Comme en droit français, il existe en Belgique, deux conceptions distinctes de la perte d’une chance, l’une qualifiée de restrictive, l’autre d’extensive. Il convient de les rappeler.
Dans la première conception, la perte de chance est le dommage constitué par « la perte certaine d’un avantage probable ». Une faute est commise et celle-ci a pour conséquence d’interrompre prématurément un processus. On ne pourra jamais savoir avec certitude si ce processus aurait engendré un gain ou un avantage pour la victime. Mais il est certain que par l’effet de la faute, celle-ci a perdu tout espoir d’obtenir ce gain ou cet avantage.
Dans la seconde conception, le recours à la théorie de la perte d’une chance doit également permettre d’indemniser la perte, dans le chef de la victime, de l’espoir d’éviter la survenance d’un dommage. La perte d’une chance est ici décrite comme un préjudice « intermédiaire » qui s’intercale entre la faute et le dommage effectif. Un dommage a été concrètement subi mais il n’est pas possible de démontrer avec certitude que celui-ci est la conséquence de la faute qui a été commise. La théorie de la perte d’une chance devient donc un palliatif à l’incertitude du lien de causalité.
C’est cette dernière conception qui s’est progressivement développée dans les années 1960 et 1970. Elle sera consacrée par un arrêt de principe rendu le 19 janvier 1984 .
Vingt ans plus tard, par un arrêt du 1er avril 2004, la Cour de cassation revient sur sa jurisprudence en condamnant la dissimulation de l’incertitude causale par la théorie de la perte d’une chance : « Il appartient au demandeur en réparation d’établir l’existence d’un lien de causalité entre la faute et le dommage tel qu’il s’est réalisé », « le juge ne peut condamner l’auteur de la faute à réparer le dommage réellement subi s’il décide qu’une incertitude subsiste quant au lien causal entre la faute et le dommage. Cette lecture de l’arrêt, a été pour l’essentiel, confirmée par l’arrêt que la Cour d’appel de Mons a prononcé sur renvoi le 10 octobre 2005 .
Il restait cependant à vérifier si la Cour de cassation allait confirmer le revirement opéré le 1er avril 2004. Une première occasion lui en a été donnée par l’arrêt qu’elle a prononcé le 12 octobre 2005 . La Cour de cassation confirme l’enseignement de l’arrêt précité du 1er avril 2004 en rappelant la nécessité d’un lien causal certain entre la faute et le dommage allégué. La Cour de cassation confirme aussi que la perte d’une chance constitue un dommage.
L’arrêt du 12 mai 2006 confirmera dans le domaine médical, le rejet de la conception extensive de la perte d’une chance. Finalement, pour être réparable, il semble que pour être réparable, le dommage doit en outre avoir été réellement subi. Selon Monsieur ESTIENNE « ce que la Cour de cassation a énoncé, c’est que lorsqu’il y a un dommage concret (la mort, des blessures, ….), il ne peut être question d’intercaler entre la faute et ce dommage « réellement subi » un dommage abstrait consistant en une perte de chance. En pareille hypothèse, seul le dommage concrètement subi, à l’exclusion de tout autre, peut donner lieu à réparation ».
Suite à ce revirement, le Professeur FAGNART a pu écrire « ce revirement a le mérite de condamner une dérive de la perte d’une chance dans le domaine qui lui est réservée, celui de la réparation du dommage consistant dans la perte certaine d’un avantage probable ».
D’après l’étude menée par le Professeur DUBUISSON , aux vœux de la Cour de cassation belge, l’établissement du lien causal suppose l’application d’un seul test, le test de la condition sine qua non. Ainsi, s’il est possible d’affirmer que sans la faute, le dommage ne se serait pas produit tel qu’il s’est réalisé, il est alors possible de conclure à l’existence d’un lien de causalité entre la faute et le dommage. Cependant cette pratique peut conduire à des situations inéquitables, le moindre doute faisant perdre à la victime tout espoir d’indemnisation. D’ailleurs, les derniers arrêts de la Cour de cassation rendus dans le domaine de la perte de chances témoignent assurément de la difficulté de faire une place à l’incertitude dans le domaine de la causalité alors que le droit de la responsabilité civile ne se satisfait précisément que de certitudes. La théorie de la perte d’une chance pourrait alors disparaître, ce qui serait catastrophique pour les victimes.
Nous terminerons sur les propos du Professeur DUBUISSON qui ne manqueront pas d’apporter une lueur d’espoir à notre étude, « une utilisation bien maîtrisée de celle-ci [théorie de la perte d’une chance] nous paraît mener à des solutions bien plus équilibrées et plus justes que celles qui résultent du retour à la règle du tout ou rien ». Cette formule séduisante encourage à trouver des moyens à venir pour surmonter les faiblesses de la notion de perte de chance.
Retour au menu : LA PERTE DE CHANCE EN MATIERE DE RESPONSABILITÉ MÉDICALE