Cette illusion de réalité que tentent de mettre en place ces films est très vite dépassée, dépendamment de la position des films par ailleurs. De sorte que l’illusion ne concerne plus que notre place dans le film et non plus une réalité que l’on croirait percevoir, puisque tout est mis en place pour que les protagonistes comme les spectateurs puissent revenir à l’image :
Le cinéma demande ainsi une perception seconde, le cinéma commence vraiment lorsqu’on commence à prendre en considération ” les moyens de la mise en scène “. Il faut toujours passer par-delà l’image, et d’autant si celle-ci se donne pour la réalité même, et réfléchir sur l’agencement c’est-à-dire sur l’acte que comporte l’enregistrement apparemment passif de l’événement.(32)
Cette passivité apparente est très vite mise de côté compte tenu du dispositif, afin que la conscience que l’on a de l’objet filmique et de sa place dans le monde de la diégèse réaffirme de manière édifiante notre place de spectateur. Le spectateur de cinéma est à cet égard un ressortissant tout à fait complexe, puisque celui-ci est totalement intégré au processus diégétique et diégétisant. Il est le dernier détenteur des pouvoirs de la fiction, bien plus qu’à l’accoutumée étant donné qu’il est amené à répondre aux attentes que le film inscrit dans sa conscience (c’est la force du found footage) et à y répondre en temps que spectateur, sans régression passagère. Ces caractéristiques tendent donc à élargir la réactivité de ce sujet-spectateur, de manière à ce que le dispositif de projection soit lui aussi complètement intégré au processus filmique. Le visionnage n’est plus à percevoir comme une suspension particulière, mais comme lieu transitoire, un passage obligé, une clé dans la résolution de l’énigme globale. Il doit répondre à ce qu’il reste du film, dialogue d’autant plus impossible que les protagonistes sont morts, que le film ne cache pas cet état des choses, et pourtant le spectateur est assujetti dans ces images du passé, il est inscrit dans la scène mortuaire :
C’est cette inscription du spectateur dans la scène que Jean-Pierre Oudard définit comme effet de réel, en le distinguant de l’effet de réalité. Pour lui l’effet de réalité tient au système de représentation, et plus particulièrement au système perspectif hérité par le cinéma de la peinture occidentale, alors que l’effet de réel tient, quant à lui, au fait que la place du sujet-spectateur est marquée, inscrite à l’intérieur même du système représentatif, comme s’il participait du même espace.(33)
Cet effet de réel en vient très justement à déplacer les limites du système représentatif, en offrant l’illusion que la représentation n’est plus tout, mais surtout en intégrant dans la fiction le spectateur pour ce qu’il est, faisant advenir le monde représenté en temps que monde représentant (non pas comme représentation réaliste du monde). Tour à tour, les protagonistes regardent vers la caméra, interagissent avec elle (ils lui parlent comme à une personne), souvent pour établir une connexion avec le futur regardeur. Mais c’est en ce qu’il est un monde représentant que les « personnages » peuvent trouver leur place, et que par incidence nous pourrons trouver la nôtre, c’est par l’articulation des rapports à la caméra que peuvent s’organiser les identités ; dans un même espace, plutôt un nouvel espace, qui n’est ni totalement du côté du représentant, ni tout à fait du côté du représenté, mais entre les deux (l’espace-tiers). Cet assemblage se fait donc par un certain nombre d’interventions, nous avons vu plus tôt les différentes interjections auditives ou écrites, qui appellent le spectateur à occuper telle ou telle place, mais il semblerait que les plus édifiantes soit celles qui sont visuellement assimilables car en rapport direct avec la spécificité de tous ces regardeurs.
