Gagne de la cryptomonnaie GRATUITE en 5 clics et aide institut numérique à propager la connaissance universitaire >> CLIQUEZ ICI <<

A : Le concept d’obligation essentielle dorénavant affranchi de la faute lourde.

ADIAL

119. Comme nous l’avons constaté auparavant, l’équipollence de la faute lourde au dol s’explique par l’unité fonctionnelle de ces deux notions, à savoir d’interdire au débiteur d’invoquer la clause limitative de responsabilité pour échapper au manquement à la convention. Or, c’est précisément cette finalité que poursuit la notion d’obligation essentielle. Cependant, si originairement, le manquement à l’obligation essentielle n’était qu’un symptôme parmi d’autres de la commission d’une faute lourde, la notion n’a pas cessé de conquérir du territoire au point de s’émanciper de la faute lourde. Après avoir conquis l’autonomie, elle pris son indépendance : « tranchant dans le vif le cordon ombilical qui la reliait encore à la faute lourde, le premier arrêt Chronopost rattacha l’obligation essentielle à la cause du contrat » (1). Cependant, la dissociation entre la faute lourde et l’obligation essentielle demeure controversée (2).

1 : Le rattachement de l’obligation essentielle à la cause du contrat.

120. Avant l’arrêt Chronopost, la jurisprudence avait posé en principe qu’une clause limitant la responsabilité du débiteur à raison d’un manquement à son obligation essentielle ne pouvait trouver à s’appliquer . Finalement, l’arrêt Chronopost n’a fait que reprendre cette solution « pour en changer l’habillage technique et la revêtir des parures de la théorie de la cause » . Le fondement de l’obligation essentielle n’est donc plus l’article 1150 du Code civil, par le biais de la faute lourde, mais l’article 1131 du Code civil, relatif à la cause (a). Les juges ont en effet estimé que le manquement à une obligation essentielle était constitutif d’une absence de cause (b).

a : Le fondement de l’article 1131 du Code civil.

121. Dès avant 1996, la Cour de cassation avait utilisé la notion de cause comme instrument de contrôle des déséquilibres flagrants lorsqu’il y avait un manquement à une obligation essentielle et cela pour éliminer les clauses dites de réclamation en matière d’assurance (ou clauses de « claims made ») . Par le biais d’une telle clause, l’assureur impose, pour que l’assurance puisse jouer, que la victime ait présenté sa réclamation à l’assuré pendant la période de validité du contrat. En d’autres termes, la garantie est subordonnée à la formulation de la réclamation pendant que le contrat d’assurance est en cours. Si la Cour de cassation se prononça longtemps en faveur de la validité de ces clauses , elle tenta par la suite de limiter leur portée en les déclarant inopposables aux victimes . Devant les critiques que suscitait cette solution, elle modifia sa position. Désormais, les clauses de réclamation de la victime doivent être réputées non écrites, sur le fondement de l’article 1131 du Code civil . La Cour de cassation fonde donc sa solution sur la théorie de la cause, elle considère que le paiement des primes par l’assuré n’a pas de cause, puisqu’en raison d’un fait qui ne lui est pas imputable, il n’aura pas le droit à la contrepartie prévue au contrat, à savoir la garantie de l’assureur .

122. La logique profonde qui sous-tend ce courant jurisprudentiel avait été mise en évidence par un vieil arrêt du 19 janvier 1863 qui déclarait qu’ « un contrat ne peut légalement exister s’il ne renferme les obligations qui sont de son essence et s’il n’en résulte un lien de droit pour contraindre les contractants à les exécuter ». La haute juridiction y précisait que la clause par laquelle le locataire renonce à former pendant tout le cours du bail aucune réclamation en dommages-intérêts envers le bailleur et à intenter contre lui aucune action quelconque « affranchit celui-ci de tout engagement » et est « en opposition manifeste avec les règles essentielles du contrat de louage et même avec le principe de tout contrat ». Ainsi, aucune stipulation ne saurait déposséder un contractant du droit d’obtenir l’exécution de l’engagement qui constitue l’essence du contrat et en contrepartie duquel il s’est lui-même obligé. Le contrat doit conserver un intérêt pour le contractant qui s’oblige, sinon l’engagement de celui-ci perd sa cause .

