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CHAPITRE 2 : LE BEAT CINEMA

CHAMPS D’ACTION DU BEAT CINEMA

« Poetry is not an expression of the party line. It’s that time of night, lying in bed, thinking what you really think, making the private world public, that’s what the poet does » Ginsberg(1)

La Beat Generation s’est donc attribuée comme fonction première celle de proposer des oeuvres poétiques subversives par rapport à la rigidité de la société à une époque donnée qui est celle de la seconde partie du vingtième siècle. Cette idée même de proposition d’alternative à un ordre mis en place est très importante pour ces auteurs, car ils réfutent l’idée d’être de simples contestataires qui n’apportent aucune solution. Il leur apparaît alors qu’aucun ne détient une vérité absolue et que le partage des idées et des oeuvres, ainsi que l’ouverture à l’interdisciplinarité est très importante tant il faut réunir toutes les forces en présence pour aller au plus loin de la critique, aussi bien esthétique que sociale, de l’ordre établi. Leur champ d’activité peut alors ne connaître aucune frontière et les seules délimitations possibles sont celles qu’ils s’imposent, car elles ne conviennent pas à leur idéologie ou, tout simplement, à leur manière de s’exprimer. Ainsi, ce mémoire se propose d’analyser le champ d’action de ces artistes à travers six films procédant de trois manières différentes.

Tout d’abord, nous analyserons deux films dont la fabrication cinématographique met en avant un point central de leurs oeuvres en leur volonté de singularité. À la manière de la poésie et littérature beat, leur production cinématographique va prôner l’autobiographie comme source de départ pour la recherche d’une volonté plus large. Ils seront bien souvent les acteurs de leur propre cinéma. À travers « Pull my Daisy » d’Alfred Leslie et Robert Frank, ainsi que « Wholly Communion » de Peter Whitehead, nous approfondirons ce rapport à leur propre réalité où, par l’acte de performance, le poète cherche une vérité globale en partant de l’être singulier, ainsi que la frontière entre fiction et monde réel.

Ensuite, nous prendrons connaissance des films « Chappaqua » de Conrad Rooks et « Walden » de Jonas Mekas, afin d’établir un lien plus général entre la production cinématographique en tant que telle et cette volonté de performance liée à l’autobiographie.

Ces films mettront en exergue l’idée qu’outre leur âme de poète, les auteurs de la Beat Generation ont aussi considéré le langage cinématographique à la manière d’un cinéaste, cherchant à nouveau à le mettre en relation avec le monde réel afin de proposer une autre vision de celui-ci.

Enfin, nous analyserons deux films dont la primauté est donnée à la recherche sur la structure même du langage cinématographique. À travers « Towers open Fire » et « The cutup », oeuvres communes à Anthony Balch et William Burroughs, nous appréhenderons l’idée même que le langage cinématographique est similaire au langage littéraire et que les associations causales dont il est constitué peuvent être démantelées afin de proposer une ouverture totale du langage à des formes associatives nouvelles.

Ces trois strates de la production cinématographique, liées aux principaux auteurs de la Beat Generation, se regroupent donc bien toutes en cette volonté d’explorer l’art à tous ces niveaux en ayant pour finalité une remise en question à la fois sociale et artistique. Il est évident pour ces auteurs que ces deux domaines sont intimement liés et cela participe de leur logique d’approfondir toutes formes d’arts puisqu’ils sont avant tout des poètes acteurs de notre monde et non des écrivains, des cinéastes, des musiciens, ou des artistes plastiques.

1. DE L’AUTOBIOGRAPHIE A LA PERFORMANCE

1.1. PULL MY DAISY (1958)

« Early morning in the Univers » Kerouac(2)
Réalisateurs : Alfred Leslie et Robert Frank
Acteurs : Allen Ginsberg, Peter Orlovsky, David Amram, Gregory Corso, Larry Rivers,
Richard Bellamy, Alice Neel, Sally Gross, Pablo Frank, Delphine Seyrig.
Voix off : Jack Kerouac
Musique : David Amram, Anita Ellis
Durée : 26 minutes

« Pull my daisy », signifiant « enlève ton string » en référence aux boîtes de striptease, est le premier film réellement considéré comme un film issu intégralement de la Beat Generation et sera désigné comme tel par Jonas Mekas. Le film doit cette appellation à l’ensemble de ses critères, tant il est libre formellement, en grande partie autobiographique et improvisé tout en abordant les thèmes chers au mouvement sans aucune retenue.

Il est la représentation même de la vie de ces auteurs et de leurs revendications. On y décèle l’importance pour eux de parler des sujets sociaux et de les dénoncer, mais tout en y opposant une proposition poétique.

Le script tire son point de départ d’une expérience réellement vécue par Jack Kerouac et Allen Ginsberg chez les Cassady lorsqu’ils rencontrèrent, sous l’effet de l’alcool et de la drogue, un évêque de l’église catholique libre. Cette partie du catholicisme accepte le concept de réincarnation et celui de pluralité des mouvements religieux ce qui intrigue énormément les deux hommes. Mais très vite, ils vont se rendre compte de l’esprit fermé de l’évêque et l’effet des différentes substances va les amener à faire fuir le prêtre par leurs questions et divers comportements gênants. C’est donc l’histoire d’une rencontre, mais cette rencontre ce fait entre deux milieux de la société que finalement tout oppose.

Suite à cet événement, Kerouac et Ginsberg improvisent un premier poème lors d’une jam-session, « Pull my Daisy », qui fera le générique d’ouverture du film, puis écrivent une pièce de théâtre, « The bishop, a generation of the new American Church », avec Alfred Leslie, qui ne sera finalement jamais présenté pour des raisons financières. Ils se décident alors de faire, avec peu de moyens, un court-métrage collectif du sujet en vendant les tableaux de Leslie et en mettant en commun leurs fonds. Ils engagent Robert Frank, photographe de « The Americans » (1958), comme caméraman puis réalisateur adjoint.

Sur le plan filmique, dès l’entrée du film, un travelling circulaire suivi de deux plans larges nous dépeignent un appartement d’artistes, accompagnés de la voix over de Kerouac : « Early morning in the Univers ». Ces plans ont pour volonté de nous signifier que ce lieu va nous présenter l’univers de la Beat Generation et que nous en serons les observateurs de par le recul que nous avons sur l’action à la manière d’un documentaire. La voix over décrit alors une première opposition du mouvement, l’image nous présentant une mère respectant « the american way of life » en préparant son enfant pour l’école, alors que Kerouac en critique les organismes scolaires. De plus, arrivent les deux poètes buvant du vin de bon matin et improvisant du Jazz. Ceux-ci discutent, mais c’est la voix over de Kerouac qui imagine leurs dires. Le monde Beat est dépeint dans cet appartement, étant par ailleurs le vrai appartement d’Alfred Leslie, où les poètes, jouant leur propre rôle, se regroupent pour partager leurs idées, leurs créations tout en s’amusant et consommant des drogues.

Un plan (7’40) depuis la fenêtre de l’appartement vers l’extérieur de la rue nous montre alors l’évêque arriver avec sa famille. Là encore, il y a une volonté de séparer les deux mondes car seuls les plans concernant l’évêque, comme le flash-back l’exposant prêcher, se passent hors de l’appartement. Ici, nous observons la scène comme lors d’un documentaire en étant dans un monde pénétré par des étrangers. Cette opposition est accentuée par la musique Jazz improvisée sur ce plan et lors de l’entrée dans la pièce de l’évêque, à la posture très rigide, alors que les poètes dansent, jouent avec de l’eau, sont très remuants. Le montage présente là une alternance de gros plans entre la maîtresse de maison, l’évêque, sa famille et les poètes. La différence de posture dans le jeu d’acteur est claire, et l’accentuation du rythme du montage fait monter la pression contenue par le gros plan du visage fermé de la femme face à l’excentricité de ses compagnons. Le jazz renforçant toujours ce sentiment.

Lors des présentations (8’), la musique s’arrête et les poètes essayent de se contenir. La caméra, alternant entre plans larges et gros plans, nous donne l’impression d’être observateurs de la scène en nous présentant différents moments de cette rencontre. Kerouac continue à relater les échanges qui pourraient s’y passer. Les poètes, véritablement intrigués par la spiritualité, posent des questions à l’évêque en essayant de bien se tenir, mais des signes trahissent leur excitation. Leurs mains tremblent, ils gesticulent beaucoup et petit à petit les questions se font de plus en plus abstraites et provocantes. Corso interpelle notamment l’évêque sur l’homosexualité en parlant métaphoriquement de batte de baseball. Kerouac, ainsi que la musique, par leurs inflexions, traduisent les tensions à la manière des corps des poètes beaucoup moins rigides que ceux de la famille de l’évêque.

Nous passons ensuite au seul flash-back (14’) représentant l’évêque prêchant la bonne parole devant une assemblée de femmes et enfants, dont la femme de l’appartement. À ce moment, Kerouac ne narre plus l’action et tout ce qui se dit est muet, comme si ces personnes n’avaient pas leurs propres paroles et que ce n’était pas non plus la préoccupation de Kerouac. De plus, de manière assez cocasse, l’évêque est continuellement gêné dans son discours par un grand drapeau américain qui lui revient sans arrêt dans la figure sous l’effet du vent… Seule la musique est encore présente, mais elle a changé et est devenue mélancolique.

Nous revenons alors dans l’appartement (15’), de nuit, où un nouveau plan circulaire de 360° montre tous les protagonistes muets et emprunts de cette mélancolie. Mais, la voix over de Kerouac a repris et se succède à la désolation, une envolée poétique sur les beautés de la nuit. Les poètes ne parlent pas, mais néanmoins leur poésie parle pour eux.

Corso veut boire encore du vin, mais la maîtresse de maison l’en empêche. Kerouac le présente alors comme un héros contemporain qu’on empêche de se réaliser pleinement. Et un plan montre Corso affaissé, tête baissée, sur sa chaise.

Au même moment, la caméra reprend sa rotation et arrive sur le visage fermé de la femme. Le rythme d’improvisation de Kerouac s’accélère comme le montage pour nous présenter une personne autoritaire et donnant des coups aux poètes à travers quelques plans.

Puis, reprend le travelling circulaire qui atteint maintenant les objets de la cuisine. Kerouac, dans une envolée poétique, parle de chaque objet de consommation en terme de « cafard ». Nous avons donc après le contrôle social, le vice de la consommation. Cette envolée poétique introduit une musique rythmée et le travelling circulaire nous amène à Ginsberg qui, prit de frénésie, joue au cowboy comme un enfant. Les auteurs de la beat ne se laissent pas façonner par les demandes du système américain et restent préoccupés par leurs propres rêves. Ils réagissent par la poésie et l’exaltation. Le montage se fait plus rapide comme la musique. Ce travelling circulaire représente bien la définition de Bakhtin à l’égard de Kerouac quand il parlait de « pregnant death », un corps en mouvement qui absorbe le monde et se fait absorber par lui, un corps en construction et déconstruction. Si Corso joue le rôle de Kerouac, afin que celui-ci puisse narrer le film, ce n’est pas un hasard, car il est bien le personnage visé dans cette séquence. Celui qui heureux, s’effondre puis renaît.

Le travelling circulaire nous a donc présenté tous les protagonistes et ses deux interruptions marquaient d’une part, leur altercation avec le pouvoir, d’autre part l’exaltation par laquelle ils y répondent. Les deux mondes sont encore mis en opposition. Nous revenons à table (18’14) dans une apparente quiétude qui ne dure que quelques secondes puisque Orlovsky interpelle l’évêque :

1.2. WHOLLY COMMUNION (1965)

“Film is a voyeuristic medium, especially if you are sitting at the back of hall or dressing room or whatever-just watching everybody else” Peter Whitehead

Réalisateur : Peter Whitehead
Acteurs : Gregory Corso, Harry Fainlight, Lawrence Ferlinghetti, Allen Ginsberg, Michael
Horovitz, Ernst Jandl, Christopher Logue, Adrian Mitchell, Alexandre Trocchi,
Simon Vinkenoog, Andrei Voznesensky
Durée : 33 minutes

La question de la réalité filmée fut donc profondément posée pour les auteurs du beat cinéma. Elle était évidente puisque, comme cité ci-dessus, les poètes de l’époque prônaient une création personnelle, autobiographique et donc forcément en rapport avec le réel. Néanmoins, que cela soit dans « Pull my Daisy », ou dans la littérature beat, chaque auteur a décidé d’assumer qu’il ne peut exister une réalité décrite totalement objectivement. Ainsi, ils ont préféré poser des choix subjectifs assumés pour créer une nouvelle manière de voir leurs oeuvres qui serait finalement plus proche de la réalité que nous vivons tous de manière subjective que d’un ersatz d’une réalité commune objective.

