Interview de Samuel Bollendorff – 19 mai 2010
Dans ce que j’ai fait en matière de documentaire on peut distinguer trois étapes. « Voyage au bout du charbon » était vraiment celui qui permettait d’avoir une vraie visibilité. Le Monde.fr a donné 2 000 euros mais le vrai intérêt pour nous était de bénéficier du canal de diffusion. Le Monde.fr n’était d’ailleurs pas producteur. 200 000 personnes ont vu « Voyage » et aujourd’hui encore, il est regardé environ 500 fois par jour dans sa version française ou anglaise. « Voyage » a eu le succès qu’il a eu et, du coup, France 5 avait envie d’en produire un sur des problématiques de société : du genre violence à l’école, obésité… On leur a proposé ce travail sur l’obésité avec une approche sociétale : faire des fiches pour savoir comment se nourrir ça ne m’intéressait pas tellement. Raconter une histoire du monde de l’obésité ça, c’était intéressant. C’est ce que nous avons proposé et ainsi, on a eu le CNC, France 5, etc.
Du coup c’était complètement différent : il fallait travailler avec un producteur. Là on est sur des projets qui coûtent 50-60 000 euros. Pour pouvoir lever autant de fonds, il faut trouver de nouveaux interlocuteurs, passer dans des commissions : il fallait beaucoup plus raconter ce qu’on va dire, il y a une intention, un scénario etc. et c’est ça qui change la façon de travailler, le modèle économique et son organisation. Je me suis rendu compte finalement que pour l’obésité, je n’avais pas essayé de mettre la presse dans la boucle parce que, de toutes façons, ils ne financent pas un projet comme ça et ils n’ont d’ailleurs toujours pas compris qu’il fallait qu’ils financent des projets sur le web.
C’est aussi ça le problème : la gratuité du web et de la presse en ligne est un gouffre pour les journaux qui n’imaginent pas aller mettre des milliers d’euros là-dedans. Ils ont l’impression que faire des copier-coller de leurs articles et d’avoir des abonnements qui leur permettent d’aller puiser dans des stocks d’image ça va suffire pour faire un site d’information mais finalement ils font totalement abstraction de la singularité du web et de son mode de narration potentiel.
Du coup, on se retrouve à travailler avec de nouveaux interlocuteurs mais c’est ainsi que France 5 avec le CNC permettent d’avoir un projet à 55 000 euros. (24 000 euros du CNC et 30 000 euros de France 5).
C’est une certaine somme avec laquelle on peut travailler.
Quel est l’apport d’Honkytonk? Aucun?
C’est une petite société qui s’est créée il y a trois ans donc ils n’ont pas de fonds, mais ils donnent du temps humain. Leur but est de trouver de l’argent pour le projet.
Mais ils mettent à disposition un développeur web et des moyens techniques.
Oui, c’est une production dédiée au web, avec tout ce qui constitue une production normale mais avec des développeurs web : c’est le produit de la fusion de deux sociétés : une qui était de la production web déjà et une qui ne faisait que du développement web.
En tant qu’auteur quel est votre rapport avec le développeur web?
C’est compliqué parce que ce n’est pas du tout la même culture. Pour « Voyage », c’était assez drôle parce que j’étais vraiment à côté de quelqu’un de tout blanc qui ne voit pas la lumière. Il était très sympa et très performant mais le problème c’est qu’il faisait du code… Donc moi, à chaque fois que je disais : cette image on pourrait l’afficher une seconde de plus, lui passait 15 minutes à une demi-heure de transcription. C’était extrêmement chronophage. Il fallait donc trouver une solution nouvelle. Du coup j’ai poussé Honkytonk à développer un logiciel de montage d’édition de web documentaire qui s’appelle Klynt et qui a été développé en même temps que le projet sur Obésité.
Il permet de fabriquer une arborescence interactive, ce qui nous permettait de monter sans avoir un développeur à côté. Il reste évidemment un travail ensuite mais on gagne quand même beaucoup de temps en désynchronisant le temps du développeur et du réalisateur. C’est une bataille ensuite. Sur le projet SFR c’était ça aussi. Le développeur, il met des limites techniques qui en fonction du personnage peuvent être aussi des limites de flemme d’aller développer un énorme projet en se demandant si ce n’est pas vain, si ça va marcher en terme d’interactivité. Or, moi je n’ai pas le sentiment que les développeurs sont forcément ceux qui connaissent tout aux ressorts de la narration interactive même si ils en connaissent un bout. Tout est du défrichage en permanence. Est ce qu’une vidéo doit durer plus d’une minute 30, est ce que des sollicitations graphiques peuvent dynamiser une image fixe? C’est des choix formels et de narration mais qui ont de vraies conséquences sur les statistiques de fréquentation et sur la façon dont on emmène l’internaute dans un projet.