Tout d’abord, intéressons nous aux images qui semblent intégrer le spectateur par un regard, tous ces instants où quelqu’un se met devant la caméra pour nous y associer plus ou moins directement. Quatre pratiques semblent se dessiner, établissant une précision ou une distinction au regard-caméra habituel34, dans le but de conduire la fiction et de renouveler les places attitrées :
– Usage 1 : Le Témoignage. Un individu est amené devant la caméra pour parler d’un fait particulier (un évènement passé ou à venir, parler de soi, etc.), lors d’une interview et dans le but d’être examiné par un futur spectateur. Celui qui parle a conscience de la présence de la caméra et du porteur, mais ceux-ci ne sont pas visés dans cet acte, car ici, seule compte la personne qui sera amenée à voir les images. Le spectateur est ainsi désigné comme une présence non sous-jacente, même s’il ne s’agit pas d’une conscience de Niveau 3. Pour autant, ce regard renvoie toujours à une place et à un temps qui ne sont pas ceux de l’enregistrement, de même qu’il est toujours extériorisé du reste du récit, car les protagonistes sont sur le mode de l’interview et donc de la mise en représentation (ils ne sont pas naturels).
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– Usage 2 : Le Testament. Le porteur prend à partie le spectateur, il n’y a plus d’oeil derrière la caméra mais la dénaturalisation du protagoniste subsiste puisque la conversation ne va que dans un sens. Même si le dialogue est impossible, le film met en place un cadre de communication (à la manière d’une discussion Skype), afin qu’il n’existe plus que celui qui parle et celui qui écoute. Souvent réalisé lorsque le porteur est en danger, le but est encore une fois de souligner la conscience que le personnage peut avoir du spectateur à venir, sans pour autant que cela se fasse sous le regard d’un autre qui tiendrait la caméra. On remarque par ailleurs que dans Paranormal Activity le regard n’est pas marqué mais la nature de l’image est la même que pour les autres exemples : elle suscite un rapport direct entre porteur et spectateur.
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Dans ces deux premières occurrences, l’énonciation en tant qu’acte de langage est présente et inscrite diégétiquement par la référence d’un énonciateur et d’un énonciataire. Le film a pleinement conscience de la présence d’un spectateur, et le spectateur de cette même implication, lui permettant ainsi de devenir un interlocuteur transcendant les limites habituelles de l’énonciation. L’hypothèse de Francesco Casetti serait la suivante : « Le film construit son spectateur plutôt que l’inverse : le film ” désigne ” son spectateur, il lui assigne une ” place ” et lui fait parcourir un ” trajet ” »(35).
Il semblerait pourtant que même si le film construit son spectateur, ce dernier est présenté comme celui qui aurait les clés de cette construction, comme le seul ayant le pouvoir de faire valoir le film. Et même si ce principe semble tenir lieu dans toute oeuvre, il est rare que cette place soit assignée de manière si concrète, la fictionnalisation des ressorts de notre réalité nous incrustant de force dans la diégèse. Surtout que cette place construite est accentuée par les procédés du found footage. Nous sommes spectateurs dans notre monde (nous regardons une fiction), dans le film (la réalité du film nous est adressée) et pour le film (l’image physique induit un spectateur physique). Être spectateur pour le film, c’est rejoindre l’espace dans lequel évolue le réalisateur tiers, espace d’entre-deux, qui permet d’inscrire dans un même temps deux espaces différents (espace du film et espace de réception). Rejoindre cet espace-tiers, c’est être amené à jouer un rôle que nous désigne le film et ses intervenants extérieurs.
Attribution passive puisqu’elle ne fait que doubler un rôle que l’on tient déjà, mais qui trouve son importance lorsque le spectateur dans notre monde est appelé à devenir actif, lorsque nous parvenons à être ceux que le film demande et attend. Il est vrai que la frontière entre ces trois types de regards (chacun rapporté à un des trois espaces qui composent le territoire de vision, c’est-à-dire espace filmique, espace-tiers et espace de réception) est poreuse étant donné que ces modèles renvoient à une seule et même vision, à une seule et même personne. Mais c’est en faisant acte de cette pluralité, que le spectateur pourra intensifier la place qui est la sienne et supprimer les limites induites par la suspension de la séance cinématographique. Sans oublier que si le film capture l’un de ces regards, il asservira automatiquement les autres. Plus que d’intégrer l’espace du film dans notre réalité ou de nous immerger dans la fiction, c’est le film (même s’il s’exécute au passé) qui tente de nous intégrer dans sa réalité. Le film dramatise la réception, en la rendant responsable de ce qui est montré, le récepteur naissant à l’intérieur du film mais agissant à l’extérieur ; il est lui-même appelé à pénétrer dans l’intimité que la fiction construit (avant que celle-ci ne soit appelée à déborder dans notre monde).
