N°437 – Dossier “Des langues bien vivantes” LES CAHIERS PEDAGOGIQUES
Les intelligences multiples
Sylvie Abdelgaber a rencontré Howard Gardner qui, le 9 Mars 2005, était l’invité d’honneur du Forum organisé par les éditions Retz et le Monde de l’Education sur le thème « l’école et l’intelligence, ce qu’en pensent les psychologues aujourd’hui ».
SA : On hésite parfois à employer le terme « intelligence », surtout au singulier…
HG : C’est ce qu’en anglais nous appelons le « politiquement correct » qui peut empêcher d’utiliser le mot « intelligence », surtout lorsqu’on parle officiellement. Pourtant, il n’y a aucun moyen d’empêcher lesgens d’utiliser ce terme tous les jours : mon travail consiste à voir ce que l’on entend par là. A mon avis, le sens de ce mot change avec ce que l’on cherche. Si l’on cherche, par exemple quelqu’un qui travaille dans le marketing chez un éditeur, on ne recherche pas les mêmes qualités que pour un professeur de Grec. On utilise pourtant le même mot : l’éditeur appellera intelligent quelqu’un qui comprend rapidement l’essentiel d’un livre, qui saura à qui le proposer, avec quels contacts perdre ou ne pas perdre de temps. On embauchera un professeur de Grec qui aura l’intelligence du Grec et la capacité de l’enseigner à des enfants qui peuvent être réticents.
En fractionnant la notion en plusieurs facettes, je crois que j’aide les gens à mieux définir ce qui est important selon les cas. Si vous prenez dix métiers différents dans nos sociétés, chacun réclame probablement des combinaisons différentes d’intelligences. Je ne crois pas que Einstein aurait pu être Mozart, ou que Mozart aurait pu être Pierre Curie. Leurs capacités étaient d’ordres différents.
Nos capacités d’intelligence seraient-elles donc définies une fois pour toutes ?
Je ne pense pas que regarder les intelligences comme une palette variée les fige. Je crois que toute intelligence peut être développée, si on y travaille. A l’inverse, si on arrête de regarder par exemple leschiffres, on n’a aucune chance de devenir meilleur dans ce domaine là ! La différence, c’est que dans certains domaines, un tout petit effort vous emmènera assez loin, tandis que dans d’autres domaines, il vous faut travailler très dur pour un tout petit progrès.
C’est que vos intelligences ne sont pas entièrement sous votre contrôle. Elles dépendent de vos parents, de votre biologie, ainsi que de votre expérience. Quelqu’un dont les parents sont musiciens et qui en plus dès l’enfance a écouté et joué beaucoup de musique a de plus grandes chance d’avoir développé une meilleure intelligence musicale que quelqu’un qui n’a ni les parents musiciens, ni l’expérience de la pratique musicale. Dans un de mes livres je parle de la méthode Suzuki pour l’ enseignement du violon. On a dit qu’il allait chercher les génies, mais ce n’est pas vrai, c’est lui qui a fait preuve de génie en allant chercher des enfants « ordinaires » et en mettant en place une méthode qui commence au berceau, avec de tout petits violons et une grande implication de la mère.
N’est-ce pas du talent, plutôt que de l’intelligence ?
Si j’avais parlé de différents talents, ma théorie n’aurait pas un impact aussi fort, car nous savons tous que nous avons différents talents. J’ai utilisé le mot intelligence délibérément, comme une façon stimulante de poser la question suivante : pourquoi appeler intelligent quelqu’un qui est doué pour leschiffres, et utiliser un autre terme pour quelqu’un qui serait meilleur dans le traitement d’informationsspatiales ou plus efficace dans les relations avec les autres ? Il y a toujours un danger de coller des étiquettes, mais on ne peut pas empêcher les classifications. Dès trois ans, les enfants classent, que vous leur appreniez ou non. Le problème c’est de savoir si le système de classification est bon ou s’il n’est pas trop pris au sérieux.
Est-il important pour les enseignants de connaître les différentes intelligences ?
Je tiens à dire ma prudence à l’égard des évaluations. C’est contre l’idée d’un Q.I. qui mesurerait une intelligence unique et innée que s’est construite ma théorie. Il ne s’agit pas de multiplier les errements des tests de l’intelligence unique par mes huit formes (et demie) d’intelligence ! Une véritable industrie du test des intelligences pourrait naître, et pour moi, là, il y a un danger.