Cela dépend peut-être du public que l’on vise aussi. Par exemple sur SFR, j’ai personnellement été gênée par trop de sollicitations visuelles et sonores au même moment.
Je trouve aussi que c’est trop mais c’est ça qui est intéressant. A chaque documentaire on teste des nouvelles choses. C’est une invention de l’écriture.
J’aime bien cette idée qu’il y a eu l’invention du cinéma, de la télé et là il y a une nouvelle écriture avec des nouveaux ressorts dans une alchimie et nouvelle narration à trouver dont on ne connaît pas encore les codes, la recette. Un « Prison «Valley » n’est pas du tout la même chose que « Voyage » en terme de format. On n’est pas dans le même temps, pour ces projets_là… Est-ce qu’on veut faire de la télé et la transposer sur le web, est-ce qu’on veut faire de la photographie et trouver son expression sur le web ? Tout est très proche et en même temps génère des objets très très différents. Voyage était une première étape. La question était alors : peut-on utiliser ce type de registre un peu ludique sur des problématiques aussi graves et poser un cadre ?
Sur « l’Obésité », il s’agissait d’essayer de faire une enquête dont la production était pensée pour un webdoc mais aussi de pousser encore plus sur la capacité que l’internet offre de pouvoir raconter plusieurs histoires en même temps, de les entremêler tout en gardant en permanence du sens, tout en s’assurant qu’il y ait des points clefs par lesquels on passe forcément. Finalement on a fait un projet qui doit faire environ 50 minutes si on regarde l’intégralité et je pense que c’est beaucoup trop long. Les gens ne sont pas prêts à aller regarder 50 minutes comme ça. Alors que sur « Prison Valley » ils sont prêts mais c’est beaucoup plus linéaire. Et en plus ils peuvent reprendre en chemin ce qui n’était pas possible sur « l’Obésité ».
Sur SFR, qui est vraiment un travail de commande, ce qui est intéressant c’est que leur enjeu était vraiment de poser le curseur à un endroit qui ne soit pas pour des supers experts du web ni pour des technophobes. Ils avaient très peur de la lenteur du web documentaire. Ils voulaient plus d’images, mais il n’y en avait pas besoin. A l’arrivée, les statistiques sont de trop. On aurait des petits moments plus lents avec les statistiques qui arrivent à ce moment-là ça aurait été bien mais ils avaient peur de ça.
Là, en tant qu’auteur, vous faites quoi ?
C’est un travail de commande. Si vraiment j’avais voulu…Ceci dit, j’étais très libre. Mais c’est la limite de l’exercice corporate. Moi je n’ai aucun problème à faire des sujets pour les entreprises. Ce n’est pas là que je développe mon discours. Ce projet me permet de faire des tests. Pour moi il y a trois piliers : la photographie, le son qui vraiment se redéploie de façon incroyable sur ces images fixes. Tout ce qui n’est pas raconté par l’image est évoqué par le son et tout ça donne le matériau au public pour qu’il se fabrique lui-même un univers fondé sur ses propres expériences. C’est ça qui fonctionne à mon avis. Ils rentrent dans un univers qui n’est pas complètement cadré : ce n’est pas une vidéo. Comme le temps est arrêté on peut se disperser comme une sorte de flaque d’huile. Du coup on peut refabriquer avec son propre univers mental l’univers du documentaire.
Dans un cadre qui est ici très écrit.
Oui évidemment !
Avec une interactivité mais qui n’est pas poussée dans les mêmes directions que pour « Prison Valley » par exemple (lien direct avec le blog d’un détenu, discussion des internautes entre eux sur place…)
Moi je revendique le fait d’avoir un web documentaire très écrit. C’est une politique de web. Je ne suis pas du tout « internetauphile ». Je me fous des forums, je trouve ça généralement poujadiste. Savoir que machin trouve ceci sur l’autre : je m’en fous. Qu’à la fin d’un web doc il y ait des commentaires, pas de problème, mais je ne vais pas recevoir sur mon iphone des sollicitations avec des mecs qui me disent : « va photographier untel ». Moi je suis auteur, j’ai un discours et je le propose à des gens. S’ils veulent le voir, je leur délivre avec un immense plaisir mais s’ils veulent interférer dans mon objet de création, ça ne m’intéresse pas. Ce n’est pas mon propos.