Certains auteurs ont tout de même essayés de filmer les événements le plus neutralement possible. C’est le cas de Peter Whitehead, documentariste et réalisateur de « clips » musicaux comme ceux de Pink Floyd et des Rolling Stones. Lorsqu’il eut vent qu’un rassemblement de tous les poètes beat allait se tenir dans la grande salle du Albert Hall 2, le 11 juin 1965 à Londres, il se proposa immédiatement de participer à l’événement, fasciné par ces auteurs qu’il connaît et dont il partage les idées. Ce sera là son premier documentaire.

De par le rassemblement important de figures connues de l’époque, et l’audience d’environ sept milles spectateurs, l’événement attirera de nombreux regards, y compris ceux de la presse internationale. De ce fait, une captation radio de la BBC sera effectuée et diffusée au plus grand nombre. Cette captation va entretenir l’engouement pour l’événement, et le documentaire de Peter Whitehead sera alors fort prisé et diffusé, fait plutôt rare pour les oeuvres liées au beat cinéma, souvent cadenassées dans le milieu « underground ».

Le film se traduit donc par une captation de la performance de onze poètes de la Beat Generation se représentant devant sept milles personnes. C’est un des premiers grands « happenings » de l’histoire où ces auteurs célébrèrent la poésie « en réaction à la pensée étroite et pour un Dieu comme conscience totale »1. Cette performance constituera un des moments centraux de la reconnaissance mondiale de la contre-culture beat américaine dans les années soixante. Au fil des poètes, l’ambiance est extatique, sérieuse, méditative en fonction de la manière dont chacun se produit. Et c’est Allen Ginsberg qui terminera la performance, sous l’effet de l’alcool et de drogues, touchant à une certaine forme de folie.

Peter Whitehead, quant à lui, filme les événements en captation directe à l’aide d’une Bolex en caméra à l’épaule. Il ne dispose que de quarante-quatre minutes de bobines, mais par une fausse manipulation, ne pourra en réaliser que trente-trois minutes, perdant une des quatre bobines de onze minutes. Il s’agit donc d’un film tourné et monté en temps direct. La prise de son réalisée à l’aide d’un Nagra n’a pas fonctionné lors de l’événement. Whitehead dut alors se reporter à la BBC qui enregistrait l’événement en radio et monta la bande-son sur l’image en postproduction. Outre ces quelques ennuis, l’évolution du matériel aide énormément le réalisateur à l’époque l’équipement est moins lourd et la captation devient alors possible.

Par cette captation, Whitehead pense faire un lien entre son film et le cinéma-vérité ou cinéma du réel. Il pense capter les événements présents comme ils sont, plutôt que de nous offrir un point de vue sur des évènements auxquels il a assistés avec une caméra. Sans grande expérience cinématographique, il pense que le fait d’être dans des conditions de captation va l’amener à réaliser un film objectif, où un découpage l’aurait mis en scène. La question est alors de savoir si le réalisateur a été capable de s’effacer totalement et de réaliser un film neutre ou si ce n’est qu’une impression. Les nouvelles technologies, permettant la captation directe, brouillent cette distinction entre réel et fiction dans l’esprit de l’époque où l’acte de « capter » les événements n’est pas encore totalement banalisé. Elles modifient le langage cinématographique puisque, pour suivre le spectacle, Whitehead a recours au zoom, au panoramique ou encore à la caméra à l’épaule. Elles ouvrent la porte à une forme de réalisation qui n’est pas calculée à l’avance, mais se crée spontanément seconde par seconde.

Cette spontanéité confère au film un caractère plus « vraisemblable » ou « réaliste » par son impression d’urgence liée à une esthétique qui semble « amateur » et donc moins mise en scène. Néanmoins, Jacques Derrida, dans ses travaux sur la métaphysique du langage et le logocentrisme, s’emploie à démontrer que la vérité n’existe pas en cinéma. Les réalisateurs recréent : « an expérience of being there »(5) selon ses propos. Le spectateur n’est pas là au moment de la captation, il n’a accès à ce moment que par les yeux de quelqu’un d’autre. On lui offre la sensation d’être là à travers le médium filmique et donc à travers un filtre placé devant la réalité. De plus, admettre l’idée que les images filmées par Peter Whitehead sont neutres, reviendrait à dire que tous les spectateurs du film, s’ils avaient été dans la salle, auraient perçu les événements de la même manière. Il est un fait que chaque observateur, avec sa culture et ses aspirations propres, n’analysera pas la situation de la même manière et en rendra une copie différente. Whitehead ne peut nier sa propre interprétation des faits et sa visibilité malgré sa bonne foi. Chaque choix de cadre, de mouvement,…, pose un choix subjectif qui donne un sens à la scène d’après sa sensibilité.

Simplement par son implication émotionnelle pour l’oeuvre poétique de ces auteurs, Whitehead traduit sa subjectivité. Chaque poète est filmé de manière différente et l’image donne un plan de lecture supplémentaire à celui de leur propre performance.

Ainsi, lorsque Gregory Corso intervient (6’), Peter Whitehead le filme en gros plan avec deux personnes parlant entre elles en amorce. Il actionne ensuite un zoom, rapprochant encore notre point de vue sur chaque mimique du poète dans une atmosphère très proche.

Cette manière de filmer nous montre en premier lieu un poète introverti, isolé, perdu dans ses idées et peu écouté qui, avec le rapprochement du cadre, se rapproche de nous et nous fait sentir la force de son intériorité. Whitehead raconte donc une histoire au sujet du poète.

A l’inverse, lorsque Ernst Jandl monte sur scène pour exécuter son « sound poem » (20’32), poème uniquement composé de sons sans sens qui prennent dans leur globalité une signification, le réalisateur s’applique à montrer toute la frénésie qui entoure la performance du poète. Le montage rapide est composé de zooms avant, de zooms arrière, de panoramiques circulaires, d’une caméra qui accompagne le poète dans chaque mouvement, tout cela reflétant le chaos de l’oeuvre exprimée. Whitehead raconte une autre histoire.

Une fois encore, lorsque Adrian Mitchell vient exposer son poème sur la guerre du Vietnam (14’31). Peter Whitehead, très concerné par le sujet, le filme en plan poitrine sans aucun mouvement. L’écoute se fait solennelle et il entrecoupe cette performance par quelques gros plans de spectateurs très attentifs et touchés par la performance. À n’en pas douter, il y avait également des spectateurs très attentifs et touchés par la lecture de Grégroy Corso, comme certains spectateurs ne devaient pas être impliqués dans celle d’Adrian Mitchell.

Lorsque Harry Fainlight vient proposer son poème (9’), les choses ne se passent pas comme il l’aurait désiré. Un autre poète, Simon Vikenoog, ne l’appréciant pas, vient perturber sa performance et le ridiculiser aux yeux du public, alors qu’avant même l’événement, les poètes savaient que Fainlight était en état de faiblesse, dépressif et drogué. Dès le départ de sa performance, Whitehead le filme en plan large baigné dans la foule. Cette foule devient de plus en plus présente lorsqu’il la brasse avec sa caméra avant que le poète ennemi ne l’interrompe. Tout le processus filmique, sur le même mode de découpage, écrase le poète et en dévoile sa fébrilité et sa petitesse face à la foule.

Enfin, Whitehead ne cesse de glorifier Ginsberg qu’il considère comme une figure de proue incontournable de la poésie, fait réel, mais qu’il accentue tout au long du film alors que celui-ci ne fait qu’écouter les poètes.

De plus, la première séquence du film ne peut en aucun cas être vue comme une représentation objective du réel de par la poésie qu’immisce le réalisateur dans cette séquence. Il nous présente un plan moyen de statues sur fond de ciel. Les nuages défilent derrière et soudain apparaît le soleil. Sur cette image est montée une lecture poétique parlant du soleil et de la lumière. Puis, commence une incantation chantée par Ginsberg alors que nous rentrons progressivement dans l’Albert Hall décrit comme un antre obscur. Le réalisateur nous plonge dans un univers poétique fort où Dieu et mythes se confondent à travers la voix des poètes et principalement celle du mantra de Ginsberg. À la différence de « Shadows », Whitehead, étant lui même issu de la Beat Generation, fait appel au mystique puisqu’il suit l’idéologie des écrivains et cinéastes.

Il est donc indéniable que Peter Whitehead n’a pas conçu un film qui serait la réalité. Il a conçu un film qui selon sa culture et sa sensibilité nous montre avec le plus d’honnêteté possible ce qu’il ressentit à la vue de ses performances. Whitehead refusa d’abord d’avouer cette évidence avant de se rétracter. Malgré toute sa bonne volonté et sa générosité, il ne put nier l’évidence.

Néanmoins, par cette tentative, Whitehead appuie un peu plus le langage cinématographique de la Beat Generation en mettant en avant la spontanéité de ses gestes. Il a fait ses choix sur le moment même, en une fraction de seconde, et ceux-ci traduisent une volonté forte de faire « vivre » les poètes, de pouvoir les rencontrer à travers l’intériorité même d’un auteur-réalisateur. Un découpage carré et un montage ficelé auraient donné une vision préméditée et donc à la fois moins franche, plus froide et plus standardisée de l’événement. Ici le langage est libre et l’auteur aussi. Il n’a qu’à réagir en essayant de traduire avec le plus de force possible la liberté de dires des poètes, mais également sa liberté de filmer. Il pose en quelque sorte le même acte que ses protagonistes. Une fois de plus, le réalisateur est acteur de son propre film par cette démarche spontanée et cette volonté de sortir du langage traditionnel. On rejoint là la notion artistique contemporaine de l’oeuvre « ouverte » prônée par Umberto Eco puisqu’en chaque choix opéré par le réalisateur l’oeuvre se développe dans son instantanéité. A la manière d’un « dripping », l’oeuvre se réalise seconde par seconde selon des choix opérés par le seul ressenti de l’artiste.

Une fois de plus, les choix posés pour sortir du contrôle formel qu’impose le cinéma traditionnel, et de l’image qu’il représente et véhicule de la société sont portés sur des actions non préméditées, qui ne s’imposent pas par calculs et manipulations ; des choix spontanés, et sur l’intention d’atteindre une nouvelle forme de langage, ici par le mystique, contre le langage social d’une pensée aristotélicienne unique décrétée comme seule forme de langage.

La spontanéité et le hasard qui peut lui être associé sont de plus en plus décrits comme un choix et non une absurdité ou une folie de quelques marginaux.

2. S’EXPRIMER CINEMATOGRAPHIQUEMENT

2.1 CHAPPAQUA (1966)

« The Sacred Place of running Water »(6)

Réalisateur : Conrad Rooks
Acteurs : Jean-Louis Barrault, Conrad Rooks, William Burroughs, Allen Ginsberg, Ravi
Shankar, Paula Pritchett, Ornette Coleman, Swami Satchidawamda, Moondog,…
Musique : Ravi Shankar, Ornette Coleman, The Fugs, conseillés par Philippe Glass
Durée : 82 minutes
Conrad Rooks (1934-2008) est un auteur américain ayant réalisé deux films :

« Chappaqua » (1966) et « Siddharata » (1972). Sa famille faisait partie des pionniers installés en Virginie dans les années 1620 avant de migrer vers l’ouest où ils s’installeront durablement. Ce voyage est important, car ils y vivront avec les Amérindiens et Conrad Rooks restera toute sa vie marqué par cette époque avant de rejoindre New York pour s’y consacrer au cinéma avec les auteurs de la Beat Generation. Il nouera notamment de très forts liens d’amitié avec le poète et réalisateur Harry Smith, ainsi qu’avec Andy Wharol.

