« Si les Français sont sceptiques par rapport à la décentralisation, c’est qu’ils ne savent pas ce que les Régions ont accompli » déclarait Ségolène Royal au congrès 2005 de l’association des Régions de France (ARF). Cinq ans après, la phrase paraît toujours vraie. Il nous faut examiner la progression du fait régional pour comprendre le rapport ambivalent que les Français entretiennent avec la connaissance de leur institution régional. C’est à travers le prisme d’une notion venue du marketing, l’attribution que nous conduirons cet examen.
1- Notion préalable : l’attribution
La théorie marketing nous dit que l’attribution est l’acte par lequel la cible assigne le bon émetteur à une annonce. Elle permet à l’annonceur de recueillir le bénéfice de sa communication. « On sait que c’est lui qui s’est exprimé et on attribue à sa marque les bénéfices et avantages présentés »(2). Faute d’une bonne attribution, mon message est perdu (« déperdition d’attribution »). La cible ne sait pas que je me suis exprimé.
Cette fonction d’attribution est différenciée par le publicitaire de la valeur d’attention du message. Celle-ci conditionne évidemment la possible attribution. Si un message n’attire pas mon attention, il n’y a aucune chance que je reconnaisse sa source. Mais il en est de même pour la compréhension du message exprimé par l’annonce. Je peux tout à fait comprendre un message sans savoir qui l’exprime. Je peux même y adhérer. Il y a ainsi trois fonctions – attention, compréhension, adhésion – qui sont les conditions nécessaires pour l’expression efficace d’un message.(3)
Le vocabulaire du marketing parle de «brand benefit acceptance » pour la mesure de modification de l’image obtenue après une campagne publicitaire et de «brand name recall », traduit par mémomarque, pour la mesure de mémorisation de la marque.
C’est ce que mesurent les sondages que nous utiliserons pour notre analyse. L’attribution est une reconnaissance nécessaire pour tout message qui cherche à s’exprimer. Les conditions d’expression des collectivités régionales diffèrent, les conditions de réception également d’une région à une autre. Toutes deux varient dans le temps. Mais nous souhaitons démontrer un problème d’attribution pour les Régions en général. L’hétérogénéité des chiffres n’est pas telle qu’on ne puisse le faire.
Mais il nous semble possible d’interroger, à la lumière de cette notion préalable que nous allons examiner, l’image des Régions auprès du public. Il y a bien sûr une transposition nécessaire à effectuer, du marketing à la sphère publique qui nous intéresse. Nous examinerons plus en détail, dans notre deuxième partie, cette transposition lorsque nous aborderons notre deuxième hypothèse.
Pour la démonstration de notre première hypothèse, nous allons rechercher si c’est bien un problème d’attribution qui caractérise la communication régionale, voir comment il s’exprime et ce qu’a été son évolution depuis les débuts de la Région pour le public, c’est-à-dire, les lois de décentralisation de 1982.
2 – La région inconnue
a – Contexte
De 1986 à 2004, l’Observatoire interrégional du politique (OIP) a régulièrement mené des enquêtes d’opinion pour mesurer les progrès dans la connaissance de l’institution régionale. Depuis cette date, c’est l’Associations des régions de France (ARF), avec l’institut de sondage IPSOS, qui effectue ces enquêtes. Entre les deux périodes, les questionnaires ont changé de nature. L’OIP ne cherchait pas tant à mesurer le degré de connaissance de l’institution régionale que la satisfaction de l’opinion à son égard. Il y était question de confiance dans l’institution, de son avenir ou encore des domaines de ses politiques qu’elle devrait privilégier. Dès qu’en 2004, le baromètre ARF/Ipsos se met en place, les constats changent de nature et les réponses se font plus cruelles pour les communicants régionaux.
L’OIP aura montré l’installation du fait régional. Celui-ci est confirmé par de récentes études, ce que nous verrons avec une étude TMO Région. L’ARF, elle, révèle l’écart entre l’image de la région et son action réelle. Elle tempère largement l’optimisme de l’OIP. Mais il faut reconnaître que l’ambition de l’OIP pour les Régions était plus modeste que celle de l’ARF.
b – L’installation du fait régional
«Les enquêtes menées par l’O.I.P montrent clairement que ni le nombre des Régions, ni leur définition territoriale, ni leur dénomination ne constituent un problème aux yeux des Français.(4) » Certaines régions semblaient partir avec un handicap certain. En 1985, l’OIP montre que seulement un habitant sur cinq sait qu’il habite en Paca alors que près des trois-quarts des Midi-pyrénéens connaissent le nom de leur région. La moyenne se situe en 1985, un an avant les premières élections au suffrage universel, à 60 %.