Si votre enfant suit bien à l’école il n’y a aucune raison d’évaluer ses intelligences. Par contre, s’il a des problèmes, alors cela peut valoir la peine. Mais les problèmes scolaires peuvent avoir des causessociales ou émotionnelles, provenir de problèmes de motivation ou de problèmes cognitifs. Pour ma part, je ne travaille que sur l’aspect cognitif. Si un enfant a des problèmes spatiaux ou corporels ou interpersonnels, c’est intéressant de le savoir. En effet, on pourra alors aborder les apprentissages par un autre chemin. Il y a plusieurs façons d’apprendre la géométrie, ou l’histoire. Les enseignants n’ont pas besoin de ma théorie pour savoir que tous les enfants n’apprennent pas de la même manière. D’ailleurs, il y a plusieurs façons d’enseigner les choses que l’on sait. Si l’on comprend bien quelque chose, on peut l’expliquer de plusieurs manières. Cependant se donner plusieurs manières de procéder ne vient pas toujours pas naturellement : c’est en regardant d’autres faire, en faisant des essais, en échangeant, qu’on peut apprendre à voir là où l’on est le plus à l’aise, où les autres savent mieux faire, on peut évoluer… comme enseignant aussi.
Votre théorie scientifique s’applique-t-elle directement à l’école ?
La théorie des intelligences multiples n’est pas une méthode éducative, mais elle intéresse leséducateurs car quiconque a travaillé avec des enfants sait qu’ils ne sont pas tous faits sur le même modèle. Si on observe les enfants avec attention, et c’est ce qui se fait dans des écoles qui ont des projets « intelligences multiples », on voit toutes sortes de différences. Je propose un système de lecture de ces différences cognitives. Je ne parle pas des différences de personnalité ou de tempérament.
L’école doit enseigner à vivre ensemble. Elle doit aussi transmettre ce que tout le monde doit savoir du monde, du pays. Mais en fin de compte, chaque enfant va faire son propre sens de ce qui lui est enseigné.
Quelquefois on me demande si je suis partisan de filières qui mettraient les enfants ensemble selon leurs capacités. Je pense qu’il est important que l’école enseigne à vivre avec des gens différents, avec des approches, des intelligences différentes. Alors, non, je ne suis pas pour des filières, en tousles cas pas pour tout. Peut-être qu’en mathématiques, ou en langues, je serais pour travailler à des niveaux différents, mais en histoire, cela n’aurait pas de sens. En mathématiques, une hétérogénéité trop grande comme nous en connaissons aux Etats-Unis n’est que source de frustration pour les forts, comme pour ceux qui n’y arrivent pas. Les mettre ensemble ne sert personne—en tous les cas, pas avec les mêmes tâches à accomplir. Cela ne sert qu’une idéologie. Par contre, pour réfléchir à l’actualité, l’hétérogénéité est importante, il faut comprendre comment les autres voient les choses.
Comment votre théorie se situe-t-elle par rapport à d’autres travaux sur les différences cognitives ?
Certains de mes livres peuvent être lus comme un long débat avec Jean Piaget, à qui je dois beaucoup. La théorie des intelligences multiples diffère d’autres approches cognitives — il faut dire que la plupart des gens qui étudient les différences cognitives partent souvent des organes des sens. Ma théorie va au-delà. Le langage peut venir par les yeux, l’oreille ou les doigts, peu importe, notre « module d’ordinateur » traite l’information linguistique après la perception. Je ne crois pas que l’on peut parler d’un apprentissage « visuel » ou « auditif », cela ne me paraît pas consistant. Lire, par exemple, est une activité visuelle, mais on confond souvent le sens que nous utilisons avec le système symbolique auquel nous nous référons, qui est graphique. Si on maîtrise le langage, on apprend à lire quand on apprend à utiliser le système symbolique écrit, cela n’a que peu à voir avec les yeux. Le terme « auditif » aussi, mélange le linguistique et le musical, qui n’ont que peu en commun. S’il existait vraiment un apprentissage ‘auditif’, il s’appliquerait forcément aux deux, et ce n’est pas le cas.
D’autre part, les critères que j’applique pour définir ce qui compte comme intelligence ne permettent pas qu’un beau matin, on décide qu’il existe une intelligence sexuelle, une pour la cuisine ou l’humour. Et on pourrait penser que l’intelligence logico-mathématique, qui met en jeu des parties différentes du cerveau, doit être considérée comme une pluralité d’intelligences plutôt que comme une entité monolithique. Il est difficile de faire des mathématiques sans avoir la logique, mais l’inverse n’est pas vrai. La dimension spatiale des mathématiques n’est pas nécessaire à la logique. Et, critère important, le cerveau ne traite pas tout cela dans la même zone. Dans mes propositions initiales, publiées en France chez Odile Jacob, je montre comment chaque intelligence se subdivise en plusieurs composantes.
Vous simplifiez pour pouvoir mieux lire la complexité ?
Exactement. Tout étudiant en psychologie sait que le langage se situe plutôt dans des zones médianes de l’hémisphère gauche, la perception spatiale est postérieure droite, pour les droitiers, en tous cas. Par rapport aux théories qui différencient hémisphère droit, hémisphère gauche, la théorie des intelligencesmultiples fait un pas en avant. Elle permet de différencier un peu plus, sans pour autant scinder lesintelligences en cent cinquante, ce qui nous empêcherait totalement d’y voir clair. Ma théorie permet d’avancer, mais elle est suffisamment simple pour être comprise par tous. Les pédagogues en particulier.