Pour « Chappaqua », il collaborera principalement avec William Burroughs qui participera au choix de l’élan créateur à donner au film puisque l’on ne peut pas encore ici parler de scénario, mais bien principalement de choix aléatoires guidés par une vision d’ensemble de l’oeuvre, une direction vers laquelle elle doit tirer. Rooks fera également appel à Robert Frank pour tenir la caméra. Le film, de petit budget, sera financé en grande partie par Rooks lui-même, aidé de quelques amis. Il remportera le prix spécial du jury du festival de Venise en 1966, bien qu’il ne sera jamais diffusé, car jugé trop provocateur et incitant à la consommation de drogues.

La trame principale du film nous dépeint le parcours d’un homme américain, Harwick, qui fait un voyage en France pour rejoindre un centre de désintoxication. Arrivé au centre, Harwick est confronté à de nombreuses crises de manque et envies de s’échapper.

Néanmoins, il résiste et, suite à un voyage introspectif et méditatif intense, incarné par une série de visions psychédéliques accompagnée d’une dimension musicale à la fois divine et sulfureuse, peut repartir du centre et rejoindre les États-Unis d’Amérique.

Outre cette trame qui sert de squelette auquel peut se raccrocher le spectateur, le film est en très grande partie improvisé. Il comporte deux niveaux de lecture qui fusionnent parfaitement dans le personnage principal d’Harwick.

Premièrement, il évoque une jeunesse perdue dans la désolation et la drogue au niveau social. On y perçoit une génération hésitant entre cris d’effroi, extases de la consommation et révolte contre un gouvernement qui dicte la marche du monde et anesthésie le peuple. Cette génération ne sait plus si ce qu’elle fait est bien ou mal pour elle. Elle veut à la fois s’intoxiquer et se désintoxiquer.

Deuxièmement, il dresse le portrait autobiographique de Rooks qui a dû faire face à ces mêmes problèmes de drogues, et faire un séjour en centre de guérison avant le tournage. Il y joue d’ailleurs son propre rôle et tous les personnages sont incarnés par ses différents amis.

Cet aspect autobiographique, récurrent dans les films vus précédemment, est particulièrement important dans « Chappaqua » puisque le film va chercher à jouer constamment entre le monde de la réalité de vie des auteurs et celui de la fiction cinématographique ainsi que, parallèlement, entre le monde de la réalité de vie du personnage et celui de la rêverie issue de ses délires psychédéliques.

Tout d’abord, au niveau scénaristique, dès le début du film, un message déroulant intronise l’histoire personnelle de Rooks décrivant de manière intime sa propre histoire à travers le personnage d’Harwick. Nous sommes donc face à une première rencontre entre le réel et la fiction, l’histoire de Rooks servant tout au long du film comme support à l’expérimentation cinématographique via les techniques de la fiction pour transmettre sa vision subjective de son parcours. Il en découle une puissance esthétique forte proposant une imagerie rappelant la spiritualité, le rêve, la vie et la mort. Dès lors, chaque séquence est une bribe de vie de Rooks vécue lors de sa revalidation, de sa conversion au chamanisme ou faisant appel à son passé qu’il ne cesse de ressasser lors de ses délires, cherchant à retrouver la sérénité d’un temps perdu. Le terme « chappaqua » lui-même fait appel au passé familial dans l’ouest de Rooks, tout en l’ancrant au même moment dans le présent, puisqu’il désigne à la fois un lieu communautaire New-Yorkais, où les drogués se rejoignent, et une place sacrée indienne ancestrale : « The Sacred Place of Running Water », c’est-à-dire, un lieu où l’on vient mourir en brûlant et consumant cette mort par la danse et l’introspection, par le corps et l’esprit. Il s’agit en réalité soit d’un lieu où l’on pratique le rite de passage vers l’autre monde, soit d’un lieu où à la manière d’un exorcisme l’on vient renaître. En ce sens, nous revoilà face à la mythologie de Kerouac, également ami de Rooks, et à l’analyse faite par Bakhtin lorsqu’il parlait de « pregnant death », d’une mort et naissance simultanée.

De même, Rooks introduit le personnage d’une jeune femme, « the water woman », qui évoque l’amour de sa vie qu’il a dû quitter pour rejoindre l’est des Etats-Unis ainsi qu’elle symbolise d’une manière générale l’endroit où l’on se sent chez soi, sa terre domicile. On ressent là un personnage égaré entre son passé et son présent, entre ses fantasmes et sa réalité. C’est un personnage qui se laisse guider par les hasards de la vie, qui ne sait pas vraiment ce qu’il fait, mais qui aimerait s’en sortir quelque soit la manière. Ce constat s’établit lors de sa rencontre (7’40) avec un groupe de drogués, dont Ginsberg, où, fuyant vers le centre de désintoxication, il se met assis un bref instant avec le groupe avant de redémarrer en courant. Enfin, toutes les visions présentées à travers sa revalidation sont liées à des images qu’il a lui-même rencontrées lors des moments de délires liés à son sevrage et donc, l’oeuvre ne peut ancrer plus pleinement son parcours autobiographique.

Ce côté autobiographique dans le procédé filmique, à travers son voyage thérapeutique, offre plus à son auteur qu’une simple assise narrative. Rooks va intégrer le film lui-même à sa propre vie. Parcourir à nouveau ce chemin vers la désintoxication va transformer la réalisation de l’oeuvre en une source de thérapie propre pour lui-même. En effet, même si Rooks ne touche plus à la drogue, il ressent le besoin pressant de trouver de quoi agir, mais également de raconter son histoire pour pouvoir la laisser derrière lui. La réalisation de « Chappaqua » devient alors l’objet idéal de sa quête. Cela fera dire à ses collaborateurs que le film fut tourné continuellement dans une énergie de panique insufflée par Rooks qui éprouve énormément de difficulté à jouer le rôle d’un drogué alors qu’il est censé être désintoxiqué. Cette peur va contribuer à faire appel à ses souvenirs et créer le flux d’idées donnant naissance au film étape par étape. Il dira après : « I guess it’s true to say that Chappaqua just about wiped me out financially. But keeping the money would have killed me too. Making the film was the best therapy in the world for me. I’m completely through with drugs and I’ve not taken a drink in ten years. Therapeutically speaking you could say it was pretty succesfull. In other ways, though, I’ve been murdered by the industry. »(7)

Lorsque Rooks ressent qu’il est lui même en train de revivre une épreuve de passage vers la sérénité, et que son salut définitif passe par l’achèvement de son oeuvre, il va y introduire trois séquences significatives de cet état.

Tout d’abord, lors de deux séquences (25’ et 63’) où Harwick se retrouve attaché sur son lit de malade, entouré de médecins pratiquant leur thérapie, Rooks rend visible l’entièreté du plateau technique. Nous voyons, autour de la scène qui se déroule normalement, les éclairages, la caméra, les techniciens parlant entre eux, un comédien attendant de pouvoir jouer son rôle. La deuxième fois où ce procédé est répété à l’identique, Harwick exprime son malaise en dansant alors que les techniciens attendent qu’il soit prêt, parlent de « making of » et nous entendons même « roll it » au moment de reprendre la scène.

Ensuite, Rooks va laisser planer le doute sur la fin de son film (76’). Comme prévu, le protagoniste sort du centre de désintoxication guéri, mais Burroughs, l’incarnation de la dépendance d’Harwick, est toujours présent à ses côtés. De plus, son médecin le met en garde contre toutes autres formes de dépendances, lui expliquant qu’il sera tenté de remplacer la dépendance à la drogue par d’autres formes de dépendances. Ce moyen étant par déduction le cinéma. Rooks dira dans « Naked Lens » : « Making films has become an addiction for me, just as powerful as anything I’ve ever known. I will do whatever is necessary to make them. The obstacles don’t matter. »(8)

Malgré la conscience qu’il a de la dépendance, dans sa vie comme dans la vie de son personnage, il reste possédé par des énergies qu’il ne peut contrôler. Ces extases et souffrances n’ont pas disparu, elles ont changé. Cela rejoint une des théories de Burroughs concernant les civilisations occidentales. Burroughs met en avant l’idée que nos civilisations manquent cruellement de pratique spirituelle et qu’à ce manque se substitue toutes formes de dépendances dont, la plus proche des visions divines, celle à la drogue. Ce n’est dès lors pas un hasard si tout au long de sa désintoxication, les crises de manque d’Harwick sont juxtaposées à des visions spirituelles et que « Chappaqua » est le thème du film.

Le lien entre réalité et fiction est donc non seulement brouillé parce que la réalité vécue alimente la fiction, mais aussi parce que la fiction permet à la réalité de se réaliser dans le meilleur des schémas pour son auteur et devient essentiel à sa propre réalisation personnelle. Sans les sensations que procurent l’acte de filmer, Rooks serait perdu.

Ce sentiment s’augmente encore au sein même des choix techniques opérés pour le film puisque ses amis jouent les différents rôles du casting, et qu’il en incorpore même certains au moment du tournage. Ravi Shankar qu’il rencontre quelques semaines avant le tournage est ainsi ajouté à la liste de comédiens.

De plus, la photographie présente la même ambiguïté entre réalité et fiction au sein même de la narration, dans ce que vit le personnage. En effet, les séquences s’alternent entre séquences en noir et blanc et séquences en couleur tout au long du film, laissant penser que les premières sont la vie vécue par le personnage, alors que les secondes seraient ses délires psychédéliques ainsi que leurs réponses spirituelles.

Lors d’une des premières séquences (3’40), Harwick marche dans les rues de New York et se retrouve au sein d’un concert de rock où le chanteur écrase des cubes blancs formant le mot LSD et donc identifiables comme en étant eux-mêmes. À ce moment, la photographie est noire et blanche. Harwick se jette alors sur les cubes brisés et les inhale.

Après inhalation, Harwick plonge dans un délire mental et la photographie passe en couleur. On croit alors que l’utilisation de ces deux procédés est très claire, voire clichée, et que le noir et blanc raconte la réalité alors que la couleur nous mène aux effets de la drogue.

Sur ces images en couleur se mêlent, par procédé de surimpression, d’autres images en couleurs représentant à la fois les démons d’Harwick – tentations de la vie New-Yorkaise, consommation, …- et les Dieux – water woman, nature de l’ouest,…- renforçant ce sentiment d’une séparation clair entre la vie à jeun et la vie sous effet de la drogue. Puis, le film revient sur une séquence en noir et blanc où Harwick marche dans la rue, visiblement très fatigué et abattu par les drogues. Une séquence qui serait donc implantée dans la réalité du personnage.

Mais, ce noir et blanc est beaucoup plus contrasté que le noir et blanc précédant. Il ne nous fait plus penser à une approche réelle de la vie d’Harwick, mais à l’expression de son malheur et de la difficulté à assumer l’effet fatiguant de la prise de drogue.

Au fur et à mesure que le film se déroule, cette frontière va être de plus en plus impalpable. La confusion deviendra telle que lors de la dernière partie du film, il est impossible d’identifier ce qui relève du délire, ou du spirituel, de ce qui relève de la réalité ou de la crise de manque.

En atteste une autre séquence, en noir et blanc, dans un bar (55’) où Harwick, à nouveau sous l’effet des drogues, est pris à partie dans un concert de « free jazz ». Jusque-là, tous les événements liés à la spiritualité – méditation, transe, shaman,…- semblaient appartenir au monde des couleurs, mais il n’en est plus de même ici. En effet, sous l’effet des substances et de la musique improvisée, une première vision colorée d’un druide lui parvient.

Mais, petit à petit, Harwick va se prendre au jeu et se mettre à danser à la manière d’un rituel dans le bar toujours en noir et blanc. La vision du druide va alors être évoquée en noir et blanc également, ce même druide dansant à son tour. Puis, les visions vont se faire fréquentes, mélangeant images réelles des habitants de l’ouest et images des shamans. Le rythme augmentant, la frontière entre délire et réalité va se briser si bien qu’Harwick se retrouve dans des situations aussi spirituelles et impossibles physiquement dans les images en noir et blanc que dans les images en couleur. Il est tout simplement en transe dans les deux mondes.