On peut avoir un objet d’auteur et à côté avoir des choses périphériques : un blog, un forum mais dans la sphère périphérique. Ce n’est pas satisfaisant pour la qualité de ton discours de permettre à mi-parcours d’aller voir le blog de tartenpion parce que tu viens de le voir dans le web documentaire. Il faut essayer de rester en contact de la linéarité du récit. Après, c’est peut-être justement parce que les gens ont accès au milieu du web docu à des contenus qu’ils ne pourraient peut être pas avoir à d’autres moments que finalement ils vont aller plus loin…Tout ça c’est des recettes. A chaque fois on essaie.
Sur le projet SFR, ce qui m’intéressait c’était de voir ce troisième pilier qu’est le web design qui est un vrai enjeu en termes de narration. C’est ce qui fait l’identité du web doc et sa navigation donc, il s’agit des articulations du propos documentaire. C’était intéressant là de travailler sur le graphisme. Ces habillages graphiques racontent quelque chose.
Sur les statistiques, ça aurait pu être un peu plus subtil. Finalement c’est un web docu financé intégralement par une entreprise, qui est développé par une agence de communication et qui fait appel à un documentariste en le laissant très libre. Vraiment. La discussion se fait avec une agence de communication. Sur les statistiques par exemple, je trouvais que c’était plus un graphisme de communication et moins un graphisme qui recrée une ambiance journalistique et de documentaire. L’intérêt n’est pas d’avoir eu gain de cause mais d’avoir pris conscience de ça. Du coup, c’est une expérience supplémentaire.
La narration avec les actions à droite, les questions au milieu et éventuellement un micro tableau de bord à gauche, très discret qui laisse sa place à la photo est ce qu’on avait essayé sur « Voyage » et que l’on a repri à peine développé sur « Obésité ». Honkytonk a fait ensuite « Le Challenge » qui reprend aussi cette idée. La question se posait de savoir si c’était un problème de reprendre cette forme. Dès qu’on a fait le deuxième on a eu des critiques de bloggeurs qui regardent et disent qu’il n’y a rien de nouveau… On leur a répondu, vous avez raison, surtout ne vous attachez pas au contenu ! S’il n’y a rien de nouveau entre un mineur de charbon et un obèse à Los Angeles…
C’est aussi un peu ce qui identifie Honkytonk. Chacun a son style son format. Les webdocus développés en interne par le Monde.fr, c’est un peu la même chose, non?
Évidemment. Si pour chaque web doc on fait un nouveau développement sans pouvoir en garder les acquis, on ne s’en sort pas.
Avez-vous des éléments financiers sur le webdoc de SFR?
Je crois que c’est autour de 40 à 50 000 euros. Sur ces formats là c’est des petits budgets de web docu parce qu’il n’y a pas de version télé mais « Gaza/Sderot » ou « Prison Valley », ils arrivent à exploser le budget parce qu’ils ont une chaîne et une diffusion.
C’est des budgets (50 000 euros) qui permettent de raconter des histoires. Je n’ai pas envie de devenir réalisateur de documentaires pour la télévision. J’en ai fait. J’ai fait deux 52 minutes qui étaient des projets vidéos en parenthèse de mon travail de photographe mais parce que j’avais là l’impression que travailler en vidéo changeait les choses sur des sujets très spécifiques, mais ce n’est pas dans le but de devenir un documentariste télé.
Il se trouve que la télé cherche à aller vers le web donc décide d’y engager des fonds, que le CNC propose des aides nouveaux médias qui permettent de financer des projets et c’est quand même ça, pour le moment la bouée économique du web docu en France. Je vais donc par là parce qu’il y a là des financements pour pouvoir continuer à raconter des histoires photographiques. La vidéo c’est pour moi des bonus (qui peuvent néanmoins être fondamentaux dans une narration), des pastilles en plus. Ce qui m’intéresse c’est de continuer à faire un travail de photographe et de voir comment le faire sur le web.