123. C’est dans ce même esprit que dans l’arrêt Chronopost de 1996, la Cour de cassation utilise la cause comme instrument de contrôle de la cohérence et d’équilibre du contrat. Ainsi, la cause permet de neutraliser les clauses qui en contredisent l’économie. Cependant, il faut bien signaler que le fondement de la cause n’est pas, en l’espèce, un choix délibéré des juges de cassation. En effet, comme le rappelle Monsieur le professeur Jacques Ghestin , la Cour de cassation n’avait pas à s’interroger sur le point de savoir si l’élimination de la clause limitative de responsabilité pouvait se fonder sur d’autres dispositions que l’article 1131 du Code civil, comme par exemple l’article L. 132-1 du Code de la consommation autorisant l’annulation des clauses abusives, ou encore, l’article 1150 du Code civil par le biais de la faute lourde. En l’espèce, la haute juridiction n’était saisie que d’un moyen fondé sur l’article 1131 du Code civil. Or, selon l’article 4 du Code civil, la Cour de cassation ne peut refuser « de juger, sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi ». Selon l’article 5 de ce même code, elle n’est pas autorisée à rendre des arrêts de règlement. Rejeter par prudence le pourvoi d’un plaideur pour attendre une hypothétique occasion de se voir proposer un éventuel meilleur fondement juridique aurait pu ressembler à un déni de justice visé par l’article 4 du Code civil . Ainsi, les autres textes ne pouvaient recevoir application dans ce cas précis.

b : Le manquement à une obligation essentielle constitutif d’une absence de cause.

124. Le lien de parenté tissé entre la cause et l’obligation essentielle est ancien dans le cadre doctrinal. Monsieur le professeur Henri Mazeaud définit cette dernière comme celle « que les parties prennent toujours en considération » . Ainsi, selon Monsieur le professeur Paul Durand , « l’intention des parties est seule déterminante et pour projeter cette notion sur le plan juridique, seule la cause du contrat permet de faire la discrimination nécessaire. Il n’existe pas, dans un contrat, d’obligations essentielles en soi, mais seulement celles que les parties ont qualifié implicitement comme telles, parce qu’elles dépendent du but qu’elles veulent atteindre…C’est (la cause) qui marque la limite du pouvoir des contractants, avec la fin qu’ils recherchent ». Ainsi, le principe de l’obligation essentielle est rivé à la cause.

125. La systématisation de cette théorie fut pleinement réalisée par Monsieur le professeur Philippe Delebecque . Selon cet auteur, « La notion d’obligation fondamentale est l’expression de la théorie de la cause ». Les conséquences en découlent naturellement : un allégement des obligations contractuelles est valable en principe, « mais il ne faut pas que cet allégement supprime les obligations essentielles à l’être même de l’obligation considérée »

126. Face à ces rapports suggérés entre la cause et l’obligation essentielle, il est tentant de voir dans l’arrêt Chronopost de 1996, fondé sur l’article 1131 du Code civil, la consécration de la thèse fondant l’obligation essentielle sur la cause. En effet, l’arrêt Chronopost semble consacrer cette affirmation en estimant que la contrepartie promise par le transporteur, « spécialiste du transport rapide garantissant la célérité et la fiabilité de son service », est de « livrer les plis…dans un délai déterminé ». Il en résulte que l’appréciation de la clause limitative de responsabilité, « en raison du manquement à cette obligation essentielle », c’est à dire au cas d’inexécution de celle-ci, aurait, par suite de son montant dérisoire, rendu cette obligation illusoire, privant ainsi d’existence l’objet de la contrepartie convenue et, du même coup, de cause de l’obligation de l’expéditeur. Le concept d’obligation essentielle trouve donc son fondement dans l’article 1131 du Code civil. Le raisonnement suivi par les juges est le suivant : le manquement à une obligation essentielle est constitutif d’une absence de cause. En effet, celle-ci fait défaut lorsque l’allégement des obligations va jusqu’à « ruiner l’opération que le contrat doit réaliser » . Dans son commentaire postérieur à l’arrêt , Monsieur le professeur Philippe Delebecque estime que pour une société de transport rapide, la stricte observation des délais est la raison d’être du contrat, c’est sa cause. En conséquence, toutes les clauses qui n’ont pas pour but ce résultat doivent être écartées car elles ne correspondent pas à l’opération que les parties avaient envisagée. C’est à ce titre que la qualification d’obligation essentielle est donc retenue pour préciser la contrepartie.