Cette confusion témoigne de deux phénomènes. Tout d’abord, Rooks renforce ici le sentiment constant du film, à savoir que les frontières, aux différents niveaux de lisibilité, entre réalité et rêve ne comptent pas pour lui. Cette confusion représente d’une part sa crise identitaire et l’idée même que les drogues ne mènent pas toujours à un monde plus mauvais que celui des non drogués. Il reste une ambiguïté sur le bienfait de la prise de drogue. Ce postulat rejoint une des grandes lignes de vie de la Beat Generation qui, face à la morosité du monde réel, estime que le monde des drogues n’est pas toujours moins bon. On peut y voir l’idée que la nature n’est pas un monde unique, où les drogues ne représenteraient qu’une distorsion de cette unicité, mais qu’il existe plusieurs mondes parallèles tous aussi valables les uns que les autres. Par les drogues, moyen de substitution à notre incapacité spirituelle d’Occidentaux, nous accédons à un autre voyage dans l’espace et dans le temps. Nous verrons que Burroughs poussera la réflexion plus loin, en imaginant que dans notre monde tout est contrôlé par des instances supérieures issues du monde des mots desquels découlent des idées, des manières de nous faire agir et que notre but ultime est de les anéantir afin de nous libérer.

Face à notre incapacité à nous émanciper par la spiritualité se présente donc le monde de la drogue, monde à la fois réel, sous contrôle, et irréel, nous permettant de nous oublier.

Ensuite, il n’est pas absurde de penser, au regard du fait que la majeure partie du film est improvisée sur base du ressenti de Rooks et que la Beat Generation rejette les logiques trop « évidentes », que cette opposition filmique entre les deux mondes n’existe tout simplement pas pour lui et que, par conséquent, après nous avoir expliqué un procédé simple de séparation, il décide de s’en remettre à l’aléatoire. Ce n’est là que la continuité du procédé narratif, où Rooks nous offre un squelette scénaristique comme repère – drogué, sevrage, désintoxiqué – avant de nous perdre dans une série de sentiments introspectifs variant aléatoirement entre des scènes du passé, du présent, de spiritualité, de sexualité, d’hallucinations, de réalité,… Burroughs, présent au montage, explique dans « Naked Lens », que le travail d’assemblage s’est fait par pur procédé associatif dans le but d’obtenir des séquences organiques en utilisant aussi bien des juxtapositions que des oppositions. Il dit : « The film may be said to consist of material found rather than contrived. »(9) Les images sont donc « trouvées », mais pas « contraintes ».

Au regard des films précédemment analysés, « Chappaqua » présente de grandes similitudes dans ces procédés artistiques telles la spontanéité au cadre et pour les acteurs jouant leur propre rôle, l’autobiographie, la présentation d’une vision différente de penser le monde cinématographique et le monde réel, la corporalité très présente,…

Néanmoins, le film nourrit un paradoxe. D’apparence sa trame narrative semble ancrée dans une logique aristotélicienne avec une narration constituée de causes et d’effets selon le sens commun, mais parvient au fil des minutes à atteindre un niveau d’étrangeté, par rapport au cinéma classique, et sans aucun jugement de valeur, plus grand que les autres films.

Beaucoup diront, et sa filmographie semble en attester, que Conrad Rooks n’était pas un bon réalisateur et que sa grande force fut d’être entouré d’amis très créatifs. Je ne vois pas ici l’utilité de juger de telles affirmations, mais tiens à stipuler que le décalage onirique ressenti à la vision de ce film est très proche des prémisses que va avancer William Burroughs, en premier lieu dans sa littérature à l’aide de Brion Gysin, puis dans le cinéma à l’aide d’Anthony Balch. Le film apporte cette impression d’une « vision » différente liée à la lutte qu’il provoque entre langage narratif traditionnel et sa part d’aléatoire. Jack Sergeant cite :

« Burroughs also influenced Rooks’ understanding of the film, making Rooks aware on lines of the new film language based on lines of association. »(10) Ils seront les grands explorateurs des procédés de lignes associatives, des procédés de permutations et de cut-ups selon des méthodes aléatoires, mais dirigées par la définition même qu’ils en font et l’énergie créatrice qu’ils y mettent. Pour Burroughs, il n’y pas de hasard dans l’aléatoire et la création d’un
langage sans sens direct amène à voir le monde différemment.

2.2. WALDEN (1969)

« I’m not a filmaker, I’m a filmer. I’m obsessed
with filming not making film. I don’t make film. »
Jonas Mekas(11)
Réalisateur : Jonas Mekas
Durée : 168’

Jonas Mekas est le réalisateur de « Walden », mais est aussi un artiste complet. Il est peintre, écrivain, poète, analyste et à la tête des nombreux mouvements contestataires cinématographiques. C’est notamment le créateur de la « Film-Maker’s Cooperative », en 1962, qui fut la première coopérative à promouvoir le cinéma indépendant et le cinéma expérimental. Tout au long de sa vie, il a soutenu ces genres marginalisés par les grandes productions et dont la survie tient à la volonté d’hommes sachant les rassembler et leur donner une visibilité. On peut notamment le féliciter d’avoir promu « Pull my daisy », « Shadows », « Wholly Communion » et de nombreux autres films de la Beat Generation. Il est aussi connu pour son manifeste ; le « New American Cinema Group » (1962). Sa volonté de se faire chef de file, et porte-parole, de tous ces auteurs l’emmènera plusieurs fois en prison notamment pour avoir présenté « Un chant d’amour » (1950) de Jean Genet et « Flaming creature » (1963) d’Harry Smith, deux films traitant la libération sexuelle et l’homosexualité. En ce sens, il n’est pas représentant uniquement de la Beat Generation, mais plus largement de tout le mouvement de la contre-culture.

En tant que réalisateur, il est l’un des premiers à créer le concept de « journal filmé » mêlant vie personnelle et cinéma comme c’est le cas dans « Walden ». Avant cela, il réalisa « Gun of threes » en 1961. Ce film inspiré de « Pull my daisy » est une fable ironique sur un couple de personnes noires heureuses alors que leurs amis, un couple de personnes blanches, sont dépressifs. Ce film n’est malheureusement plus trouvable. Dans « Naked lens », Jack Sergeant le décrit comme un film à l’aspect documentaire, car la vie n’y suit pas le film fictionnel narratif, mais y fait des incursions1. Il y a peu de narration et si celle-ci existe, elle est interrompue par des événements impromptus qui ne sont que des jaillissements de la vie quotidienne sans aucun rapport avec la narration. Le film prend la forme d’un manifeste beat qui scrute les aspirations d’une génération. Il continuera ensuite dans le domaine du cinéma proche de la vie sociale en réalisant « The brig » en 1963. Le film raconte la brutalité vécue par les incarcérés des prisons militaires et remportera un prix à Venise dans la section documentaire bien qu’il soit néanmoins tourné à l’aide d’acteurs amateurs.

Sur le plan esthétique, Mekas consacre sa carrière à sa révolte contre les codes sociaux avec le même point de départ que la Beat Generation ; l’autobiographie, le quotidien, l’intime, l’éphémère, le spontané, une narration dramatique pauvre, un bouleversement du langage…

Ses films sont également proches du documentaire tout en étant assumés subjectivement et poétiquement. Ils sont composés de situations du quotidien dont Mekas prend la substance et en assemble tous les éléments comme un ensemble de chansons englobées dans une chanson plus grande. Il nous montre donc des accumulations de moments de vie qu’il traite de toutes les manières possibles techniquement, selon ses envies poétiques. Bien souvent, cela aboutit à un film très désordonné, mais dont la sensation laissée est proche de la vie. On peut lire dans « Une renaissance du cinéma ; le cinéma underground contemporain » de Noguez :

« Oui, les artistes sont en train d’abandonner les histoires belles, heureuses, divertissantes, où l’on s’autoglorifie. Ils commencent à exprimer leur anxiété d’une manière plus ouverte et plus directe. Ils sont en train de chercher une forme plus libre, une forme qui leur offre une plus large échelle de rapports émotionnels, des explosions de vérités, des cris d’avertissement, des accumulations d’images – non pour réaliser une histoire amusante, mais pour exprimer pleinement les tremblements de la conscience de l’homme, pour nous confronter, au plus près, avec l’âme de l’homme moderne (…)

Ce n’est pas à travers l’esprit et l’ordre que je crée. Je crée à travers mon ignorance et mon chaos. L’ordre ne m’intéresse pas. Je sais qu’à travers mon chaos, j’ai une chance d’arriver quelque part, de capter quelques mouvements secrets du subconscient, de la vie, de l’homme. (…)

C’est à partir de cette anxiété que mon mécontentement croît. Et je le jette contre tous ceux qui sont du côté de la mort. Ce n’est pas que je croie les changer. Ils ne méritent peutêtre même pas qu’on les sauve, ils ne méritent pas le souffle d’une seule fleur foulée par leur pouvoir. Il y a seulement que ma patiente s’est enfuie. Il y a seulement que je devais faire ce geste de solidarité envers ceux qui pensent et sentent comme moi, sont en colère pour les mêmes raisons que moi – pour tous les autres mon film n’aura aucun sens. Mon film est seulement une lettre de solidarité aux amis d’un mécontentement existentiel, peu importe le continent, le pays – un lettre du coeur dément de ce monde malade. »(12)

De chaos, il en est question dans « Walden », long film en forme de journal intime d’une durée de trois heures. Le film tire son titre d’un livre (1854) de philosophie de Henry David Thoreau où l’auteur narre son expérience d’isolement pendant deux ans près d’un étang nommé Walden. De même, Mekas se ballade avec sa caméra pendant quatre ans entre 1964 et 1968 où il filme toutes les situations quotidiennes pour lesquelles il ressent une aspiration poétique, un point de vue différent du visible. De là naît une série de poèmes, d’humeurs, d’énergies assemblés note après note à la manière d’une improvisation de Jazz en respectant l’ordre chronologique des événements. Tous ces événements ayant pour point central Manhattan et son lac qu’il décide d’appeler… Walden. Le film est ici très différent de « Wholly Communion » puisqu’il ne règne aucune ambiguïté sur sa subjectivité tant au niveau formel que narratif.

En plus d’une envie forte de scruter son passé, Mekas réalise ce film en réaction à la domination hollywoodienne qui le prit pour une provocation puisque l’oeuvre non narrative a une durée plus longue que leurs films de fiction alors qu’il ne respecte aucun code de leur langage cinématographique, alors qu’il n’y a pas d’histoire à proprement parler. Mekas scelle là un acte de contestation fort ainsi qu’une oeuvre poétique intime tout comme ce que font les auteurs de la Beat Generation. Ce film, libéré de toutes contraintes, sera diffusé dans les réseaux parallèles underground et constituera un emblème pour tous ces auteurs.

Le film ressemble a un album photo – des intertitres à la manière d’une légende viennent présenter les différents moments – où des centaines de bouts de réels sont montés dans un éclatement total, une désorganisation complète. On pourrait comparer cette oeuvre d’une part à l’action painting de Pollock où par la méthode du dripping, dans ce cas présent des techniques de montage, l’artiste par actions successives sans lien logique construit son oeuvre globale. Mekas joue l’abstraction à l’aide d’un montage haché, usé par les jump-cuts, mouvements de caméra, flickers, flous, tremblements, décadrages, surexpositions, surimpressions d’images,… Cette abstraction garde tout de même un lien fort avec le réel puisqu’on y rencontre sa vie, ses enfants, ses femmes, ses amis – dont beaucoup d’auteurs beat, certains morts, des célébrités, des inconnus… d’où en découlent un certain bonheur et une certaine nostalgie au même moment puisque l’oeuvre est présentée à la première personne. Il accorde également beaucoup d’importance aux saisons qui passent, horloge naturelle d’une vie dont la puissance esthétique amène le poète à changer ses états d’âme. Mekas creuse et nous offre ses propres joies et mélancolies poétiques.

Ce chaos révélateur procède de l’utilisation à outrance des techniques cinématographiques comme si l’auteur voulait tester tout ce qui est possible dans son film. En pied de nez à Hollywood, il dédie le film dès les premières secondes (14e) aux frères Lumière rappelant qu’à l’invention du cinématographe était liée l’innocence de la première utilisation.

Comme eux, il se met face au monde cinématographique, comme si celui-ci n’avait jamais été, mais avec toutes les techniques de son temps, et exprime son envie de tout filmer, de tout expérimenter comme si Hollywood n’avait rien codifié. Le titre « Walden » exprime luimême un retour à la nature, aux choses organiques loin de l’industrie hollywoodienne. Il assume encore plus cette allusion lors d’une séquence (27’10) où on le retrouve manipulant sa caméra alors que la bande sonore est celle d’un train passant et faisant allusion à l’arrivée du train en gare de La Ciotat filmée par les Lumière.

