en droit médical est le fait des juges de la Haute juridiction. Ce n’est qu’en 1965 que la Cour de cassation l’adoptera et cela à l’occasion d’une erreur de diagnostic ayant pu priver le malade des « chances de guérison » .
Le juge judiciaire développe alors la notion de perte de chance de guérison ou de survie. L’arrêt formateur en la matière est celui rendu par la Cour de cassation le 27 juillet 1974 . Le juge considère ainsi que « lorsqu’un médecin a commis une faute qui a privé son patient d’une chance de guérison ou de survie, celui-ci a droit à être indemnisé de cette perte de chance dont l’évaluation correspond à une fraction du préjudice final, aggravation de l’état de santé ou décès ».
Pour autant, les avis sont partagés et le recours à la perte de chance est largement critiqué par la doctrine en raison du caractère fondamentalement risqué de l’activité médicale . La doctrine dénonce des détournements dont cette notion pourrait parfois être l’objet afin de pallier l’incertitude sur le lien causal et, partant, d’indemniser partiellement les conséquences dommageables d’un accident dû en partie à « l’aléa lié à l’évolution propre de la situation pathologique » .
D’ailleurs, les critiques vont s’amplifier suite à l’arrêt rendu par la Cour de cassation qui accepte d’indemniser la perte de chance de se soustraire à la réalisation d’un risque dans le cas où le médecin n’avait pas informé son patient de tous les risques, même exceptionnels, d’une intervention . A cette occasion, la responsabilité du médecin peut être engagée s’il semble que dûment informé, le patient aurait renoncé à l’intervention, ce qui lui aurait permis d’échapper au risque qui s’est réalisé. L’accident relève alors du risque médical et l’appréciation du juge comporte immanquablement une part de subjectivité.
En droit de la responsabilité hospitalière, la perte de chance devient un préjudice autonome, à l’instar de la perte de chance de se soustraire à la réalisation d’un risque. Elle n’est plus un outil permettant d’attester un lien de causalité entre la faute de l’hôpital et l’aggravation de l’état de santé du patient.
Pour autant, notre propos doit être nuancé. L’évaluation du préjudice correspond en effet à une fraction du préjudice final selon la méthode dégagée par la Cour de cassation « dans le cas où la faute du médecin a fait perdre au malade la chance d’obtenir une amélioration de son état de santé ou d’échapper à une infirmité, le dommage qui résulte pour lui de cette perte de chance est fonction de la gravité de son état réel et de toutes les conséquences en découlant ». L’autonomie du préjudice n’est alors pas absolue.
Monsieur SARGOS nous éclaire sur la méthode relative à l’évaluation de la perte de chance de se soustraire à la réalisation d’un risque. Elle procède d’un raisonnement en deux temps : les juges « doivent, dans un premier temps, raisonner comme si la faute du médecin avait causé l’entier dommage et évaluer en conséquence la totalité des divers préjudices de la victime […] puis, dans un deuxième temps, ils doivent fixer la fraction du total de ces préjudices qu’ils attribuent à la perte de chance ».
Au regard des différents arrêts rendu par le juge judiciaire, il semble que la perte de chance préserve les finances de l’hôpital, mais n’est-ce pas au détriment du droit à réparation de l’usager victime de dysfonctionnements anormaux survenus au sein de la structure hospitalière ? Quoi qu’il en soit, le juge administratif fait aussi application de la théorie de la perte de chance.
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