172. Le fait de faire dépendre la validité des clauses limitatives de responsabilité de l’atteinte ou non à l’obligation essentielle ne peut vraisemblablement satisfaire. En effet, il n’échappe à personne que la clé de voûte du régime, principalement centrée sur le contrôle du contenu du contrat, est la définition de l’obligation essentielle. Or, celle-ci est bien plus insaisissable qu’on ne pouvait le penser (1), notamment en raison du fait qu’elle est assez subjective et donc finalement difficilement prévisible (2).
1 : L’absence de définition satisfaisante.
173. Selon Monsieur le professeur Philippe Jestaz, « ce qui caractérise l’obligation fondamentale, c’est que la convention des parties peut en restreindre l’étendue, mais non la priver de tout contenu » . Il y a là l’idée que le débiteur de l’obligation ne peut vider sa promesse de tout contenu. Dans l’ensemble, les auteurs sont plutôt d’accord pour estimer que l’obligation essentielle est celle par laquelle découle l’essence du contrat, c’est à dire, celle sans laquelle le contrat ne pourrait exister en tant que tel . Cependant, cette définition n’est pas satisfaisante car elle est trop vague, elle ne définit pas assez les contours de cette notion. Mais, il convient de se poser la question suivante : peut-on réellement donner une définition qui puisse trouver une application pratique ? Cela n’est pas certain au regard de la complexité de la notion.
174. La vérité est, comme le souligne Monsieur le professeur Thomas Génicon , que la mise en évidence d’une obligation essentielle est souvent une vue de l’esprit. En réalité, le contrat est généralement composite et éclate en une myriade d’obligations plus ou moins détachables les unes des autres, seule la trame de prestations parallèles et successives finissant par constituer, par agglomération, un noyau central . Il est difficile, dès lors, de distinguer et de faire la césure entre une obligation essentielle et des obligations accessoires sans qu’il y ait une part importante d’artifices. En effet, de près ou de loin, toutes les obligations du contrat peuvent être considérées comme partie intégrante de l’obligation essentielle, car elles sont toutes mises au service de la pleine réalisation de l’objet de la convention. En définitive, ce que l’on appelle l’obligation essentielle, bien loin d’être d’un seul tenant, fait d’avantage penser, selon les termes de ce même auteur , à « un oignon, c’est à dire, une succession d’enveloppes s’enrobant les unes les autres, sans que l’on sache jamais vraiment à quel instant arrêter l’épluchage pour trouver, enfin, le cœur du pacte ». C’est pour cette raison que les auteurs de la doctrine diffèrent pour savoir dans tel ou tel contrat ce que recouvre l’obligation essentielle. Il en est de même pour la jurisprudence dont les qualifications sont imprévisibles et variables : tout dépend de l’instant où l’on décide d’arrêter « d’éplucher » le contrat. De ce fait, la notion d’obligation essentielle est immanquablement subjective.
175. Ainsi, la physionomie même de l’obligation essentielle, qui lui confère un caractère variable, rend périlleuse la définition d’une notion abstraite et celle-ci pourrait bien être qu’une « logomachie si on ne lui trouve pas une explication juridique » .
2 : Une notion immanquablement subjective.
176. Devant l’impossibilité de donner une définition satisfaisante de la notion d’obligation essentielle en raison de sa complexité et de ce qu’elle recouvre, on ne peut qu’en déduire qu’il s’agit là d’une notion au combien subjective qui varie inévitablement dans son contenu d’une personne à l’autre. Ce qui est une obligation essentielle pour un auteur ne l’est pas forcément pour un autre. Cela peut paraître surprenant lorsque l’on se remémore qu’à l’origine, la jurisprudence y voyait un fondement objectif d’éviction des clauses limitatives de responsabilité. En effet, pendant longtemps, l’obligation essentielle fut présentée comme un avatar de la faute lourde objective. Or, si dans son principe l’obligation essentielle se doit d’être, à l’image de la cause objective, abstraite et donc toujours la même pour une même catégorie de contrat, il n’en est rien dans la pratique.
177. En effet, la notion d’obligation essentielle fait l’objet d’une application fluctuante voire contradictoire selon les contrats et les juridictions. De ce fait, la notion d’obligation essentielle ne peut être opératoire. Il suffit de constater les coups de théâtres dont elle a fait l’objet récemment. Dans un arrêt du 18 décembre 2007 , la Cour de cassation a estimé que l’obligation de continuité dans la fourniture du courant n’est pas pour EDF une obligation essentielle, tandis que le 8 novembre 2007 , il avait été décidé que le caractère continu d’une connexion Internet était partie intégrante de « l’obligation essentielle justement qualifiée de résultat », du fournisseur d’accès. Et il faut rappeler que le 24 septembre 2002 , la première Chambre civile de la Cour de cassation avait cette fois jugé qu’à raison des interruptions de fourniture d’EDF, une cour d’appel avait « caractérisé, compte tenu de l’obligation essentielle pesant sur EDF et de la gravité des dommages pour son client, l’existence d’une faute lourde », l’obligation étant expressément qualifiée d’ « obligation de résultat »…Toutefois, comme le précise Monsieur le professeur Thomas Génicon , le fait que la jurisprudence n’établisse pas de critère et de définition précise de la notion d’obligation essentielle, entraînant des solutions contradictoires, n’a rien de nouveau. En effet, tandis que la Cour de cassation affirmait dans son arrêt fondateur de 1863 qu’il est de l’essence du contrat de louage que le bailleur s’oblige à (…) entretenir la chose louée pendant toute la durée du bail », elle retenait en 1945 que « l’obligation pour le bailleur d’entretenir la chose (…) et d’en faire jouir paisiblement le preneur pendant la durée du bail n’était pas de l’essence du contrat de louage d’ouvrage », non sans avoir suggéré une nouvelle fois le contraire dans un arrêt de 1955 .
178. La doctrine, quant à elle, a fait exactement de même. Les auteurs diffèrent quant à l’appréciation de l’obligation essentielle dans tel ou tel contrat. Par exemple, à propos du respect par la poste des formalités applicables à la distribution des plis recommandés, pour certains , il s’agit d’une obligation essentielle, alors que d’autres pensent le contraire .
179. Au final, puisqu’on ne peut prédire à coup sûr que telle obligation du contrat est une obligation essentielle, on ne peut prédire à coup sûr non plus que la clause limitative de responsabilité qui la vise sera évincée ou non. Le système, en réalité, promet bien plus qu’il ne peut : il fait miroiter une prévisibilité qu’il ne peut tenir . Or, les fausses promesses sont dangereuses. Mieux vaut ne rien promettre que d’inciter à de fausses prévisions.
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