Après quelques autres images suit (29’) une séquence intitulée « Notes on the circus » qui est très représentative du travail de Mekas. Il y filme un spectacle de cirque en essayant d’y retranscrire l’ambiance d’un souvenir d’enfance que lui, subjectivement, y avait perçue. Il utilise alors tous les artifices qu’il pressent pour y arriver, jouant de surimpressions, de jumpcuts, de jeux de lumière ou encore sur le rythme et la musique. Mekas y développe notamment une admiration pour la grâce poétique d’une acrobate qui revient souvent dans la séquence, mais est happée dans la folie extravagante générale du cirque. Toutes les émotions sont confondues dans cet endroit impossible.

Par la démultiplication de ses images, leurs réapparitions et le fait qu’elles se répondent l’une à l’autre grâce à l’apport du temps qui nous habitue à appréhender le moment, l’oeuvre s’organise en une chorégraphie chaotique. Ce bouleversement esthétique fait que l’événement tient dans sa temporalité globale comme étant une représentation de cirque, mais n’offre pas de linéarité temporelle en son intérieur. Nous sommes comme plongés dans le regard d’un enfant qui n’a pas de notion des codes gérants un spectacle forain et qui observe chaque élément comme étant extraordinaire. Mais n’étant pas des enfants, la musique enjouée nous ramène à une certaine nostalgie d’un temps où le « comment faire » n’existait pas, où nous étions irrationnels. Notre manière adulte et selon Mekas, empoisonnante, de vivre notre vie selon une certaine linéarité temporelle est alors en confrontation directe avec l’émerveillement qui ne s’ancre pas à un temps global, mais dans l’éphémère et dans les sens.

Une fois encore, par la spontanéité de l’acte de filmer ces moments de vies selon son bon vouloir et sans contrainte, par la spontanéité d’un montage selon son ressenti organique, mais sans penser chaque enchaînement selon une logique causale, Mekas nous donne à voir un autre monde, une autre vision. De par son regard, nous accédons à un langage nouveau qui ne peut être nommé que d’expérimental parce qu’il contre les codes installés par le cinéma classique. Nous retrouvons là les éléments fondateurs de tout le cinéma beat : autobiographie, vision subjective novatrice voir mystique, langage cinématographique bouleversé, refus de la linéarité aristotélicienne, poésie, spontanéité, révolte sociale.

« Ce film étant ce qu’il est, c’est-à-dire une série de notes personnelles concernant des événements, des gens (des amis) et la Nature (les saisons) – l’Auteur n’en voudra pas au spectateur (il l’encourage presque) si celui-ci choisit de ne regarder que certaines parties du travail (film), selon le temps dont il dispose, selon ses préférences ou selon toutes autres bonnes raisons. »(13) Jonas Mekas !

3. DEMANTELER LA STRUCTURE DU LANGAGE CINEMATOGRAPHIQUE

3.1. DESTRUCTION DES STRUCTURES ASSOCIATIVES

« En découpant un carton de montage pour un dessin dans la chambre 25, j’ai fendu toute une pile de journaux avec ma lame et j’ai pensé à ce que j’avais dit à Burroughs quelque six mois auparavant de la nécessité d’appliquer les techniques du peintre directement à l’écriture. J’ai ramassé les mots bruts et j’ai commencé à mettre ensemble des textes qui ont paru plus tard comme premiers cut-ups. À ce moment-là, je les trouvais hilares et hystériquement significatifs. Je riais tant que mes voisins me croyaient défoncé. »(14) GYSIN C’est en 1959, dans la chambre 25 d’un hôtel à Paris, que Brion Gysin découvre par accident la méthode du cut-up. Cette première expérience lui semble n’avoir aucun sens si ce n’est celui de la plaisanterie. Mais, William Burroughs se montre immédiatement plus sérieux à propos de ce que vient de créer par accident Gysin. En effet, Burroughs, dont nous avons vu la réticence à l’égard des formes de contrôle de la société, s’intéresse depuis quelques années à la métaphysique du langage et au fonctionnement qu’entretient l’être pensant avec cet instrument de communication. Petit à petit, Burroughs vient à penser que le langage parlé avec des mots n’est pas un moyen d’exprimer nos pensées, mais qu’au contraire ce sont les mots eux-mêmes, de par leur enracinement dans notre histoire, qui nous mènent à penser d’une certaine manière. Il en déduit que les mots, étant donné leur organisation causale, l’un en entraînant l’autre, fonctionnent de manière associative. Et que ces associations, préprogrammées depuis que le premier homme les a employées, nous dictent des lignes de conduite. Ainsi, par des associations différentes, nous percevrions le monde de manière différente et nous nous exprimerions différemment aussi. Pour Burroughs, cette prise de conscience est très importante, car il avance la thèse que l’être humain ne pourra pas évoluer vers son prochain état s’il ne se libère pas de ce conditionnement du mot.

Alors même que Gysin découvre la méthode du cut-up, Burroughs est en train d’expérimenter le rapport entre les mots par permutation afin d’en tester la rigidité de sens.

De même, son premier roman reconnu « The Naked Lunch » (1957) porte déjà en lui les traces d’une déstructuration globale de la forme « roman ». Il prend donc très au sérieux Gysin qui pousse sa réflexion encore plus loin puisque le cut-up ajoute une dimension fondamentale à ses recherches ; celle du hasard. Les deux hommes se mettent à expérimenter les structures du langage à travers le cut-up, les permutations, mais aussi le fold-in qui constitue en une sorte de « flash-back » littéraire où par exemple la page 100 d’un livre serait insérée après la page 10 permettant à l’auteur de changer la linéarité de son parcours temporel narratif, mais aussi au lecteur, par un bond dans le temps de la page 10 à 100, de se remémorer la page 1 pour vivre la narration selon une discontinuité temporelle. Quelle que soit la technique adoptée, il en ressort qu’il existe bien un sens caché derrière les lignes associatives des mots. Une des premières permutations de Gysin en atteste :

Come to free the words
To free the words come
Free the words to come
The words come to free
Words come to free thee !(15)

Dans « The Beat Generation », Gerard-Georges Lemaire explique : « Dans un premier temps, les cut-ups ne furent appliqués qu’à des textes courts, pris dans des journaux ou des lettres. Ils défaisaient, mêlaient, combinaient et laissaient au hasard le soin de déranger et de redistribuer la signifiance du message. Ce dernier était poussé dans ses derniers retranchements. Deux messages, ou plus, donnaient, une fois assemblés selon cette stratégie de la page, un autre message qui révélait ce que ses composantes se gardaient bien de déclarer. Rapprocher par ce moyen systématique hors du contrôle de l’intelligence des sources d’information divergentes démontrait leur étroite interdépendance… Les textes qui en résultaient prenaient toujours une tournure narrative, énigmatique au premier abord, mais en définitive très explicite et parfois prémonitoire. Leur distribution sémantique détournait les éléments de base de leur signification primaire, dévoilant leur portée réelle.

Dès lors, n’importe quelle forme d’écriture va consister en une opération de décodage, de contamination et de perversion des sens. Tout cela en fait parce que tout langage est mystification et que tout est fiction. »(16)

On comprend donc qu’en fonction de la coupe, et donc du changement de l’ordre sémantique, la causalité signifiante d’un texte disparaît et laisse donc place à une autre signification globale. Et à Burroughs d’expliquer la méthode :

« La méthode est simple. Voici l’une des manières de procéder. Prenez une page. Cette page par exemple. Maintenant, coupez-la en long et en large. Vous obtenez quatre fragments : 1, 2, 3, 4. Maintenant, réorganisez les fragments en plaçant le fragment 4 avec le fragment 1, et le fragment 2 avec le fragment 3. Et vous obtenez une nouvelle page. Parfois cela veut dire la même chose. Parfois cela veut dire quelque chose de totalement différent et, dans tous les cas, vous découvrirez que cela signifie quelque chose, et quelque chose de tout à fait déterminé… Voici un poème cut-up de Rimbaud : « Visite des souvenirs. Seulement votre danse et votre maison voix. Sur l’air sururbain des désertions improbables… Tout harmonique languit pour querelle. Les grands cieux sont ouverts. Candeur de vapeur et tente crachant sang rire et pénitence ivrogne. Promenade de vin parfum ouvre bouteille lente. Les grands cieux sont ouverts. Clairon suprême consumant des enfants chair en buée. » Les cutups sont pour tous. N’importe qui peut faire des cut-ups… Les images changent de signification sous la paire de ciseaux, les images olfactives se changent en visions sonores, la vue en son, et le son en synesthésie. »(17)

Il s’agit en fait d’assumer l’idée que la « réalité » n’est pas unique, mais issue de contraintes et formules. C’est un ensemble de lignes associatives de mots et d’images insérées en nous. Et pour Burroughs, l’artiste doit libérer l’homme et donc les mots de ces associations et non pas les enchaîner. Il nous faut donc rompre avec le langage dans sa logique commune (chose à laquelle Rimbaud avait déjà pensé).

Bien évidemment, nous pouvons rapprocher cette thèse de celle employée par les dadaïstes lorsqu’ils pratiquèrent l’écriture automatique. Néanmoins, si l’homme peut imaginer se libérer de toutes formes de contrôle, il ne peut le faire de manière efficiente s’il ne s’en remet qu’à son simple jugement, puisqu’il pense lui même en terme de lignes associatives. Il y a donc, avec le cut-up, l’outil nécessaire pour que Burroughs puisse commencer son travail, qu’il appelle d’extermination de la logique structurale du langage en la technique du hasard.

Sur base de cette réflexion, il est intéressant d’analyser deux films écrits par William Burroughs, réalisés par Anthony Balch, Brion Gysin y participant également. Ces deux films sont différents au sens où le premier, « Towers open fire » avance les recherches de Burroughs alors que le second, « The cut-up » l’exécute en sa totalité. Pour Burroughs, le langage cinématographique souffre des mêmes maux que le langage parlé (voir introduction) puisqu’il est tout aussi ancré dans une logique associative dérivée de la pensée aristotélicienne. Il est alors important pour lui d’implanter ses « virus » à l’intérieur même de
ce langage afin de le libérer de sa structure traditionnelle et de l’ouvrir à d’autres formes structurelles. C’est qu’il appellera la « révolution électronique » et qui sera repris par bon nombre d’auteurs afin d’en faire la bannière de la lutte contre les formes artistiques imposées.

3.2. TOWERS OPEN FIRE (1963)

“A paranoid is someone who knows a little of
what’s going on.” William Burroughs(18)
Réalisateur : Anthony Balch
Scénariste : William Burroughs
Acteurs :William Burroughs, Brion Gysin, Ian Sommerville, Michael Portman
Voix Off : William Burroughs
Durée : 9 minutes 34 secondes

Anthony Balch (1938-1980) est un producteur et réalisateur indépendant anglais. Il collabora tout au long de sa carrière avec les auteurs de la Beat Generation, dont principalement avec William Burroughs et Brion Gysin depuis 1962. Il se consacra par la suite à des films de série B dont le plus connu est « Horror Hospital » sorti en 1973. Ils tournent tous ensemble « Towers open fire » à la fois à Paris, Gibraltar et Londres.

Ces changements de lieux sont simplement le fruit du mode de vie des auteurs de la Beat Generation qui voyagent constamment. Le tournage se fait sans budget et sans équipe. Le film se constitue en un assemblage de différents thèmes issus de la littérature de Burroughs et de scènes de son quotidien. Ils les assemblent, à la manière d’un collage, par procédé associatif purement intuitif et poétique. Ce procédé lui confère une nouvelle fois le caractère spontané, et la volonté autobiographique, qui fait loi dans tous les films analysés par avant. Néanmoins, derrière cette spontanéité aussi bien dans le jeu que dans le montage, on décèle une volonté sous-jacente de dénoncer la société contemporaine et de présenter un monde utopique où l’homme retrouverait sa liberté face au système social de contrôle mis en place. Il existe donc une trame narrative qui ressort du collage de toutes ces séquences.

En effet, le film traite de la destruction du marché boursier, en référence à la crise de 1929, et de la désintégration totale de ses dirigeants. Pour ce faire, un commando paré d’un masque à gaz, incarné par Burroughs, se lance à l’attaque d’archétypes de cette société dictatoriale. Pendant le film, ces archétypes sont détruits et remplacés par des solutions liées aux travaux artistiques de Burroughs et Gysin ainsi qu’à la libération des corps et pensées.