En 2001, ce chiffre est passé à 72 % et à 80% chez les 18-24 ans. De la même façon, la confiance dans l’avenir de la région passe sur la même période de 46 % à 67 % et 60 % de la population se sent bien informée sur l’action de son conseil régional (33 % en 1986). En 1991, une enquête OIP/Sofres pour la région Picardie établissait que 78 % des personnes interrogées ne désiraient pas que le découpage régional soit changé. Outre ces chiffres, le taux de participation aux élections régionales est un indicateur de l’installation de l’institution dans le paysage politique.
Ses variations suivent celles des autres élections locales, avec tout de même une abstention plus marquée. Le taux de 42 % d’abstention en 1998 contre 39,5 % pour les cantonales de la même année représente la différence la plus notable entre les deux élections.
c – Légitimité
Nous pouvons donc remarquer que les critiques qui ont pesé sur les premières lois de décentralisation n’ont en rien entamé la légitimité de la jeune institution auprès des Français ni, plus tard, les recours contre l’inscription de la décentralisation dans la constitution par des parlementaires fondés sur la crainte de création d’une nouvelle féodalité régionale n’ont réussi à décrédibiliser le mouvement de décentralisation.
Un sondage, Les Français et la réforme des collectivités territoriales, réalisé par TMO pour l’AFCAP en avril 2010, juste à la suite des dernières élections régionales, reposait la question de l’attachement aux différentes collectivités. À la question « S’il fallait supprimer un échelon parmi les collectivités territoriales, le ou lesquels supprimeriez-vous ? », le Département n’était cité que dans 24 % des cas. Le conseil régional arrivait juste derrière avec 26 %. C’est l’intercommunalité, la moins connue des administrations qui arrivait en tête avec 33 %, apparaissant comme le moins utile des échelons, au rebours du débat d’alors sur l’éventualité de la suppression d’un Département qui serait devenu obsolète.
Le cas de Robert Savy, président du conseil régional du Limousin de 1986 à 2004 est ici intéressant. Il a connu l’ensemble de la période d’installation de la région.
Robert Savy confirme l’évolution de l’idée régionale et la place de la jeune collectivité dans son livre Émergence d’une Région, le cas du Limousin 1986-2004(5). « Devenue collectivité territoriale, la Région s’est rapidement organisée comme nouveau lieu de pouvoir, avec son assemblée délibérante, son assemblée consultative, un exécutif stable, des services administratifs, des ressources. L’évolution de ses effectifs et de ses budgets illustre sa montée en puissance.(6) »
d – Première reconnaissance
La Région s’est donc imposée peu à peu dans le paysage institutionnel français aux côtés des autres collectivités, notamment des Départements, auquel le public accorde son crédit de préférence à ’État. En effet, l’étude TMO pour l’AFCAP les juge bonnes gestionnaires contre l’État (68 % contre 24 %) dans le débat qui les oppose sur l’insuffisance des transferts de budget pour l’exercice des compétences et la hausse des impôts locaux qui en ont résulté.
Alors que les Régions étaient entachées, lors de la décentralisation de 1982, d’un défaut de légitimité pour un certain nombre de parlementaires et d’une partie de l’opinion (opposition aux lois Deferre et argument de l’affaiblissement de l’État), en 2010, elles ont largement su trouver leur place dans le paysage institutionnel français.
Mais il convient ici d’introduire une distinction entre le territoire et l’institution. Les chiffres de l’OIP permettent d’établir que l’inévitable déficit de notoriété propre au territoire a été rapidement comblé, en quelques années. Il n’y aurait d’ailleurs plus de sens à poser aujourd’hui la question du baromètre initial sur la connaissance de la région dans laquelle on vit(7). Pourtant, s’il ne fait plus doute que l’on vit dans une région, cette reconnaissance ne permet néanmoins pas de préjuger de la connaissance que les Français ont de leur institution.
3 – La Région méconnue
a – Le manque de visibilité
« On ne doit pas laisser croire que les Régions seront la base d’un contre-pouvoir. Nous n’avons pas le pouvoir de nous substituer au gouvernement, mais nous avons un champ d’action important(8) » déclarait Alain Rousset (PS), président de l’association des Régions de France au lendemain de la victoire historique du parti socialiste aux élections régionales de 2004. Le ton était nouveau. La Région apparaissait comme un nouvel acteur majeur des collectivités territoriales qui justement, pouvait être vu comme ce contre-pouvoir face au gouvernement.
