180. A l’origine, la notion d’obligation essentielle était utilisée comme moyen d’éviction, au même titre que la faute lourde, des clauses limitatives de responsabilité manifestement abusives dans le sens où elles supprimaient l’essence du contrat. Néanmoins, il semble qu’actuellement les juges soient tentés eux-mêmes d’abuser de cette notion en la déformant dans sa fonction. En effet, dans l’objectif de protéger, parfois plus qu’il ne faut, la partie faible (1), les juges ont, non plus demandé le respect d’un minimum contractuel, mais ont imposé un contenu normal du contrat faisant fi d’une certaine manière du principe de la liberté contractuelle (2).
1 : L’objectif : l’obligation essentielle et la protection de la partie faible.
181. L’une des critiques que l’on peut faire à la notion d’obligation essentielle est qu’elle a nécessairement invité le juge à n’analyser que le contenu du contrat sans en envisager une approche circonstanciée. Cela a eu pour conséquence de pousser ces derniers à suivre le mouvement qui va dans le sens d’un souci parfois excessif d’équité, et ainsi, d’invoquer la notion d’obligation essentielle en tant qu’instrument de régulation dans le but de protéger la partie faible. Le problème vient de ce que le système, dès lors qu’une clause limitative est insérée, a une tendance naturelle à considérer comme gravement déséquilibré un contrat qui ne l’est pas forcément. Ce régime sans finesse, finalement très injuste, est la conséquence d’une assimilation trop facile des clauses limitatives de responsabilité portant sur une obligation essentielle à une clause de non responsabilité ce qui n’est pourtant pas la même chose, comme nous l’avons constaté dans notre introduction.
182. Ainsi, contrairement au principe de l’autonomie de la volonté, pourtant reconnu par le Conseil constitutionnel, sinon comme un principe constitutionnel , du moins comme un principe fondamental, au sens de l’article 34 de la Constitution, auquel seule la loi peut porter atteinte , la jurisprudence Chronopost a tendance à s’autoriser à rééquilibrer les contrats dépourvus d’ambiguïté mais apparemment déséquilibrés en se fondant sur la notion d’obligation d’essentielle, c’est à dire plutôt sur des considérations d’équité que sur la recherche subjective de la volonté réelle des parties. Cette tendance croissante à la surprotection des justiciables, animée d’une louable intention charitable, peut apparaître excessive car elle nuit gravement et inutilement à la sécurité juridique . C’est pourquoi, il semble que lorsque le juge est saisi d’un litige survenu à propos d’un contrat, il doit appliquer la règle d’interprétation des contrats établie à l’article 1156 du Code civil qui énonce que « on doit dans les conventions rechercher quelle a été la commune intention des parties contractantes, plutôt que de s’arrêter au sens littéral des termes » et avoir ainsi une approche circonstanciée.
183. Cependant, cela ne semble pas être actuellement la position des juges qui, au moyen de l’obligation essentielle, tendent à imposer un contenu normal du contrat ce qui nous apparaît excessif, contraire à la règle de l’autonomie de la volonté et surtout comme une déformation de la notion d’obligation essentielle.
2 : Le moyen : de la mise en place d’un minimum contractuel au contenu normal imposé.
184. Depuis les arrêts Chronopost, une inquiétude grandissante se manifeste à l’égard des atteintes portées aux clauses limitatives de responsabilité. En effet, la sévérité de la jurisprudence ne s’est guère démentie et est allée crescendo pour en arriver à une neutralisation automatique de ces clauses (a). Cependant, il semblerait, au regard de très récents arrêts, que les juges nous offrent un espoir d’assouplissement (b).
a : La neutralisation automatique de la clause limitative de responsabilité.
185. Pour pouvoir comprendre parfaitement le raisonnement suivi par les juges, il est nécessaire de revenir sur l’historique de manière succincte. L’arrêt du 22 octobre 1996 (Chronopost 1) avait déclaré, en se fondant sur la théorie de la cause, qu’une clause limitant la responsabilité du débiteur à raison d’un manquement à son obligation essentielle ne pouvait trouver à s’appliquer. Le raisonnement était le suivant : en frappant l’obligation essentielle du débiteur, la clause limitative porte « atteinte à la cause de l’engagement souscrit par le contractant auquel elle est opposée. En effet, en réduisant excessivement la sanction de l’inexécution d’une obligation dotée d’une telle intensité, elle dilue et affecte l’objet de l’obligation du débiteur (…) alors que c’est bien cette obligation essentielle qui a constitué la raison d’être, la cause de l’engagement réciproque de son cocontractant » . Ce faisant, la Cour de cassation a replacé au centre du débat doctrinal le régime des clauses limitatives de responsabilité.