La voix off incarne deux personnages ; le soumis et celui qui soumet. Burroughs joue les deux voix et les deux personnages. Il y lit des passages provenant de ses différents livres et les assemble à nouveau selon le procédé du collage alors qu’ils n’y étaient pas du tout destinés. Etant un poète avant tout, Burroughs ne s’impose aucune restriction par rapport aux mélanges des genres artistiques. Littérature et cinéma s’assemblent.

Le film commence sur un gros plan-séquence fixe de Burroughs où il cite un passage de son livre « The soft machine ». Ce passage est particulièrement horrible et cynique puisqu’il relate les dires racistes d’un agent de contrôle et s’adresse à nous : « Now kid what are you doing over there with the niggers and the apes ? Why don’t you straighten out and act like a white man ? After all they’re only human cattle – You know that yourself – Hate to see a bright young man fuck up and get off on the wrong track – Sure it happens to all of us one time or another – Why the man who went on to invent Shitola was sitting right where you’re sitting now 25 years ago and i was saying the same things to him – Well he straightened out the way you’re going to straighten out… You can’t deny your blood kid – You’re white white white – And you can »t walk out on Trak – There’s just no place to go. »

Bien évidemment, Burroughs n’est pas raciste. Il s’agit là d’une dénonciation froide et ironique d’une tranche de la société américaine dont la classe patronale. Il est à noter, pour éliminer toute ambiguïté, que la phrase suivante dans « The soft machine », prononcé par Burroughs lui-même, est « Je n’avais jamais entendu de chose aussi dérangeante avant. »(19)

S’en suit une séquence (1’15) où Burroughs, en patron, s’adresse à ses employés sur un ton incantatoire. Il exécute en même temps une sorte de rituel magique autour de symboles et de bobines. Il fait là référence au pouvoir des mots et symboles préenregistrés, comme nous l’avons vu ci-dessus. De même, l’incantation continue sur un plan de Balch se masturbant en référence à une des trois formes de contrôle du corps d’après Burroughs ; le sexe (avec le pouvoir et la drogue, alors que l’esprit est lui contrôlé par les mots).

Puis, en rupture totale, aussi bien musicalement que dans l’intention de jeu de la voix off, Burroughs endosse le rôle du soumis qui veut se libérer et nous explique une des manières de pratiquer le cut-up (2’37). La séquence suivante en est l’exemple. Burroughs marche sur les quais de la Seine à Paris et la séquence est hachée à la manière d’un cut-up, mais il est tellement rapide qu’il intervient plus comme une attaque surprise que comme un processus avec lequel nous apprenons à vivre (ce qui sera le cas dans « The cut-up »).

Burroughs semble vouloir nous enseigner la violence que peut avoir un tel procédé sur des personnes pensant selon un continuum de signifiants comme nous le faisons.

Suite à cette attaque libératrice, un plan nous montre un journal où il est écrit que la bourse a chuté (3’21). La décadence de l’air du contrôle a commencé, car le virus cut-up s’est propagé à nous spectateurs. On voit alors des gens perdre pied, s’afférer devant la bourse et Burroughs qui réincarne le pouvoir, à travers le patron en voiture, ordonne à ses employés de nous vendre des médicaments pour calmer notre anxiété et nous garder sous contrôle.

Mais, cette anxiété, qui fait mal, peut être calmée par d’autres moyens, par nos propres moyens : « Anything that can be done chemically can be done by other means » est prononcé par la voix libératrice au moment même où apparaît la DreamMachine (3’50). Cette DreamMachine est une invention de Gysin et Sommerville (1959) destinée à produire des images hypnotiques sur notre esprit, par son procédé rotatif et les apparitions de flickers qui en découlent, grâce à la persistance rétinienne. Elle est censée permettre d’atteindre cet autre seuil de réalité tant recherché par ces projections d’images pures et pourrait donc être comparée au cinéma lui-même, mais à nouveau comme en littérature, débarrassée de toutes ses lignes associatives à la manière du film « The cut-ups ». Burroughs nous explique alors à nouveau le procédé du cut-up (5’10) et le plan de son visage est entrecoupé par plusieurs retours de la DreamMachine. On entend la voix du pouvoir en contre-point ordonnant à ses employés de fermer l’écran, d’éteindre le film. Burroughs doit arrêter de nous alarmer, de nous transmettre le virus, de nous donner les armes de la rébellion.

Mais, il est trop tard. Si la lutte entre le libérateur et l’oppresseur fait rage, la DreamMachine et Burroughs, armés de l’enregistreur sonore à l’aide duquel il fait des cutups, sont prêts et finissent par vaincre. Un commando masqué rentre dans une maison, par la fenêtre, et à l’aide d’un fusil orgasmique tire des balles de ping-pong sur des cadres de photos de famille représentant le pouvoir patriarcal (6’57). « Towers open fire ! » Les images se brouillent, s’alternent, se juxtaposent. La tension va crescendo. Chaque membre du pouvoir est désintégré l’un après l’autre. Les symboles s’envolent. Un écran blanc apparaît.

S’en suit un jeune homme (8’40), au comportement léger, comme libéré, qui danse sur un vieil air d’improvisation jazz (référence ultime à la libération des corps et esprits). Mais le bonheur est de courte durée. Levant les yeux vers le ciel, l’homme aperçoit un ensemble de taches lumineuses peintes à la main sur la pellicule. Il semble assiégé par une forme de pouvoir plus lointaine que celle du film. Burroughs nous rappelle que le pouvoir n’appartient pas à l’homme directement, mais à une force divine, incarnée à travers les mots et symboles, qui s’est immiscée dans l’homme dès sa naissance. La bataille n’est donc pas encore gagnée. C’est à nous de la continuer en éliminant l’entièreté de ses agents.

Le commando fait son retour et saute à nouveau par la fenêtre (9’20), mais cette fois-ci se dédoublant. C’est une dernière mise en garde de Burroughs qui dans ses livres stipule que le défenseur et l’oppresseur pourraient très bien sceller une alliance en cas de défaite. Les traîtres peuvent être partout face au pouvoir du contrôle. Cela explique aussi son double rôle dans les voix off.

« Towers open fire » détient les mêmes caractéristiques que les films vus précédemment, c’est à dire, équipe et budget réduits, improvisation du jeu, montage par collage, autobiographie et auteurs jouant leur propre rôle, à la différence que le traitement du film est axé sur un ton ironique et glacial porté par une dose d’humour.

Néanmoins, nous sommes ici nous-mêmes acteurs du film dans l’interaction que crée Burroughs entre ses deux personnages et nous. Il nous met en garde d’un danger et nous démontre sa thèse en essayant de provoquer chez nous la vision différente dont il fut atteint par le passé et à laquelle il croit fermement.

De même, si le continuum causal dans lequel s’inscrivent les mots est une manière de contrôler notre libre arbitre, le continuum causal dans lequel s’inscrivent les images l’est tout autant. Burroughs sait que les moyens de communication évoluant, la télévision et le cinéma sont aujourd’hui des éléments de contrôle puissants des masses. Et le système hollywoodien avec son système aristotélicien, nous expliquant que sans causalité il n’y a pas de compréhension possible de l’oeuvre, est le premier à vouloir contrôler le spectateur en le distrayant par les nouveautés technologiques, mais sans jamais remettre en cause la manière narrative de faire les films. Cette industrie s’arrange aisément avec les plus hautes instances pour récolter un maximum de bénéfices financiers sans mettre en danger la docilité du peuple par les thèmes développés au sein de leurs films. Cette main mise constante sur le pouvoir empêche évidemment la production et la visibilité d’oeuvres intimes qui voudraient réformer les codes linguistiques du langage cinématographique. Burroughs, ayant une grande notoriété à l’époque, et une grande légitimité en tant qu’auteur, essaye d’interpeller le spectateur sur le cinéma lui même tout en restant fidèle à ses principes. Néanmoins, les expériences sur le langage de Burroughs furent, la plupart du temps, plus reconnues en littérature qu’en cinéma.

Les premières diffusions de ses films le confinèrent dans le milieu « underground » cinématographique car ils furent souvent incompris et, pour « The cut-ups », firent fuir la plupart des spectateurs par le bouleversement sensoriel qu’ils procurent, ainsi que l’effort participatif qu’ils demandent.

Nous sommes donc face à une oeuvre ouverte en mouvement où les auteurs proposent aux spectateurs de faire l’oeuvre avec eux. Que le spectateur se prenne au jeu ou non, croit en la thèse de Burroughs ou non, se sente sous contrôle ou non, va interférer sur la signification même du film dans son esprit puisque le film n’a pas d’autre but que celui de s’adresser à lui. Là où les autres films nous montrent des impressions, des sentiments, des revendications,…,
« Towers open fire » nous implique et nous questionne. Il nous lance un défi.

Il ne s’agit plus de communiquer avec nous par l’intermédiaire d’images faisant sens contre le pouvoir de contrôle, il s’agit de nous appeler avec le concours de ces mêmes images à communiquer nous-même avec le monde qui nous entoure pour réagir contre ce pouvoir de contrôle. Nous pouvons être nous aussi artistes revendicateurs et non pas juste spectateurs.

« Installations shattered – Personnel decimated – Board Books destroyed – Electronic waves of resistance sweeping through mind screens of the earth – The message of Total Resistance on short wave of the world – This is war to extermination – Shift linguals – Cut word lines – Vibrate tourists – Free doorways – Photo falling – Word falling – Break through in grey room – Calling Partisans of all nations »(20)

3.3. THE CUT-UPS (1967)

« You see, we are not just talking cuttings, we are
stockpilling sophisticated weaponry »
William Burroughs(21)
Réalisateur : Anthony Balch
Scénaristes : Anthony Balch, William Burroughs
Acteurs : William Burroughs, Brion Gysin
Voix off : William Burroughs, Brion Gysin
Durée : 18 minutes 50 secondes

« The cut-ups » est l’aboutissement des recherches sur l’ordre sémantique des trois auteurs. Le film traduit cette obsession pour un langage, qu’il soit écrit ou cinématographique, libéré de toutes contraintes causales. Il n’est dès lors plus intéressant d’essayer de le comprendre dans sa narration même, mais il faut le considérer dans sa structure qui lui confère un côté subliminal et opère la dislocation entre perceptions et pensées.

Pourtant, les bases fondatrices du film restent fidèles aux moteurs des auteurs beat dans le cinéma. La matière première de cette expérience est autobiographique puisqu’elle provient de segments d’un documentaire, « Guerilla conditions », jamais finalisé, que tournait Anthony Balch, entre 1961 et 1965, sur William Burroughs. Le film ne se faisant pas, les auteurs décidèrent de saisir la chance d’avoir à portée de main des images narratives à déstructurer. Leur démarche est également très spontanée puisqu’elle s’abandonne aux lois du hasard. Enfin, à n’en pas douter, le film confère la possibilité de voir autrement le cinéma et le monde nous entourant : « Nos troupes opèrent dans les régions du rêve et du mythe dans les conditions de la guérilla. Cette région est notre refuge, tout comme les jungles et les montagnes servent de refuge aux troupes de guérillas tridimensionnelles. L’ennemi est un parasite non créatif. Il ne peut nous rejoindre dans cette région. Leur parade consiste en un bombardement jusqu’à saturation et un blocus du personnel créatif. »(22) Burroughs

Pour pouvoir exécuter le cut-up, les auteurs ont choisi quatre segments du documentaire où l’on suit pour la plupart du temps Burroughs dans ses promenades, dans son métier initial de médecin et Gysin travaillant à ses peintures ou à la DreamMachine. Il nous est uniquement possible de déceler ces actions avec l’effet répétitif du montage, car de narration il n’en existe plus aucune. En effet, ils donnèrent cette matière à une monteuse, avec laquelle ils n’avaient jamais eu aucun contact, et lui laissèrent assembler les quatre segments (A,B,C,D) de la manière la plus simple, c’est à dire : A,B,C,D – A1,B1,C1,D1 –A2,B2,C2,D2 – A3,B3,C3,D3… Le montage consiste donc en un assemblage systématique sans cohérence narrative. Tous ces bouts de segments sont également symétriques dans le montage final. Il y a juste une accélération lors de la dernière minute qui provoque presque la fusion des images entre elles.

