Le lecteur trouvera ci-dessous quelques passages de l’article de Guillaumin où celui-ci nous livre des témoignages précieux qu’il a recueillis, ou des pratiques qu’il a pu observer. (Article disponible sur Persée http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rga_0035-1121_1937_num_25_4_3984).
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Cette division devait avoir les plus heureuses conséquences. Tous les habitants de la commune, devenant ainsi propriétaires d’une surface plus ou moins étendue, eurent à coeur d’agrandir cette propriété et avec ardeur se mirent à défricher les parties restées stériles. Un témoin nous a transmis ces transformations. “ Avant que la main de l’homme eût porté la bêche sur le sol des Abîmes, il n’y existait pas quelques toises continues d’une plaine régulière; tout était coteaux, bosselures, monticules plus ou moins élevés et séparés par d’étroits intervalles aussi irréguliers et dont l’eau remplissait la plupart. Toutes ces inégalités, toutes ces ondulations se sont aplanies sous sa main. J’ai vu des mamelons de plusieurs toises de base et de hauteur être répandus et disséminés sur le champ qui les supportait, et les pierres qu’ils renfermaient dans leur sein ou portées sur ses bords ou lui servant de clôture ou enterrées en quelques points pour en élever la surface. Lorsque les monticules sont d’un volume à ne pouvoir être aplanis, on en déchire la surface gazonnée par de profonds minages, on en extrait les pierres ou par la mine ou par la massue; si leur volume et leur poids ne permettent pas de les enlever dans leur intégrité, elles sont ensuite utilisées ou pour limiter et défendre le champ, ou pour en élever la surface, comme je viens de le dire.” Ce tableau, qui nous montre ce que fut le travail sur les Abîmes, a été écrit après le partage des communaux, vers 1835. Cet acte devait activer et achever la transformation des Abîmes.
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Ainsi que nous l’avons vu, la première ressource que l’homme put tirer des Abîmes fut la vigne. Mais l’établissement d’un vignoble ne va pas sans beaucoup de travail. Là plus qu’ailleurs le minage” est la condition sine qua non pour que la terre soit en demeure d’être utilisée. On la cherche, cette terre, dans l’intérieur du sol, partout où elle se rencontre et aussi profondément que possible. A cet effet on pratique des fossés de 80 centimètres à 1 mètre de profondeur. Tous les matériaux trouvés dans la tranchée sont jetés à l’extérieur; d’un côté on met les pierres, de l’autre la terre. Pour les pierres, un nouveau triage est opéré; les plus volumineuses sont placées au fond de la tranchée, celles d’un volume moindre au-dessus, le tout est recouvert par la terre sur une épaisseur de 40 centimètres au moins, le rendement étant en relation directe avec l’épaisseur de cette couche. On opère ainsi de proche en proche. Cet ouvrage ne s’exécute pas toujours aussi facilement; un gros bloc peut apparaître au cours des travaux du minage; on fait alors appel à la massue ou à la poudre pour le désagréger, à moins qu’il ne se trouve à une profondeur suffisante pour ne pas entraver le labourage. Souvent il arrive, et cela particulièrement dans la région centrale des Abîmes, que les pierres extraites se trouvent en excès au point de ne pouvoir être toutes enfermées dans la tranchée. Elles sont portées alors sur le bord des chemins. Les vieillards ou les pauvres viendront les casser et elles serviront aux Ponts et Chaussées pour l’empierrement, ou bien encore on les emploiera à faire des murailles, solides clôtures qui sépareront les propriétés. Ce travail difficile est effectué durant la mauvaise saison; tout le monde, hommes, femmes, enfants y sont employés.
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Cette répartition des propriétaires hors des communes voisines des Abîmes n’a pas changé, et de nos jours encore les trois quarts du sol appartiennent à des étrangers qui viennent effectuer les différents travaux aux moments opportuns. Les gens de la région des Entremont en Chartreuse, ceux du rebord Sud-Ouest des Bauges ont toujours été particulièrement nombreux. On arrive en voiture ou à bicyclette et pendant une semaine ou plus on élit un nouveau domicile; c’est une petite “remue” qui aura ses conséquences sur l’habitat, car le cellier souvent comprendra une pièce servant à la fois de chambre à coucher, cuisine, salle à manger et pressoir. Le vin récolté sera conservé dans les caves, et au fur et à mesure des besoins ou de la vente, on viendra le chercher.