– Usage 3 : L’Attestation. Le porteur est une fois de plus devant la caméra sauf que les regards ou les paroles échangées ne sont pas à destination d’un autre spectateur que ceux qui sont filmés. Mis à l’écart, le spectateur ne retrouve pas pour autant une position de voyeur. S’il quitte sa position construite par la réalité diégétique, il retrouve le regard induit par l’espace-tiers (un regard d’enquêteur), la distance avec l’intime étant abolie. Dans ces moments-là, seul compte le lien entre les protagonistes et l’entité-caméra, ce type de plans attestant sa présence, son existence sans pour autant considérer ce qu’elle sera amenée à retranscrire. Ce qui importe, ce n’est pas l’image à venir, mais le fait que la caméra puisse permettre et s’inscrire dans ce moment.
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– Usage 4 : L’Omission. Ces regards-caméra sont en réalité des regards adressés au porteur. Le spectateur n’est à aucun moment visé, la caméra ne fait qu’acte de présence et fonctionne comme un masque que l’on a tendance à oublier (« tu as une caméra devant le visage » lance l’une des protagonistes de Cloverfield au porteur un peu distrait qu’elle essaye de reconnaitre). La caméra se trouve dans l’axe du regard entre deux personnages sans être véritablement considérée, de sorte qu’elle et le spectateur se retrouvent entre deux regards qui marquent leurs aspects superflus, qui les rejettent.
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Dans ces deux derniers cas, le film ne met plus en jeu une réception qui reste complètement extérieure ; l’oeuvre se tourne vers elle-même. Ce qui prend sens ici, c’est le regard-tiers que peut revêtir le spectateur (celui amorcé par le found footage), afin qu’il puisse toujours considérer ces images comme lui étant en partie destinées. Cette intimité qui s’offre à nous ne trouve donc de justification que dans la présence plus ou moins avouée de la caméra et dans le fait que quoiqu’il arrive il subsistera une image. Alors que les premiers cas mettent en forme une immersion bien spécifique du spectateur dans la diégèse, on voit ici que cette immersion fonctionne tout autant. Car même si le spectateur est rejeté un temps du film, celui-ci ne s’identifie plus à un ressortissant spécifique de la fiction mais à sa seule place de spectateur. Créant avec l’image engendrée un rapport profond, qui n’est pas celui que pouvaient avoir les protagonistes avec la caméra, le spectateur renouvèle sa place en l’investissant bien plus qu’à l’accoutumée et relativement à la manière dont il voit ou se voit dans le récit. La perspective de « voir » et de « se voir », correspondant à une dimension d’extériorité et d’intériorité du sujet, est développée par Esquenazi :
Le ” voir ” est la dimension de l’extériorité : elle renvoie au monde du film, où s’agite un ” sujet “, le plus souvent multiple et hétérogène, produit par le film et investi par le spectateur. La dimension du ” se voir ” est celle de l’intériorité de ce sujet, sujet rendu perceptible, devenu un monde à voir et à entendre, et surtout vécu par le spectateur comme un dédoublement tangible de lui-même. (36)
Voir le sujet du film et se voir en lui, c’est ce que met en forme Esquenazi sauf qu’ici le protagoniste voit et se voit, nous le voyons voir et se voir, sans que jamais l’intériorité de ce sujet perçu ne soit celle du film dans son entier. S’il y a toutefois un dédoublement, c’est dans la place de regardeur que les protagonistes prennent régulièrement sans pour autant que cette vision en soit doublée par notre regard. La dimension du « se voir » s’amorce par le fait que nous sommes vus et que nous avons la possibilité de ressentir le poids de ce regard : si je me vois dans l’image c’est parce que l’on tente de me voir (à travers la caméra). Me voir dans l’image, c’est faire partie du dispositif, du film et évoluer dans cette même intériorité, dans ce même espace cinématographique. Appelés à devenir l’une des composantes de l’image, les spectateurs forment alors un lien profond avec la caméra, mais dans une autre perspective que celle des protagonistes : il ne s’agit pas de s’inscrire physiquement dans l’image pour exister. Nous n’oublions pas notre corps et ne tentons pas d’investir le corps de celui que l’on voit ou de celui qui se tient derrière la caméra puisqu’ils ne sont plus les véritables médiateurs de la perception. Le seul entremetteur, c’est la caméra et l’image qui en ressort en ce qu’elles parviennent à concilier ces deux mondes de regardeur.