186. Néanmoins, ce n’est en réalité qu’avec l’arrêt du 30 mai 2006 (Chronopost 5), en réitérant le message proclamé dix ans plus tôt, que l’on a pu cerner d’un peu plus près la portée exacte que la Cour de cassation entendait donner à son arrêt fondateur. Et loin de l’avoir oublié, elle semble même en faire une application « fondamentaliste » . A plusieurs reprises, dans le courant de l’année 2006 puis 2007 et particulièrement avec les arrêts du 13 février 2007 dit Faurecia et du 5 juin 2007 , la jurisprudence a paru laisser de côté la réserve d’appréciation qu’impliquait virtuellement le constat fait dans l’arrêt de 1996 que la clause « contredisait la portée de l’engagement pris ». La Chambre commerciale a bien semblé poser en principe, en effet, que la clause de responsabilité doit systématiquement être réputée non écrite à chaque fois qu’elle touche l’obligation essentielle, et cela peu importe la mesure dans laquelle la réparation se trouve limitée. Radicalisant la jurisprudence Chronopost, elle a donné l’impression de prohiber de façon générale toute limitation de réparation relative à l’inexécution d’une obligation essentielle. Cela revenait, sinon en théorie, du moins en pratique, à enterrer les clauses limitatives de responsabilité, tant il est vrai, comme le fait si justement remarquer Monsieur le professeur Thomas Génicon , que celles qui revêtent un réel intérêt pour les praticiens et qui sont généralement stipulées, sont celles-là précisément qui touchent la prestation principale du débiteur. La seule consolation, face à cette sévérité, consiste à annoncer aux praticiens qu’ils pourront toujours limiter leur responsabilité pour l’inexécution des obligations accessoires dont ils sont tenus. Ce manque de modération a suscité de vives critiques de la part de la doctrine ce qui semble n’être pas restées sans écho au regard des toutes dernières jurisprudences.
b : Vers un espoir d’assouplissement.
187. Depuis la fin de l’année 2007, la Cour de cassation semble vouloir assouplir sa position. C’est d’abord l’arrêt dit EDF du 18 décembre 2007 qui a semblé donner le ton et rendre sa position plus acceptable. En effet, invitée à se prononcer sur la décision d’une cour d’appel qui avait validé la clause limitative de réparation qu’EDF insère dans ses contrats relativement à la fourniture d’électricité, la Chambre commerciale a décidé « qu’ayant relevé que la clause litigieuse limitait l’indemnisation pour la seule coupure inopinée de courant, sauf en cas de faute lourde du fournisseur, la cour d’appel a pu retenir que cette stipulation n’avait pas pour effet de vider de toute sa substance l’obligation essentielle de fourniture d’électricité, caractérisant ainsi l’absence de contrariété entre ladite clause et la portée de l’engagement souscrit ». Ainsi comme l’estime Monsieur le professeur Denis Mazeaud , il semble que l’on puisse être en droit d’espérer que la Cour de cassation finisse par admettre qu’une clause ne doit pas être réputée non écrite sur le seul et unique constat qu’elle vise une obligation essentielle. Cependant, cet arrêt laisse encore planer le doute, et cela d’autant plus qu’un récent arrêt de la Chambre commerciale s’est prononcé une nouvelle fois sur la question d’une manière qui n’est pas dépourvue d’ambiguïté.