2 : La dissociation controversée entre l’obligation essentielle et la faute lourde.

127. Malgré les observations que nous venons d’étudier, pour un certain nombre d’auteurs , au regard des faits, l’élimination de la clause aurait pu être atteinte par d’autres moyens juridiques plus orthodoxes. Le manquement de la société Chronopost à son obligation contractuelle de célérité pouvait être qualifié de faute lourde. Selon Monsieur le professeur Daniel Cohen , la doctrine et la jurisprudence ont depuis longtemps montré l’importance de la notion de faute lourde. Or si tous les éléments de la faute lourde étaient réunis en l’espèce, l’arrêt n’en tire aucune conclusion. Pour cet auteur, c’est la volonté de la part des juges de faire du neuf avec la notion classique de cause qui guide l’arrêt. Certes, la faute lourde n’était qu’un faux semblant depuis qu’on l’avait objectivé et l’arrêt Chronopost n’a fait que mettre en lumière ce que l’on faisait depuis longtemps dans l’ombre : désactiver les clauses touchant une obligation essentielle . Cependant, le nouveau détour emprunté par l’arrêt à la cause paraît, pour certains « encore plus artificiel » .

128. Par ailleurs, il faut surtout rappeler que tout comme la faute lourde est un avatar du dol, l’obligation essentielle n’est qu’un succédané de la faute lourde. Monsieur le professeur Dimitri Houtcieff a raison de souligner que ces notions assument un rôle unique : éviter que le débiteur d’une obligation inexécutée ne puisse se réfugier derrière le paravent de la bonne foi. Puisque le dol, la faute lourde et l’obligation essentielle procèdent d’un fondement unique, l’on comprend mal que l’obligation essentielle, seule, dispose d’un fondement textuel différent. Selon ce même auteur , théoriquement discutable, la dissociation entre la faute lourde et l’obligation essentielle est aussi dans la pratique discutable. En effet, l’une constituait un critère utile de l’autre, la « gravité du comportement » étant une notion toute subjective.

129. En conséquence, l’obligation essentielle devient une notion d’autant plus volatile qu’elle n’est plus arrimée à la faute lourde. En effet, comme nous le verrons dans la suite des développements, l’obligation essentielle est, à l’image de la faute lourde, une notion dont les contours restent flous. L’essence du contrat varie avec chaque contrat et n’est identifiable qu’à posteriori, ce qui est peu conforme à un élémentaire souci de prévisibilité. En réalité, dissocier la faute lourde et l’obligation essentielle, c’est méconnaître l’unité profonde de ces notions. Ainsi, il conviendrait de rassembler ces notions autour de leur unité fonctionnelle, c’est à dire, le fait d’empêcher que le débiteur ne s’offre une faculté d’exécution potestative du contrat. Il conviendrait donc que l’obligation essentielle se borne sagement à son rôle de critère de la faute lourde, c’est à dire qu’il faudrait remonter aux sources du manquement à l’obligation essentielle, pour ne considérer que le dol et la faute lourde . Ce qui compte, au fond, c’est que le débiteur qui a démontré sa volonté de ne pas exécuter le contrat ou son inaptitude à exécuter sa promesse ne soit pas admis à invoquer malgré tout une clause limitative de responsabilité.

Retour au menu : LA FAUTE LOURDE ET LES CLAUSES LIMITATIVES DE RESPONSABILITE