En parallèle, la voix off n’est composée que de formules automatiques du langage :

Yes. Hello.
Look at this picture.
Does it seem to be persisting?
Good. Thank you.

Ces phrases servent tout d’abord de repère rythmique aux spectateurs puisqu’elles constituent une boucle qui se répète toujours de la même manière par la première et dernière phrase. Néanmoins, elles ne sont pas en adéquation avec le rythme des images et sont donc intelligemment reliées à l’image par les deux phrases centrales qui focalisent d’une part l’attention du spectateur sur une image en particulier, puis lui pose la question de la persistance de cette image dans son esprit, à l’instar d’un film traditionnel, où la logique fait que les images sont facilement mémorables dans leurs enchaînements. Ces formules sont répétées tout au long du film avec pour but de les vider de leur substance. Au fil du temps, ces mots ne veulent plus rien dire. Leur signification traditionnelle est effacée à l’instar de la signification des images. Ces répétitions tentent de rendre explicite le processus psychosensoriel en recréant le côté fragmenté de la perception. Nous sommes face à un objet cinématographique uniquement sensoriel qui, si l’on accepte de s’y abandonner, nous ouvre de nouvelles possibilités. Nos sens sont dérangés et se crée une nouvelle forme de poésie ainsi que de nouveaux réflexes chez le spectateur pour pouvoir l’appréhender. On peut dès lors se poser la question de l’habitude. Si ce genre de film était monnaie courante dans notre culture, quelle serait notre réaction face à des films à la narration aristotélicienne ?

En prenant le parti évident d’analyser le film sur sa structure, il se dégage 3 niveaux de lecture interdépendants :

– la structure globale du montage constituée des quatre segments
– les structures singulières de chaque segment découpé
– la juxtaposition avec la voix off

Ces 3 niveaux constituent un ensemble de possibilités qui, par le hasard et l’assemblage systématique, font progresser le film dans une certaine direction à la manière d’une oeuvre ouverte. C’est bien en chaque choix formel que l’oeuvre se réalise. Si un choix n’avait pas été le même, l’oeuvre serait différente. L’auteur renégocie la nature de l’expérience et la construction de la réalité à l’encontre d’une vision contrôlée de la forme cinématographique.

On peut dire qu’à travers ces trois structures fondamentales de l’oeuvre, le hasard s’exécute tout en mettant en avant la mécanique qui l’a fait naître et donc amène le spectateur à se questionner sur le rôle de l’artiste tout en assumant son propre rôle face à cette impulsion créatrice qui l’enveloppe avec elle dans la construction de l’oeuvre.

L’oeuvre est donc en mouvement puisque le lien entre le film et le spectateur est de l’ordre du singulier et basé sur une esthétique rapide d’imprégnation de la rétine. Il questionne donc aussi la nature de la perception du spectateur en exploitant ce qui est à l’opposé des normes du cinéma traditionnel. Le spectateur fait l’oeuvre de manière physique avec l’auteur.

C’est ce que Deleuze et Guattari ont caractérisé à travers l’« Anti-OEdipe », c’est à dire mettre en oeuvre des mécanismes qui ouvrent une perspective rejetant le rigide et le totalitaire ordre de la tradition comme linéarité narrative à la faveur de l’aléatoire et de la fragmentation de la zone de création faisant émerger de nouvelles possibilités(23). Pour Burroughs, cela relève d’un procédé magique. Il expose la méthodologie du contrôle et la détruit, action prophétique.

Comme pour « Towers open fire », dans « The cut-ups » la mise à contribution du spectateur est essentielle et contribue à flouter le lien entre la réalité du film et notre propre réalité d’observateur. Pierre Saurisse dans « La mécanique de l’imprévisible » détaille cette nouvelle relation : « L’improvisation comme la participation du spectateur visent à sortir les uns et les autres de leurs rôles respectifs, et de créer des échanges là où sont généralement respectées une distance et une hiérarchie. Le hasard incarne une liberté acquise aux dépens de l’ordre social qui distingue clairement ceux qui sont auteurs et ceux qui sont observateurs. Quelle que soit la véritable consistance du hasard, sa mise en scène, sa réalité dans l’esprit du public, signifie que des relations traditionnellement très codées s’ouvrent à l’imprévisible. Cette ouverture est potentiellement porteuse d’un nouvel équilibre des relations sociales, façonné par les initiatives et les contributions individuelles. »(24)

Ce nouvel équilibre est en total accord avec les idées de la Beat Generation pour qui chacun est égal socialement, mais aussi artistiquement. Il participe à la vision de la société et de la place de l’homme dans cette société qu’est la leur, c’est-à-dire une vision axée sur l’échange, l’ouverture et l’égalité. L’indétermination pose des principes de vie en société. Le hasard est une arme contre le totalitarisme du pouvoir. Stendhal écrivit en 1829 :
« La vie d’un homme était une suite de hasards. Maintenant la civilisation et le préfet de police ont chassé le hasard, plus d’imprévu. »(25)

3.4. VULGARISER CETTE DESTRUCTURATION

William Burroughs aura une longue vie (1914–1997) très productive à tous les niveaux de la création artistique. De cette production ressortent de nombreuses collaborations, aussi bien dans des milieux où la visibilité des oeuvres est très restreinte, comme le milieu « underground », que dans les milieux plus populaires, notamment à travers des films ayant de plus grands budgets et étant diffusés plus largement. Il en profite alors pour véhiculer son message au plus grand nombre. A travers « Decoder » de Klaus Maeck, Burroughs expose sa théorie du langage, et la destruction nécessaire qui lui est associée, de manière plus lisible pour un spectateur lambda.

DECODER (1984)

« It makes me sick. They have everything under
control. You have no idea about music. » Decoder
Réalisateur : Klaus Maeck
Acteurs : FM Einheint, William Rice, Christiana Felscherinow, Burroughs, P-Orridge,…
Musique : Genesis P-Orridge, F.M Einheint, Dave Ball
Durée : 87 minutes

Klaus Maeck (1954) est un producteur et journaliste indépendant allemand. Il a tourné jusqu’à aujourd’hui treize films et enregistré deux albums de musique. « Decoder » est son premier long métrage qu’il réalise sous l’influence omniprésente, et avec la participation, de William Burroughs. Autour de la préparation du film, viennent s’ajouter d’autres artistes tels F.M Einheit, musicien expérimental punk, William Rice, acteur indépendant issu également de la culture punk, et Genesis P-Orridge, créateur de documents psychédéliques télévisuels.

Tous ces artistes se regroupent autour de l’oeuvre de Burroughs et plus particulièrement de ses livres « The Job » (1970), « The revised boyscout manual » (1970) et de son essai « La révolution électronique » (1970) où il fait part de toutes ces préoccupations par rapport à l’utilisation de tous moyens de communication comme une arme de contrôle des masses. Le film se tourne avec un budget réduit, mais néanmoins plus important que celui des artistes de la contre-culture américaine. Le tournage se fait en équipe réduite où chaque membre apporte sa contribution sans qu’il n’y ait aucune hiérarchie. La méthode de tournage, tout comme l’esthétique du film, est résolument punk et vit tout simplement avec sa génération. Le film sera diffusé largement. Il est à noter que Burroughs est le père spirituel de la musique punk et particulièrement le punk industriel. Son esprit de destruction, l’idée que du chaos émergera la paix, que le désordre est le seul moyen de sortir de la tyrannie sociale, seront autant d’arguments utilisés par la mouvance punk.

Dans un essai en particulier, « The invisible génération » (1962), Burroughs traite la question des sons sur le même mode opératoire que la question des mots et des images. Il fait notamment allusion, référence présente dans le film, à l’utilisation de la musique par la Gestapo afin de tuer plus « facilement », sans se poser de question. Il remarque aussi que de grandes chaînes de magasins, comme les McDonald, utilisent de la musique constamment dans leurs établissements. Il voit dans les sons un potentiel de contrôle qu’il pourrait, à la manière des mots, transformer en potentiel de rébellion. Il n’en faut pas plus à Burroughs, accompagné de Gysin, pour se mettre à enregistrer différents sons – musique, bruits de rue, voix,…- et expérimenter différentes méthodes, dont celle du cut-up, sur toute cette matière sonore : « We were not thinking about art, we were thinking about altérations and the potentialities of the tape recorder do altering additions and how they were undoubtedly being used for his purpose by offcial agencies. »(26)

A l’instar de la DreamMachine, les auteurs ne cherchent pas en premier lieu l’oeuvre artistique, mais un moyen de réinventer de nouvelles formes de langages sensoriels, et psychiques, dépassant celles auxquelles nous sommes habitués culturellement. Par exemple, ils employèrent, comme matière expérimentale, des enregistrements sonores de policiers, d’ordres militaires, de foule en rébellion et de cris d’animaux agonisants. Puis, ils les mixèrent, les modifièrent à travers toute une panoplie de techniques, dont le cut-up, afin de créer une nouvelle forme sonore perçue comme arme contre l’ancienne forme totalitaire.

Des groupes de musique industrielle, comme P-Orridge ou F.M Einheit rejoignirent les considérations de Burroughs et Gysin. Cela donna naissance à toute une partie du courant de la musique industrielle punk des années 70 et 80.

Le film raconte l’histoire d’une génération sans avenir et perdue dans un monde apocalyptique totalitaire où les multinationales, et autres formes de pouvoir, gardent sous contrôle le peuple à l’aide de la diffusion de sons subliminaux. Ces sons opèrent comme un lavage de cerveau et empêchent les jeunes de se rebeller. Ils les amènent à rentrer dans le système qu’on leur a construit et cela est symbolisé par une grande chaîne de vente d’hamburgers qu’ils consomment à outrance. Ce qui est nommé la « Junk Food » dans le film et qui représente la partie américanisée de la société mondiale à travers la surconsommation. De même, ces sons stimulent la productivité des employés.

Ce totalitarisme est représenté à travers trois personnages. Le personnage central, F.M, est un membre du peuple qui va être amené à découvrir la supercherie. Le second, Jager, représente la société totalitaire à travers ses deux uniques obsessions, le travail et le sexe. Le troisième personnage est une femme stripteaseuse, Christiana. Elle est également partie intégrante du peuple sauf qu’elle, au contraire de F.M, ne veut pas voir la réalité en face. Elle pressent le contrôle issu des instances supérieures, mais préfère s’aveugler à travers sa posture purement organique et charnelle.

Le film comporte donc une trame narrative assez claire. Au regard de sa durée, il semble logique que l’idée de cut-up, et de contrôle, soit exprimée autrement que par une expérimentation directe et structurelle sur la matière. Ici, le message passe à travers la bandeson et les réactions des personnages. F.M, qui expérimente la matière sonore depuis quelques années dans son laboratoire privé, décèle un problème lorsqu’il se rend au sein d’un restaurant de burgers nommé le H-Burger. Le soir même, il va être interpellé par un rêve où un homme prophétique, Burroughs, lui donne une cassette en lui disant qu’il n’a besoin de rien d’autre pour s’en sortir. F.M comprend alors ce qui se passe et retourne dans un H-Burger enregistrer la bande-son diffusée. Il commence alors à faire diverses expériences sur la matière enregistrée. Au même moment, le chef d’un groupe terroriste le fait enlever et l’emmène dans leur antre. Là, il le met face à la DreamMachine et lui permet d’atteindre un autre niveau de lecture du monde suite à quoi, il lui demande de continuer ses expérimentations sonores et de trouver la formule qui permettrait de perturber l’ordre établi. F.M y arrive et commence alors à distribuer ses cassettes. La propagande grandit et les dirigeants des multinationales se réunissent afin de réagir. Ils ordonnent à Jager de tuer F.M.

Les messages subliminaux sonores sont donc l’expression du contrôle. Cela se répercute tout au long de la narration et on en constate l’évolution au sein de trois séquences.

Premièrement, lorsque F.M se rend dans un H-burger (31’16), il y trouve une ambiance agréable et docile, accompagnée d’une musique qu’on pourrait dire de « gare ».

Attendant sa commande, il remarque que le dirigeant du H-Burger donne une cassette sonore à un employé, le menaçant en cas de perte. F.M observe autour de lui les gens qui semblent déguster leur burger avec délectation et joie. Ces plans sont en montage parallèle avec des gros plans des haut-parleurs au moment même où F.M se rend compte du piège. Il décide alors de lancer son enregistrement et se boucher les oreilles pour éviter l’endoctrinement.