Mais quatre ans plus tard, l’enquête de l’ARF qui poursuit l’ancien baromètre de l’OIP conclut : «La Région n’arrive pas à s’imposer, pour l’opinion, comme un échelon politique visible et proche. » Les résultats ne montrent pas que l’électorat de gauche soit plus connaisseur de la région que celui de droite (connaissance de l’action, notoriété du président, jugement de l’action…), on peut donc en déduire que les régions n’ont pas su faire la preuve qu’elles sont ce «contre-pouvoir », laboratoire de la gauche face au gouvernement. Symétriquement, le public de droite émettait dans cette même étude des jugements positifs à l’égard de la gestion des régions, révélant «un climat apolitique et dépassionné » à leur égard.
À la différence de l’enquête de l’OIP, l’étude ne s’attache plus simplement à la connaissance de l’idée régionale, elle va plus avant dans la connaissance des actions et interroge les politiques menées. «La visibilité de l’action est un problème pour toutes les Régions. Aucune ne se démarque véritablement avec un taux moyen de 68 % de personnes interrogées incapables de citer la moindre action ou initiative du conseil régional. »
De sa première édition en 2006 à la suivante en 2008, l’évolution est peu sensible : l’image de la Région apparaît brouillée. Il y apparaît aussi une confusion dans les attributions des Régions et les attentes du public qui paraissent non comblées.
«L’institution régionale continue de souffrir d’un fort déficit de notoriété et de visibilité.
Comme en 2006, seul un français sur quatre est capable de citer spontanément le nom du président de sa région. Et 68 % ne sont pas en mesure de citer la moindre action entreprise par le conseil régional depuis 4 ans(9) ».
Il faut rappeler une des raisons premières de ce manque de visibilité qui est certainement le peu d’effectivité des compétences régionale dans la vie quotidienne des Français. La progression de la fréquentation des TER a certes considérablement progressé depuis que les Régions en ont repris l’organisation mais ils ne continuent toujours à concerner qu’une minorité de personnes qui, bien souvent, ne connaissent que l’opérateur SNCF. Le constat est le même pour la formation professionnelle. Les prestataires de la formation sont seuls à apparaître aux yeux du public qui en bénéficie. De la même façon, ce qui importe pour les parents d’enfants scolarisés en lycées ou CFA, c’est principalement le niveau d’enseignement et non pas l’entretien des bâtiments. Pour achever de balayer les principales interventions de la Région, on peut ajouter le développement économique qui, par définition, n’est pas une compétence « grand public ». La plus grande partie du budget régional est ainsi consommée dans des actions qui apparaissent peu aux yeux du grand public. On comprend dès lors mieux le manque de visibilité de l’institution.
b – Ni l’institution, ni l’action
De façon générale, on note une insatisfaction à l’égard de l’action de la Région. Mais de plus, les domaines sur lesquels l’opinion cristallise ses attentes, comme les transports régionaux ou l’environnement enregistrent un taux de satisfaction inférieure aux scores des autres domaines. Celui-ci est donc nécessairement dû à une méconnaissance puisque le public interrogé se révèle incapable de citer une réalisation de sa collectivité. Donc, dès lors qu’il s’intéresse à un domaine, l’exigence des citoyens croît et, mal informés, leur insatisfaction également. Pour illustrer cette idée, nous pouvons prendre l’exemple d’un score supérieur de 13 points par rapport à la moyenne des autres Régions pour la satisfaction des attentes environnementales en Limousin. Or, rien dans les politiques régionales menées ne permet de comprendre cette bonne opinion par rapport à des Régions beaucoup plus volontaristes en la matière (Nord-Pas-de-Calais) mais à l’image moins «nature » que le Limousin. À l’inverse, alors que le même Limousin a déployé une politique de transports régionaux parmi les plus volontaristes, il est le moins bien noté dans ce domaine. Les exemples de ce type pourraient être multipliés. Ils traduisent plus un sentiment subjectif qu’une connaissance des politiques publiques.