Faut-il créer une école, un standard propre à une production? Je trouve que c’est pas mal, comme le fait Honkytonk, d’essayer de se tenir à cette narration très simple où on apporte quelque chose mais où on ne vient pas à chaque fois essayer de proposer un nouveau développement graphique etc. Il faut faire attention à ne pas trop faire d’habillage. Il est quand même intéressant de faire passer au second plan l’analyse technique du webdocu par rapport à son contenu et ses choix éditoriaux. Ceci dit, on est obligé de se poser des questions techniques, ne serait-ce que pour se garantir un public, pour que les gens aient envie de cliquer.
Pour revenir à SFR c’est très intéressant de voir qu’une entreprise finance un web documentaire, qu’une agence de com’ le développe et que le Monde.fr (qui doit avoir besoin de contenus) aille demander à SFR de pouvoir le diffuser via un lien. J’ai été très étonné par ça. Je n’ai pas honte de cet objet donc ça va mais si ça avait été du pur alimentaire… Je n’ai pas vendu de droits presse dessus à SFR par exemple.
C’est très intéressant de voir qu’une entreprise peut se positionner comme fournisseur de contenu aussi. Il y a une autre piste : on pourrait imaginer à l’inverse que sur une problématique de fond, on aille voir un partenaire privé en lui proposant d’être le producteur et que le documentaire soit diffusé ensuite sur un site d’information par exemple… C’est intéressant de voir les verrous qui sautent, même si personnellement je ne trouve pas ça forcément bien. Mais ils sautent. Et de fait, j’ai moi-même un problème. Je suis journaliste depuis dix ans et aujourd’hui la commission d’attribution des cartes de presse ne me l’a pas donnée pour le moment cette année parce que je fais du web documentaire.
Et vous êtes rémunérés en droit d’auteur du coup?
C’est là le problème. Quand je travaille pour un journal je suis en pige. Quand je travaille pour une société de production je suis en droit d’auteur et en heures de réalisateur. Je suis donc en train de chercher les moyens de continuer à faire de grandes enquêtes et pour ça je suis payé en tant qu’intermittent. En fait, pour continuer à faire du journalisme je dois être rémunéré comme du spectacle. C’est intéressant comme symbole… Et du coup, la commission de la carte de presse ne reconnaît pas ces rémunérations-là. Pour avoir la carte de presse il faut avoir plus de la moitié de ses revenus qui proviennent d’organes de presse.
Comme je ne veux pas avoir le statut d’intermittent, dans mes contrats, je demande le moins d’heures possibles et le plus de droit d’auteur mais je pourrais faire l’inverse… Je ne cherche pas à être intermittent, par contre je trouve beaucoup plus important d’être journaliste, ne serait ce que symboliquement. Le web docu est quelque chose de nouveau, sur le web on trouve tout et son contraire et du coup, c’est important comme caution d’être journaliste. Si je n’étais pas journaliste, on ne ferait pas de papier sur mon travail. C’est pour ça que c’est important d’avoir sa carte de presse. De pouvoir le revendiquer. C’est n’est pas rien que pour la première fois de ma vie ma carte de presse ne m’ait pas été attribuée et qu’il faille que je passe un oral devant une commission.
Tout ça est donc mouvant et pour en revenir à la première question à laquelle je n’ai toujours pas répondu, à savoir si il y a un modèle économique qui va émerger : il y a des frontières qui bougent. Il y a le CNC, des chaînes de télé, des entreprises qui commencent à comprendre, tout ce monde commence à comprendre aussi que c’est très cher. Je pense que des montages économiques vont se mettre à exister mais ça, ça passe par des producteurs. C’est comme faire un documentaire, finalement, c’est des montages économiques périlleux. Pour un projet c’est un mécène, pour un autre un conseil général ou que sais je encore.
Ce qui est sur, c’est que ce n’est pas fait pour tous les photographes. Il faut qu’ils soient prêts à devenir des réalisateurs, à vouloir partir sur un projet d’un an, à écrire un scénario.
C’est des recettes à trouver, que ce soit pour les photographes ou pour les gens venant de la télé. D’ailleurs il va y avoir des gens qui vont venir des deux horizons ce qui amène des projets différents comme « Prison Valley » ou « Voyage au bout du charbon ». J’espère qu’il va y avoir un modèle économique qui va émerger pour le web documentaire mais c’est pas du tout ce qui va sauver les photographes, ni les agences de presse. La presse n’a plus d’argent. On est dans cette transition-là. C’est la fin d’un modèle.
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