Viennent alors deux plans, l’un montrant un des agents de contrôle observant goulûment les opérations et l’autre montrant F.M pris de désolation. Nous entendons alors les sons subliminaux, sorte de signaux sonores, pour nous signifier le piège. Puis, nous revenons dans le restaurant où, sur la même musique de gare, les gens heureux continuent à manger.

Deuxièmement, F.M est enlevé et arrive dans l’antre du groupuscule terroriste (47’35). Il est emmené face à la DreamMachine où il en subit les effets psychiques en guise de purification. Le montage est accéléré entre son visage et la machine, nous plongeant avec lui dans l’expérimentation, le rite de passage qu’il est en train de vivre. Il rencontre ensuite le chef des terroristes : « Information is like a bank. Some of us are rich, some of us are poor with information. All of us can be rich. Our job, your job is to rob the bank. » F.M, mis face à l’évidence de la manipulation sonore, reçoit sa mission et peut s’y exécuter. ”

Troisièmement, lorsque F.M revient dans le restaurant H-Burger, après avoir remixé les bandes qu’il y avait enregistrées (57’45), il actionne son walkman près d’un groupe de consommateurs, et ceux-ci fuient directement le restaurant. Toute la scène est filmée depuis les écrans de contrôle des agents qui peuvent donc relever l’identité de F.M et le pourchasser. Il est à noter que, lorsque F.M expérimente sa matière sonore pour obtenir ce résultat, il le fait selon toutes les recommandations de Burroughs dans ses livres. De même, cette expérimentation, très violente à l’écoute et sans aucune cohérence, a un effet direct sur lui, lui provoquant une frénésie corporelle. ”

On voit donc à travers ces trois séquences la volonté de l’auteur d’implanter par la bande-son l’idée du contrôle au lieu de le faire directement sur la structure même du film.

Dans la durée, une narration plus classique alliée à ce niveau sonore propose un film hybride entre habitude culturelle et perturbation des sens. Cette opposition amène plus facilement à penser le sens revendicateur du film. Néanmoins, a contrario, elle nous soumet une oeuvre incomplète où l’auteur n’est pas allé jusqu’au bout de sa logique. Peut-on réellement le regretter quand on sait que les cut-ups de Burroughs furent incompris par la majorité des spectateurs ? On comprend que Maeck fasse passer ses idées juste par le son, laissant l’image et la narration expliquer clairement ce qu’il s’y passe. ”

Enfin, esthétiquement, le film étant ancré dans la culture punk, nous retrouvons les codes de l’époque. Il faut notamment citer l’omniprésence des caméras de surveillance et écrans de contrôle à la manière de « 1984 » de Georges Orwell. Cette particularité présente la télévision comme un moyen de colonisation des masses. Les agents de contrôle s’en servent pour soumettre le peuple et tous les événements réels du film – manifestation lors de la séparation entre les deux Allemagnes, guerres, rébellions – sont présentés à travers ce prisme.

Il est notamment question (14’) d’un montage alterné entre des images de guerre télévisuelles et un jeune jouant à un jeu vidéo de guerre, les unes répondant aux autres. ”

« Decoder » opère, via la littérature de la Beat Generation, une fusion entre la culture punk et la culture beat. Outre « The cut-ups », le film fait d’ailleurs allusion à « Towers open fire » par la présentation des patrons réunis autour d’une table et tentant de garder la main mise sur le peuple. De même, l’on retrouve la DreamMachine. Cela n’est pas un événement isolé puisque l’une des créatrices du punk, Patti Smith, s’est mise à jouer suite au conseil de Burroughs. Sa première chanson étant par ailleurs coécrite avec l’auteur. Le film est donc dans la droite mouvance du mouvement punk, de ses inspirations, et prouve que les préoccupations liées au contrôle du peuple n’ont pas d’époque. ”

4. RECAPITULATION

Suite à l’analyse des films issus de la Beat Generation présentés ci-dessus, il apparaît que les protagonistes se regroupent tous autour de l’idée de partir à la recherche d’une position singulière du cinéma dans son rapport au réel, voire à l’autobiographie.

Cette voie empruntée peut s’expliquer facilement au regard du cinéma de fiction hollywoodien, prédominant aux États-Unis d’Amérique. Ce cinéma fonctionne sur des codes pour la plupart du temps figés qui confèrent aux films un modèle perceptif identifiable immédiatement comme étant de la fiction par l’habitude que nous avons d’appréhender ces mécanismes. Une narration dite classique, avec une esthétique qui lui est associée et se démarque plus par ses effets que par ce en quoi elle renouvelle le langage filmique, nous est immédiatement identifiable. Elles se passent la plupart du temps selon une même progression, un continuum temporel et spatial prévisible où les évènements s’enchaînent de manière causale et ne se percutent pas.

Ces codes constituent une véritable « recette » pour habituer le public à un mode de langage dont il se défait difficilement tant la promotion liée au cinéma hollywoodien est dominante dans le monde cinématographique. Cette domination étant liée aux formes de pouvoir aussi bien financières que politiques, elle constitue donc une main mise sur les spectateurs que l’on pourrait comparer au contrôle des masses.

Dans ce cadre, interroger le réel revient à soulever des questions sociales fortes liées à l’époque et à ces formes de pouvoir comme nous l’avons vu. Il est un fait historique que le cinéma peut être un moyen de propagande fort. Le cinéma hollywoodien préfère donc majoritairement traiter des sujets surprenants, dont le spectaculaire étonne, et le faire avec le plus d’ornementations possibles, d’artifices, afin de présenter en toile de fond des thèmes inoffensifs tels l’amour, la bravoure d’un soldat, le charisme des mafieux. Il semble dangereux, pour eux, de critiquer leur propre manière de fonctionner.

C’est donc logiquement que les auteurs de la Beat Generation, remarqués pour leur volonté d’affronter tous les tabous et toutes les formes de pouvoir, se sont dirigés vers le rapport au réel et ces mêmes tabous. Quelles que soient les techniques utilisées, le cinéma Beat ne se donne aucune limite et ne se soucie pas de l’avis du public qui pourrait tout aussi bien les détourner inconsciemment de leur but libérateur. Ainsi, ces films constituent plus un laboratoire de recherche destiné à éveiller les consciences que des oeuvres cinématographiques dans un cadre productif de divertissement comme nous le connaissons.

Pour ce faire, ils eurent recours principalement aux formes narratives suivantes et proposées en comparaison avec les formes narratives hollywoodiennes.

Il s’agit donc pour le cinéma Beat de présenter une vision différente du monde, agissant sur d’autres modèles perceptifs que ceux proposés par le cinéma hollywoodien. Cette entreprise s’est avérée très difficile et la plupart des spectateurs, dont la contribution intellectuelle et sensitive demandée est plus forte, se sont détournés de ces films pour revenir au cinéma notamment issu du nouvel Hollywood avec l’arrivée des grandes productions notamment liées à des auteurs comme Coppola et Scorsese. À nouveau le système de promotion et le pouvoir financier réussissent à imposer le cinéma de divertissement en terme de diffusion et font venir les spectateurs dans les salles par le biais des évolutions technologiques.

Ce n’est pas un hasard si Brion Gysin parlait de « guérilla ». Le cinéma beat, mais cela vaut pour le cinéma d’expérimentation en général, ne peut que survivre en continuant à lutter contre toutes ces formes de contrôles. Le premier amendement du manifeste de Jonas Mekas s’y confronte :

« Nous ne nous regroupons pas pour faire de l’argent. Nous ne sommes pas les United Artists. Nous nous regroupons pour construire le Nouveau Cinéma américain. Mais pas seulement le Nouveau Cinéma américain : un nouvel homme aussi. Car nous sommes pour l’art, mais pas aux dépens de la vie. Nous ne sommes pas une école esthétique qui enserre le cinéaste dans un carcan de principes morts. Nous sommes concernés par l’homme, par ce qui arrive à l’homme. Nous ne voulons pas de films faux, « bien faits », roublards – nous les préférons rudes, mal faits, mais vivants ; nous ne voulons pas de films « roses » – nous les voulons de la couleur du sang. »(27) The New American Cinema Group First Statement.

L’enjeu est plus important pour ces cinéastes au niveau de la « Vie » qu’au niveau du cinéma. Ils prônent une révolution esthétique, technique, économique et aussi morale afin de tendre à construire un nouvel homme et pas seulement une nouvelle forme de cinéma.

Si l’on peut émettre l’hypothèse que le cinéma hollywoodien s’est imposé de tous temps et en tous lieux parce qu’il répond aux attentes du spectateur, suggérant que celui-ci ne recherche que la part divertissante et spectaculaire de ce médium afin de se libérer de ses propres préoccupations sociales quotidiennes, il est tout aussi pertinent d’imaginer que le modèle hollywoodien proposé est tellement présent qu’il agit comme une manipulation des désirs des masses. Il est, par ailleurs, honteux de voir que bon nombre de films furent interdit par la police et leurs auteurs arrêtés lorsqu’ils les diffusaient illégalement.

Le martèlement incessant d’une forme de cinéma précise, le cinéma issu d’Hollywood, la rend « simple » à appréhender alors qu’une forme de cinéma nouvelle, le milieu underground, devient au même moment un objet à « étudier » pour en faire l’expérience. Ce rapport de force aurait pu au départ être tout aussi bien contrebalancé. Mais au contraire, l’exploitation gigantesque de cette forme « connue » à travers les salles de cinéma, la télévision et la publicité contribue à marginaliser l’objet plus inattendu. On peut se demander pourquoi l’on parle de « contre-culture » et non d’une « autre » forme issue d’une même culture. Cette marginalisation pousse le spectateur à accepter de faire un effort pour rencontrer l’oeuvre cinématographique, d’une part en cherchant de par lui même à connaître cette nouvelle forme puisqu’elle n’a aucune visibilité promotionnelle, d’autre part en cherchant à comprendre l’oeuvre puisque les clés de lecture lui sont inhabituelles.

Néanmoins, l’une des qualités de notre époque est de proposer, via Internet, la possibilité de rentrer en contact avec les oeuvres les plus marginalisées. Il existe donc une véritable possibilité de diffuser les oeuvres les plus subversives en risquant peu de censure.

Cette question de la libération de l’esprit est encore essentielle de nos jours. Même si le cinéma des artistes underground ne s’est pas imposé au premier plan, il a par ailleurs fortement influencé certains cinéastes et artistes au sens global. Des formes de cinéma différentes existent encore partout de par le monde. La guérilla dont parlait Gysin est toujours active.

La suite de ce mémoire se propose d’analyser des films au contact de ces zones de résistances, mais également en relation avec les auteurs de la Beat Generation. Cette analyse se fera selon trois aspects, celui de l’adaptation directe d’une oeuvre issue de la Beat Generation, celui de réalisateurs ayant eu un contact direct avec les auteurs Beat, celui de réalisateurs présentant des similitudes dans les démarches formelles et thématiques issues de ces mêmes auteurs.

1 MILES B., 1990,p.520
2 “Pull my daisy” 1’24
3 SERGEANT J.,2008,p.139
4 SERGEANT J.,2008,p.126
5 SERGEANT J.,2008,p.128 à 131
6 SERGEANT J.,2008,p.145
7 SERGEANT J.,2008,p.148
8 SERGEANT J.,2008,p.149
9 SERGEANT J.,2008,p.145
10 SERGEANT J.,2008,p.146
11 SERGEANT J.,2008,p.112 à 113
12 NOGUEA D., 2002,p.31
13 Jonas MEKAS http://www.cineclubdecaen.com/realisat/mekas/walden.htm
14 LEMAIRE G.G.,2005,p.834
15 LEMAIRE G.G.,2005,p.796
16 LEMAIRE G.G.,2005,p.800
17 LEMAIRE G.G.,2005,p.818
18 BURROUGHS W., 2009, p.94
19 BURROUGHS W., 1968, p.140
20 BURROUGHS W., 1994, pp.398 à 399
21 SERGEANT J.,2008,p.164
22 LEMAIRE G.G.,2005,p.885
23 SERGEANT J.,2008,p.172
24 SAURISSE P.,2007,pp.149 à 150
25 SAURISSE P.,2007,p.201
26 SERGEANT J.,2008,p.196
27 NOGUEZ D.,2002,p.429

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