Intéressons-nous maintenant aux images qui intègrent le spectateur précisément parce qu’il est le seul à voir. Ces autres cas peuvent être séparés en trois types de situations :
– Situation 1 : Chute de la caméra. Dans la précipitation ou l’énervement, il arrive parfois que l’appareil soit lâché par son porteur sans que celui-ci n’ait eu le temps de l’éteindre ou de se demander s’il fallait continuer à tourner. La caméra continue donc son enregistrement sans que l’image ne soit validée ou construite par une pré-vision diégétique. Malmenés tout comme peut l’être la caméra, nous sommes oubliés pour un temps et ne parvenons à voir que ce que l’appareil parvient à capter.
Chronicle : lors d’une dispute, la caméra tombe et glisse sur le sol
Cloverfield : le caméraman jette la caméra au sol pour aider un blessé
Paranormal Activity : Micah laisse tomber la caméra pour s’occuper de Katie
– Situation 2 : Caméra solitaire. Tous ces moments où la caméra fonctionne sans que le porteur ne s’en aperçoive, sans qu’on le veuille, ou que le phénomène surgit sans personne pour le voir. En ce sens, le statut de ces enregistrements se rapproche de la nature des images issues des caméras de surveillance. L’image n’est « directement » visible par personne d’autre que nous, ou à postériori et ne vaut que pour le fait qu’elle enregistre seule ; offrant la possibilité de voir des choses qui avaient échappé aux protagonistes, justement parce qu’ils étaient absents.
Paranormal Activity : le ouija prend feu subitement alors que Micah est parti
Cloverfield : suite à un accident d’hélicoptère la caméra redémarre seule
REC : sans s’en apercevoir, Pablo se tient devant la caméra qui tourne
– Situation 3 : Caméra écartée. Les protagonistes ont bien conscience de la présence de la caméra et du fait qu’elle est en train de tourner, mais ne se soucient guère qu’elle puisse faire avancer l’« intrigue ». Elle tourne parce qu’elle tourne et l’intérêt de cette captation est déplacé, le temps suspendu, que cela soit de manière diégétique ou extradiégétique. Un mode d’attente qui pourtant affirme la dimension que peut avoir l’image à se faire valoir par le seul fait qu’elle existe. Elle n’a pas d’autre importance dans la fiction que de montrer qu’il n’y a rien d’autre, plus rien à montrer, ou plus de la même manière. Il n’y a pas non plus ici de destinataire désigné, juste une image.
Chronicle : Matt abandonne la caméra et la laisse enregistrer cette vue endeuillée
The Blair Witch Project : alors qu’ils montent leur tente, la caméra tourne
Diary of the Dead: pendant qu’il monte le film, Jason laisse la camera tourner
« En raison de l’absence d’un sujet de l’énonciation identifiable, l’énonciateur devient le film, ” le film en tant que foyer, agissant comme tel, orienté comme tel, le film comme activité “. Pour Christian Metz, l’énonciation cinématographique se produit sans énonciateur véritable »(37). Par les différentes situations proposées, le film se met à l’écart des protagonistes, de façon à ce que le spectateur devienne la cible du film et qu’eux ne soient plus les énonciateurs véritables. En effet, dans les cas qui nous intéressent, ce n’est pas tant l’absence du porteur comme médiateur de la perception qui modifie cette énonciation, que le fait que le film tienne compte de ce vide et parvienne à le combler par une présence véritable. Le film nous affirme ainsi quelque chose : « regardez, moi j’ai quelque chose à vous montrer ». C’est là que la caméra peut advenir en tant que personnage et détenteur des instances fictionnelles, pour montrer que nous sommes les seuls destinataires du film, mais surtout pour nous faire comprendre que la caméra est la seule à pouvoir nous montrer quelque chose. Et cette chose ne relève pas d’une subjectivité ou de l’intériorité d’un des protagonistes, mais justement de celle du film en cours. Il n’y a d’énonciateur que le film, les autres ne sont que des spectateurs.
