243. Afin de veiller à l’équilibre contractuel, notre droit français dispose de deux instruments particulièrement efficaces : l’article 1152 du Code civil (1) et la notion de lésion (2). Il convient de voir si ces derniers peuvent être utilisés de manière aussi productive envers les clauses limitatives de responsabilité.
1 : L’extension de l’article 1152 du Code civil.
244. Si aujourd’hui la mode est au principe de proportionnalité, l’article 1152 du Code civil en est un fervent amateur. En effet cet article qui traite des clauses pénales dispose que « lorsque la convention porte que celui qui manquera de l’exécuter payera une certaine somme à titre de dommages-intérêts, il ne peut être alloué à l’autre partie une somme plus forte, ni moindre. Néanmoins, le juge peut, même d’office, modérer ou augmenter la peine qui avait été convenue, si elle est manifestement excessive ou dérisoire ». Dans ce cadre, le juge peut donc rétablir l’équilibre contractuel en réduisant ou en augmentant la peine stipulée dans le contrat.
245. C’est ainsi que certains auteurs ont soutenu que, outre les multiples moyens mis en place par la loi ou la jurisprudence pour écarter ces clauses, il fallait reconnaître au juge le pouvoir de les réviser par application de cet article. En clair, les clauses limitatives, lorsque la limite est fixée très bas, devraient être traitées comme des clauses pénales manifestement dérisoires . Il serait en effet absurde pour certains d’admettre la révision judiciaire pour la clause pénale et de la refuser pour la clause limitative de responsabilité. Cette application serait intéressante car, contrairement à la notion d’obligation essentielle ou celle de faute lourde, l’article 1152 ne prévoit pas l’anéantissement de la clause litigieuse, mais seulement un rééquilibrage de celle-ci. Par ailleurs, rien ne paraît s’opposer à son application aux clauses limitatives de responsabilité.
246. Cependant, comme le fait remarquer Monsieur le professeur Philippe Malinvaud , il s’agirait tout de même d’une extension injustifiée du domaine du texte. Selon lui il existerait une telle différence de nature entre les clauses limitatives de responsabilité et les clauses pénales dérisoires que l’application de l’article 1152 aux premières constituerait un véritable forçage du contrat. En effet, la clause pénale prévoit un forfait alors que la clause limitative établit un plafond. Par ailleurs, lorsque le juge révise une clause pénale, il ne dénature pas cette clause alors que lorsqu’il révise une clause limitative, il va directement à l’encontre de la volonté des parties. Or, il n’est pas sûr que le législateur ait entendu donner un tel pouvoir au juge. Finalement, avec ce fondement on en reviendrait quasiment aux mêmes critiques que pour la cause et donc pour la notion d’obligation essentielle.
2 : La lésion.
247. Un autre remède aux risques de déséquilibre du contrat pourrait être envisagé à travers le concept de lésion entendue comme étant un préjudice très particulier subi par l’un des contractants du fait du déséquilibre existant, au moment de la formation du contrat, entre les prestations . Cette idée trouve principalement sa source sous la plume de Monsieur le professeur Jean-Pascal Chazal . En effet selon ce dernier, il y aurait avantage à appréhender les clauses limitatives de responsabilité manifestement abusives au moyen de la lésion qualifiée, qui est le fondement le plus satisfaisant pour sanctionner les abus de puissance économique lorsqu’ils sont la cause directe de déséquilibres contractuels flagrants. Il faut bien remarquer que cette idée avait déjà vu le jour dans l’analyse de Monsieur le professeur Georges Ripert en réfléchissant sur les liens existants entre le droit des obligations et la morale : « la lésion devrait également être admise dans les conventions où existent entre les parties une disproportion de force évidente, de telle sorte que la disproportion des prestations suffit à révéler qu’il y a eu exploitation » de l’un des contractants. La lésion aurait donc vocation à s’appliquer aux conventions dans lesquelles les parties contractantes présentent un déséquilibre de puissance économique manifeste et systématique.
248. L’utilisation de la lésion présenterait un avantage non contestable par rapport aux notions de faute lourde et d’obligation essentielle. En effet, au regard de la sanction, il est classique d’enseigner que la lésion est susceptible d’une double sanction : ou bien la rescision, ou bien la révision du contrat. Dans ce dernier cas, la lésion permettrait un rééquilibrage du contenu du contrat par l’adjonction ou la réduction d’obligation de la même manière que cela a été fait, par exemple pour les honoraires de certains professionnels qui étaient manifestement trop élevés .