188. En effet, il s’agit d’un arrêt du 4 mars 2008 . Là encore, comme dans l’arrêt EDF, une cour d’appel avait refusé d’écarter l’application d’une clause limitative de responsabilité au motif que cette dernière n’avait « pas pour conséquence de contredire la portée de l’obligation de réparer et de réviser souscrite » dans un contrat d’entretien-réparation. Cette fois, pourtant, la Chambre commerciale casse l’arrêt pour défaut de base légale, faute pour la cour d’appel d’avoir « expliqué en quoi la clause litigieuse comportant une limite financière n’avait pas pour conséquence tant par son objet que par son effet de contredire la portée de cette obligation de réparer et de réviser ». Toutefois, comme nous venons de le dire, la cassation se manifeste pour un défaut de base légale. Ainsi, on ne peut établir une interprétation certaine de l’arrêt. C’est à ce titre que Monsieur le professeur Thomas Génicon propose trois explications possibles de l’arrêt. Selon la première explication, cet arrêt s’inscrirait dans la lignée d’une interprétation optimiste de l’arrêt EDF et la Cour de cassation manifesterait son exigence pour l’avenir d’une caractérisation manifeste de la contradiction apportée par la clause limitative de responsabilité à l’obligation essentielle. Selon la deuxième explication, l’arrêt proclamerait qu’une « limite financière » contredirait toujours, par elle-même, la portée de l’obligation du débiteur et qu’il ne serait jamais possible, en pareil cas de maintenir la clause. Avec une comparaison de l’arrêt EDF, le message serait le suivant : oui aux clauses limitatives visant seulement un type précis de manquement, non aux clauses limitatives visant tout manquement à l’obligation essentielle et cela quelle que soit la limite financière prévue. Enfin, selon la troisième explication, la Cour de cassation entendrait faire savoir qu’une clause qui limite le montant de la réparation au montant du prix payé, comme cela était le cas, est l’une de ces clauses qui contredisent la portée de l’engagement pris et qui doit donc être écartée. Cependant, au regard d’un nouvel arrêt, il semblerait que l’on soit en droit d’espérer que la première explication soit la bonne et que le malaise exprimé par la Cour de cassation, en raison de ses hésitations, prenne fin.
189. En effet, un arrêt de la cour d’appel de Paris du 26 novembre 2008 , déjà baptisé Faurecia 2, semble faire de la résistance à la Cour de cassation en restaurant l’efficacité des clauses limitatives de responsabilité. Il faut se rappeler que dans l’arrêt Faurecia du 13 février 2007 , la Chambre commerciale avait censuré la cour d’appel de Versailles sur le visa de l’article 1131 du Code civil au motif qu’il résultait des constatations des juges « un manquement à une obligation essentielle de nature à faire échec à l’application de la clause limitative de réparation ». Ce motif lapidaire avait paru pour la majorité de la doctrine très regrettable car cela conduisait à une éviction automatique de la clause. S’agissant d’une cassation, il fallait encore attendre l’arrêt de la cour d’appel de renvoi. Cet arrêt était très attendu car, comme on vient de le voir, entre temps, la Cour de cassation donnait plusieurs signes d’hésitations. Les magistrats de la cour d’appel de Paris se devaient en principe de suivre la Chambre commerciale. Cependant, ce n’est pas le parti qu’a adopté la cour. En effet, elle juge que « la clause limitative de réparation, telle qu’elle a été librement négociée et acceptée par la société Faurecia, équipementier automobile au niveau mondial, rompu aux négociations et averti en matière de clauses limitatives de réparation, n’a pas pour effet de décharger par avance la société Oracle du manquement à une obligation essentielle lui incombant ou de vider de toute substance cette obligation, mais seulement de fixer un plafond d’indemnisation qui n’est pas dérisoire, puisque égal au montant du prix payé par le contrat au titre du contrat de licences ; qu’en accord entre les parties, il a été expressément stipulé que les prix convenus reflétaient la répartition du risque et la limitation de responsabilité qui en résulte ; que la société oracle avait consenti à une remise de 49 % à la société Faurecia (…) qu’il résulte de l’ensemble de ces éléments qu’en l’espèce, la clause limitative de réparation ne prive pas la société Faurecia de toute contrepartie et n’a pas pour effet de vider de toute substance l’obligation essentielle incombant à la société Oracle ». Ainsi, comme le précise Monsieur le professeur Philippe Stoffel–Munck , il s’agit d’un véritable arrêt de résistance car, dans ce cas précis, la Chambre commerciale n’avait pas cassé l’arrêt initial pour manque de base légale. L’arrêt Faurecia était une cassation pour violation de la loi. Face aux revendications établies par la doctrine, la cour d’appel a décidé de les entendre et d’apprécier concrètement l’effet de la clause sur l’incitation qu’a le débiteur à bien exécuter son engagement. Cela suppose, comme le préconisait la doctrine , d’observer si le plafond est dérisoire ou non, ce qui s’apprécie par rapport à l’équilibre général du contrat. En fin de compte, il ne nous reste plus qu’à attendre un éventuel arrêt de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation qui nous permettrait de voir si ce raisonnement est suivi par les juges de la Haute juridiction et ainsi de mettre un terme au débat et aux hésitations persistantes de cette dernière dans ce domaine qui, il faut bien le souligner, reste complexe.
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