L’analyse de l’ARF se concluait d’ailleurs ainsi : «les Français ne connaissent pas l’action des Régions mais en demandent plus. Dit autrement, et sans connaître au fond ni l’institution, ni ses compétences, l’opinion aimerait qu’elle agisse pour améliorer son quotidien. » Et, deux ans avant les élections, elle appelait les exécutifs à «identifier et incarner la Région dans un projet visible et fédérateur pour tous les habitants du territoire. Tel est bien, au fond, un des défis auxquels devront répondre les collectivités régionales lors des prochaines élections. »
4 – Le cas symbolique du président de région
a – Des ovnis politiques
«Jusqu’à présent, les conseillers régionaux […] étaient des Ovni politiques » déclarait le secrétaire d’État aux collectivités, Alain Marleix, le 25 mai 2010 à l’Assemblée nationale. La pique provocatrice pointait le manque d’assise locale des conseillers régionaux et leur déficit de notoriété, justifiant la création du conseiller territorial de la réforme des collectivités en cours : “le conseiller territorial sera ancré dans un territoire cette fois-ci parfaitement identifié et contribuera à une meilleure articulation entre les interventions des Départements et des Régions”.
Il est vrai que, parmi les élus régionaux, seule la figure du président arrive à peu près à émerger. «Lorsqu’on leur demande le nom du président ou de la présidente actuel (le) de leur Région, seuls 29 % des Français sont capables de le citer spontanément.
6 % d’entre eux se trompent et citent une autre personnalité tandis que près des deux tiers des sondés (65 %) ne peuvent citer aucun nom(10) ». Sans surprise, les présidents les plus connus localement sont ceux qui ont une envergure nationale :
Ségolène Royal (80 %), Georges Frêche (60 %) puis Martin Malvy, Michel Vauzelle, Alain Rousset, Jacques Auxiette et Jean-Paul Huchon. Les élections aidant, ce chiffre a quelque peu augmenté, peut-être temporairement. Par exemple, en Limousin, en juillet dernier, le président atteignait 51 % en notoriété spontanée contre 30 % avant les élections(11). Il faut garder en mémoire que la moyenne française se situait à 23 % en 2006. La progression est continue depuis les premières élections de 1986.
b – Une confusion sur fond d’attentes
En revanche, le taux de notoriété assistée était de 38 % en 2006, il était avant les élections de 63 %. On pourrait donc dire qu’il n’y a finalement « que » 37 % des Français qui ne connaissaient pas le nom de leur président de Région avant les dernières élections. Ainsi, comme la Région, son représentant est plus mal connu ou confondu avec d’autres figures locales qu’inconnu.
Ces chiffres peuvent être mis en balance avec un autre, plus ancien sur les acteurs de la décentralisation. En 2002, dernière date où il a été collecté, le président du conseil régional était désigné comme l’acteur le mieux placé pour mettre en œuvre les politiques de décentralisation, à égalité avec le maire (23 %)(12). Ainsi, comme pour la Région, on ne le connaît pas mais on veut qu’il agisse.
La Région n’est donc pas un ou plus un « ovni » du paysage institutionnel français. Sa situation est paradoxale. On ne peut pas dire qu’elle n’est pas connue ou reconnue. Elle cristallise les attentes de la population. Mais il faut tout de suite rajouter qu’elle est aussi méconnue dans son rôle, son action, ses représentants.
Pour en comprendre les causes, peut-être faut-il se pencher sur l’évolution d’une institution qui n’a cessé depuis 2004 de se transformer, non seulement dans ses compétences mais aussi, et cela va de pair, dans son rôle politique.
2 De la stratégie marketing à la création publicitaire, Virginie De Barnier, Henri Joannis, Editions Dunod, 2008. p349.
3 (Barnier/Joannis, chapitre 9).
4 L’identité régionale, problèmes théoriques, perspectives politiques par Elisabeth Dupoirier O.I.P. (Observatoire interrégional du politique) et Henri David Schajer, O.l.P. in L’identité politique, PUF,1994, 445p, p330-344.
5 Robert Savy, Emergence d’une Région, le cas du Limousin 1986-2004, L’Harmattan, logiques juridiques, 385p, 2010.
6 Ibid. p16.
7 D’autant moins depuis le changement intervenu sur les plaques d’immatriculation qui fait figurer le logo de la région du véhicule.
8 Questions à Alain Rousset, Libération, jeudi 29 avril 2004, p.13.
9 Baromètre du fait régional Ifop/ ARF 2008, documentation personnelle.
10 Sondage LH2 – Presse régionale 3 décembre 2010, Régionales 2010, notoriété des présidents de Région et enjeux des élections.
11 Etude de lectorat du journal régional la Lettre du Limousin, Occurence pour le conseil régional du Limousin, juillet 2010.
12 Source OIP/ conseils régionaux, 2002.