Nous sommes tous des spectateurs. Mais ceux du film de manière un peu particulière puisqu’ils portent une caméra à bout de bras et que l’image produite semble liée à ce qu’ils sont, ou plutôt à ce qu’ils cherchent à être; ceci redéfinissant le geste de captation. Il ne s’agirait plus de tenter de partager son intimité, sa réalité avec les autres spectateurs, mais d’être le spectateur de sa propre vie, avec tout ce que cela engendre. « Comment se peut-il qu’un art dont le principe repose sur le travail d’une caméra qu’on tourne vers le monde, puisse se retourner, inverser sa vision et révéler la personne qui se tient derrière la caméra ? (…). Filmer est une activité différente de celle de (se) regarder dans un miroir »(38). Pourtant, ces films retombent à l’échelle du simple sujet et parviennent à lever le voile sur celui qui tient la caméra, tout autant que sur la volonté qui est la sienne : ne pas filmer le monde, mais capter mon intimité et le phénomène qui vient y mettre fin.
The Blair Witch Project : Heather filme la chambre d’hôtel
Diary of the Dead : Jason se surprend alors qu’il cherche une sortie
Paranormal Activity : Micah fait des essais avec la caméra
Ces images sont édifiantes puisqu’elles montrent celui qui se tient derrière la caméra, dans la recherche qu’il peut avoir de son image, de la preuve de son existence et de l’assurance que la réalité qu’il filme est bien la sienne et pas celle d’un autre. Eux se voient en train de voir, et se renferment complètement dans l’identité du spectateur qu’ils tentent de suppléer. Le dispositif matérialise ainsi le fait que quelqu’un se trouve derrière la caméra et que cette personne est bien celle que la fiction prétend. Dans ces exemples la place du regardant est ainsi doublée et le « je » qui conduit le film devient problématique. Car si la caméra subjective allait vers une assimilation de ces deux entités spectatorielles, où « je » et « nous » étaient le même regardant, ici ces deux spectateurs conservent leur singularité :
À la différence de la caméra subjective personnage, à laquelle elle ressemble stylistiquement, cette modalité ne recherche pas l’identification du spectateur, son absorption dans le champ, mais au contraire le vise dans son altérité, dans un échange de regards conscient et un va-et-vient critique entre moi qui filme et toi qui regardes. (39)
Nous voyons bien que celui qui se tient derrière la caméra n’est pas nous, et nous le reconnaissons de par ses apparitions dans le champ. Ceux qui sont dans le film sont aussi des spectateurs, mais ils ne sont pas moi, et nous ne voyons pas la même chose (Paranormal Activity est tout à fait clair sur ce point, Micah ne gardant pas son oeil sur l’objectif, il ne voit pas l’image telle que l’enregistre la caméra, il voit l’écran, le dos de la caméra, etc.). Je vois simplement la recherche qu’ils mettent en forme et je la vois par la manière dont la caméra perçoit cette reconnaissance. On comprend alors que l’image créée ne vaut pas comme miroir du monde, mais de son monde et que le porteur (qui à ce moment-là se prend précisément pour un caméraman) cherche dans cette image la preuve de son existence: je produis l’image pour me chercher et trouver dans le monde ainsi capté ce qui fait qu’il est mon monde. Sauf qu’une erreur semble se dissimuler derrière ce constat.