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Une autre ressource de la partie basse comme de la partie centrale des Abîmes a été le noyer. En 1845, un témoin écrivait : “Il est peu de pays où les noyers fussent si beaux et si nombreux que dans la province de la basse Savoie jusqu’à l’époque de la Révolution. Mais durant les longues années de guerre qui l’ont accompagnée et dont toute l’Europe a retenti, les nombreuses et actives fabriques d’armes de Saint-Etienne nous les ont enlevés… Il était réservé aux Abîmes de Myans de réparer en partie ce vide fait à nos campagnes et de rassurer nos fabricants de meubles sur la crainte de manquer un jour de cet acajou d’Europe. Rien n’est plus beau à voir que ces longues lignes de noyers bordant avec une sorte de symétrie les chemins des Abîmes. Ces arbres, d’une si lente croissance, à peine âgés de 20 à 30 ans, offrent déjà un tronc volumineux, droit et élevé.” Mais cet “acajou d’Europe” ne se trouve presque plus, coupé qu’il fut lors de la crise du phylloxéra pour parer aux dépenses faites par l’achat de nouveaux ceps.
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D’autres portions restent inexploitées dans le bas: ce sont les marais, d’ailleurs diminués depuis 100 ans par l’assainissement. Des travaux de drainage furent effectués des 1830, mais uniquement dans le marais des Marches. L’abbé Chamousset dans son Mémoire, écrivait en 1866 : “La commune des Marches était il y a 20 d’une insalubrité peu commune; les fièvres paludéennes y étaient entretenues par les marais de ces Abîmes et ceux d’Apremont, par les marais de Chignin et par les eaux, qui restaient stagnantes dans la plaine située entre le château des Marches et l’Isère. Les fièvres se manifestaient tous les ans à Myans, dans le village de l’église des Marches et bien loin sur la route de Chapareillan. Tout l’espace compris entre le chef-lieu et Saint-André était inhabitable. On ne voyait là que quelques rares maisons et dans ces maisons que des fiévreux.” Toute cette région, à l’exception toutefois d’une partie comprise entre le lac de Saint-André et le chemin qui conduit des Mollards à la route de Grenoble-Chambéry, a été complétement assainie. Les différents lacs ont été réunis par des canaux d’une profondeur de 1 mètre et les cuvettes ont été comblées. Le marais d’Apremont n’a pas été l’objet de travaux semblables. De cette commune au lac des Pères, il s’étend encore sur près de 1500 mètres. C’est la région la plus déshéritée des Abîmes. On. n’у récolte qu’une maigre blache qui sert de litière au bétail. Pas d’habitation permanente, quelques celliers seulement sur les bords; des chemins tortueux, qui bien vite deviennent impraticables les jours de pluie, traversent l’extrémité Nord de ces marais. Là où quelques essais ont été faits pour amener l’eau à l’Albane, ils ne se sont pas montrés assez efficaces, les canaux n’étant ni assez larges, ni assez profonds. Les municipalités intéressées ne semblent pas avoir étudié les moyens de remédier à cet état de choses; sans doute les capitaux manquent, mais peut-être aussi y a-t-il opposition de la part, de certains propriétaires satisfaits de récolter sans frais de culture la blache qui les dispense d’acheter de la paille.
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Cet habitat permanent est resté très dispersé. Les maisons sont éparses à travers la campagne, quelquefois en hameaux à formation lâche de deux ou trois exploitations. On peut invoquer pour expliquer cette dispersion la difficulté des transports. La maison est installée au centre ou à côté de la propriété; ainsi est réalisé le minimum d’efforts pour transporter les produits du sol, le fumier ou les engrais qu’il faut répandre pour que le rendement soit meilleur. Cette cause agit d’autant plus qu’une partie de ce travail s’effectuait et s’effectue encore à dos d’homme, surtout dans la région du lac Dubet; que les vignes ou vers Lâchât les prairies ne sont reliées à la maison que par de mauvais chemins permettant tout juste le passage d’un petit véhicule. Ce point de vue est confirmé par le fait que, dès que la topographie est moins heurtée, qu’on a un replat comme au-dessus de la cuesta tithonique, les maisons dispersées se sont resserrées en un groupement: Saint-André. L’abondance de l’eau, presque générale, est aussi un facteur de dispersion; à part la région vers Myans, Mure, Les Marches, où il a fallu creuser des puits, presque toutes les exploitations possèdent de l’eau courante qui est largement suffisante pour leurs besoins. Cet habitat a de graves inconvénients, car les maisons d’habitation ne peuvent pas toutes être desservies par une route, surtout dans le haut Abîme; aussi les communications sont-elles incommodes. Ce fut aussi un obstacle à l’extension du réseau d’éclairage électrique qui n’a atteint Lâchât que ces dernières années.