249. Cependant, il est possible de faire quelques objections à l’application de la lésion aux clauses limitatives de responsabilité. D’une part, lorsque l’on fait appel à la notion de lésion, l’on se situe impérativement sur le terrain de la formation du contrat. Or, c’est précisément là dessus que de nombreuses critiques avaient vu le jour à l’égard du fondement de l’obligation essentielle. D’autre part, le champ d’application de la lésion reste assez restreint. En effet, dans le Code civil, seuls quelques contrats peuvent être rescindés ou révisés pour lésion, cette dernière n’étant que l’exception . Certes, le législateur et la jurisprudence ont sensiblement allongé la liste, néanmoins, pour faire admettre la lésion comme fondement de révision des clauses limitatives de responsabilité, il faudrait un important arrêt de la jurisprudence venant consacrer cette solution.
B : La notion de cohérence en matière contractuelle.
250. La notion de cohérence a été mise en lumière par Monsieur le professeur Dimitri Houtcieff dans sa thèse intitulée « le principe de cohérence en matière contractuelle » . Certes, ce principe n’est pas explicitement proclamé par les textes, néanmoins, il semblerait, selon cet auteur, qu’il existe à travers la philosophie des textes et qu’il serait en train d’émerger à travers la jurisprudence et notamment avec l’arrêt Chronopost . Dans ce dernier cas, cela a permis de réprimer le changement d’attitude du contractant, entre son attitude initiale, destinée à séduire le cocontractant en mettant en avant la clause essentielle, à grand renfort de publicité et l’attitude ultérieure qui a consisté une fois le retard survenu, à invoquer une clause qui privait d’intérêt le contrat et trompait ainsi l’attente légitime du contractant. Cette notion selon laquelle il n’est pas légitime en matière juridique de dire quelque chose et, en même temps, de faire le contraire, pourrait donc être envisagée comme un instrument sérieux pour combattre les clauses limitatives de responsabilité considérées comme excessives. Toutefois, si l’on y regarde de plus près, on peut tout de même établir une objection : il peut paraître inutile d’affirmer l’existence d’un principe de cohérence s’il signifie uniquement que l’on doit respecter ses engagements. En effet, l’article 1134 du Code civil suffirait à justifier ce principe fondamental sans que l’on ait besoin de faire appel à un devoir de cohérence . Mais, en réalité, le principe trouve bien sa place en substance dans l’ordre positif .
251. L’avantage de ce principe est qu’il pourrait être utilisé à la fois dans le cadre de la formation du contrat ainsi que dans le cadre de son exécution . En effet, ce principe semble se dédoubler et s’afficher tantôt sous la forme du principe de cohérence du contrat, tantôt sous l’aspect du principe de cohérence du comportement du contractant. Or, lorsque l’on se fonde sur les instruments utilisés actuellement par la jurisprudence pour évincer les clauses limitatives de responsabilité, à savoir la faute lourde et surtout l’obligation essentielle, on constate que non seulement ces notions ne disposent pas de contours précis, mais en plus elles s’utilisent mal chacune dans le cadre d’un contrôle qui porte à la fois sur le contrat en lui-même et sur le comportement.
252. Si l’on regarde d’abord le comportement, ce qui était d’ailleurs contrôlé à l’origine, la notion de cohérence pourrait parfaitement remplacer la notion de faute lourde. En effet, cette dernière révèle, selon Monsieur le professeur Dimitri Houtcieff , un comportement contradictoire puisque le débiteur, en adoptant une telle attitud,e fait obstacle à l’accomplissement des obligations qu’il a lui-même stipulées.
253. Il en est de même si l’on se situe sur le terrain de la formation du contrat, l’auteur ne devrait pas, en vertu d’un principe de cohérence, contredire l’obligation fondamentale de la convention par une clause stipulée . Là encore, on ne peut qu’y voir une référence à la notion déjà présente et utilisée pour évincer les clauses limitatives de responsabilité, à savoir l’obligation essentielle. C’est d’ailleurs ce qui s’est produit dans l’arrêt Chronopost qui fait une incontestable application du principe de cohérence à travers la notion d’absence de cause et donc par conséquent à travers l’obligation essentielle. Cependant, à l’image de la faute lourde, la notion d’obligation essentielle reste teintée d’incertitudes quant à son rayonnement ainsi que par rapport à sa sanction. C’est pourquoi, l’utilisation du principe de cohérence permettrait de passer outre ces inconvénients.
254. Ainsi, si le droit commun contient déjà les ressources nécessaires pour stigmatiser une stipulation tenant fondamentalement en échec la cohérence interne du contrat, Monsieur le professeur Dimitri Houtcieff préconise tout de même d’instaurer un véritable principe de cohérence qui serait distinct des valeurs fondamentales à portée générale. Cela permettrait en effet de générer un processus unique : la contradiction affectant soit les termes de l’engagement, soit l’attitude du contractant est effacée afin de restituer la cohérence à la convention elle-même, ou au comportement de celui qui s’engage. En effet, il suffirait que la clause recouvre expressément la contradiction pour qu’elle soit immanquablement réputée non écrite. La sanction serait donc claire et dépourvue d’ambiguïté contrairement à notre régime actuel.
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