En passant par une autre vision, il trouvera un monde forcément différent du sien puisqu’il ne l’aura pas vu à travers ses propres yeux, mais aura dédié cette tache à l’appareil. Comment pourrait-il retranscrire l’image de sa propre intimité ? Quelle nécessité a-t-il à modeler le monde à son image ? Nous, spectateurs du film, voyons à quel point nous sommes obligés de nous détacher de ce reflet, pour ne plus être que spectateurs. Pour éviter de faire comme les personnages, c’est-à-dire de ne pouvoir échapper au film en restant confrontés à notre image. Car c’est bien cela que produit la captation, un emprisonnement duquel les protagonistes ne peuvent sortir ; l’image se retrouve toujours confrontée à l’image de telle sorte que celui qui commence à filmer ne peut se sortir des impressions de sa réalité, il ne peut rester que spectateur.
A1 Chronicle : vision de la caméra 1
B1 The Blair Witch Project : vision de la caméra 1
C1 Diary of the Dead: vision de la caméra 1
A2 Chronicle : vision de la caméra 2 et « reflet » de la caméra 1
B2 The Blair Witch Project : vision de la caméra 2 et « reflet » de la caméra 1
C2 Diary of the Dead : vision de la caméra 2 et « reflet » de la caméra 1
Rattrapé par la représentation que l’on tente de faire du monde, il est impossible pour les protagonistes d’échapper à l’image quand cette dernière devient le monde lui-même, ou qu’ils deviennent l’image d’autres protagonistes. Il est impossible d’échapper à l’image lorsque le monde en devient une à son tour et que la représentation s’émancipe pour devenir à son tour l’élément représenté. Le dispositif filmique qui semblait favoriser la double identification (à la caméra d’abord, au personnage dans le cas de configurations subjectives) permettait au spectateur de se sentir impliqué dans la scène représentée puisque celui-ci voyait comme quelqu’un d’autre. Sauf qu’ici, il est conscient de ce qu’est le film et de ce qu’il est lui. Conscient de la fiction, de l’artifice, d’une construction et de sa position de spectateur. Il sait aussi que les images qu’on lui montre sont là justement pour qu’il ne répète pas les même erreurs, elles sont là pour lui dire : « ne reste pas la, comme eux qui n’ont pas réussi à être autre chose qu’un spectateur ». De sorte que l’on ne soit pas nous-mêmes le simple reflet du film, que l’on ne soit pas à notre tour la victime du film qui se joue devant nous.
REC : Night Shot lors de la dernière séquence
Séance de REC où le Night Shot est utilisé pour voir la réaction du public
Retrouver sa place de spectateur pour avoir la possibilité de mieux s’en défaire. On voit quelqu’un en train de voir, et même si l’on voit la même image que lui on ne voit jamais à sa place. Puisque le film nous est toujours présenté comme le résidu de quelque chose, d’un événement lointain, un témoignage dont nous sommes les défricheurs. Plus question d’identification, mais au contraire de pleinement considérer sa place de spectateur. Le regard devient alors participatif, un acte tout particulier et en puissance, car en devenir, qui nous permettrait de répondre à un impératif : « Est-ce que c’est crédible : c’est à vous de décider » (question posée par Mila Jovowitch au début de Phénomènes Paranormaux, réalisé par Olatunde Osunsanmi et sortie en 2009).
32 Jacques Aumont et al. Esthétique du film, Paris, Nathan Université, coll. Cinéma, 1983, 3ième édition, 1999, p. 84-85.
33 Ibid. p.107.
34 Entendu comme une manifestation accusant un dispositif camouflé, cette fixation de l’objectif n’étant pas une intégration du spectateur diégétiquement stimulé mais servirait à dévoiler les modalités d’énonciations.
35 Francesco Casetti. D’un regard l’autre, Le film et son spectateur, Lyon, Presses universitaires de Lyon, coll. Regards et écoutes, 1990, p. 30.
36 Jean-Pierre Esquenazi. Film, perception et mémoire, Paris, L’Harmattan, coll. Logiques Sociales, 1994, p. 13.
37 Sébastien Fevry. La mise en abyme filmique, Essai de typologie, Liège, Editions du Céfal, coll. Essais Grand écran Petit écran, 2000, p. 99.
38 Marie Danniel-Grognier, op. cit., p. 72.
39 François Niney, Le documentaire et ses faux-semblants, Paris, Klincksieck, coll. 50 questions, 2009, p. 85-86.
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