La rupture :
L’écriture de la liberté
Maïssa Bey se révolte contre la société et tout ce qui est tabous. Elle cherche, à travers le parcours des personnages, les jeux singuliers des instances spatiotemporelles et le mouvement narratif marqué par de fréquentes coupures et de ruptures, à peindre un univers singulièrement fragmenté et traversé par des plages de violence paroxystique. Elle met en scène des personnages représentant différents espaces sociaux, des hommes instruits, des femmes torturées, trompées et violées, des comédiennes, des intégristes… . Le langage de la violence et de la liberté traverse presque toute la représentation. Les relations entre les êtres sont teintées tantôt d’une violence sourde, tantôt d’une violence déclarée, ce qui les pousse à chercher leur liberté.
Maïssa Bey vit, comme femme et comme écrivaine, une situation de péril quotidien la violence est particulièrement prégnante dans cet univers :
« Aujourd’hui, écrire, parler, dire simplement ce que nous vivons, n’est plus une condition nécessaire et suffisante pour être menacée (…) Combien d’hommes, de femmes et d’enfants continuent d’être massacrés dans des conditions horribles, alors qu’ils se pensaient à l’abri, n’ayant jamais songé à déclarer publiquement leur rejet de l’intégrisme ? Il est certain qu’en écrivant, en rompant le silence, en essayant de braver la terreur érigée en système, je me place au premier rang dans la catégorie des personnes à éliminer»(2)
L’écriture pour Maïssa Bey est un outil de combat pour briser le silence. Elle peint le quotidien du peuple algérien, ses souffrances, ses angoisses malgré qu’elle est menacée tantôt par les intégristes, tantôt par l’Etat.
Elle refuse de se laisser enfermer dans la vieille distinction réalité/irréalité(3). Elle utilise un langage courant qui sert à la communication quotidienne comme le dit Jean- Pierre Goldenstein : « Les néo-romanciers refusent de se laisser enfermer dans la vieille distinction réalité/ irréalité» . C’est-à-dire refuser la norme et ses intentions. Ils assument avec courage et talent ce qui leur incombe : L’éveil des consciences quelles que soient les voies choisies. Ils font de la fiction et de l’art. Ils mettent en forme l’illusion constructive. Pour peindre la vie il faut d’abord la rêver.
Ces nouveaux romanciers introduisent dans leurs œuvres des questionnements permanents qui mettent en relation le narrateur ou le personnage aux événements de l’histoire racontée, aux autres personnages et au narrataire. Cette littérature du questionnement prouve bien que raconter une histoire n’est jamais une affaire de certitude paisible, que le texte n’a pas la prétention de refléter un réel en lui même insaisissable, fuyant et souvent problématique. En transcendant le réel à travers une libération du mot qui varie et joue avec les formes du mythe, du fantastique, le texte ne cesse de s’écrire dans les fractures et de multiplier le sens. C’est cette stratégie du questionnement, de l’information douteuse, de cette « ère du soupçon » qui se déploie dans l’œuvre de l’auteur ; c’est de même une « utopie du langage » (4) qui montre bien que l’on ne peut point dire et tout écrire, dans un cadre figé et précis, ce que l’on croit être le réel, tout le réel. Le texte romanesque moderne n’assume plus une fonction essentiellement de communication ; l’écriture est une composante complexe qui se construit à partir du langage qui s’empare de tout, du réel comme de l’irréel, de l’intelligible comme de l’inintelligible, du concret comme de l’abstrait, du sérieux comme du fantaisiste, du rationnel comme de l’irrationnel, de la vérité comme du mensonge. La pensée moderne est hétéroclite et le texte romanesque se fait donc dans la fragmentation qui témoigne de la non connaissance absolue des choses :
« Le texte est une galaxie de signifiants, non une structure de signifiés ; il n’y a pas de commencement ; il est réversible ;on y accède par plusieurs entrées dont aucune ne peut-être à coup sûr déclarée principale ; les codes qu’il mobilisent se profilent à perte de vue, ils sont indécidables. »(5)
Les personnages non seulement racontent leur récit de vie, mais ce qu’ils vivent est source de réflexion et de questions.
Par des textes de fiction-témoignage, inévitable dans ces années de cendres et de sang, Maïssa Bey décrit avec force et précisions les gens, leurs sentiments, leur quotidien. Elle conte aussi le dur quotidien des femmes dans une société déchirée par les tabous.
Dès ses premières œuvres, Maïssa Bey s’est manifesté à travers sa voix du refus, à travers une rupture opérée continuellement dans son écriture. Ses derniers romans « Surtout ne te retourne pas », « Cette fille-là » , « Sous le jasmin la nuit » s’inscrivent dans ce genre d’écriture : il s’agit d’une écriture de la rupture et de la dissidence qui aboutit à une remise en question de la source de l’écriture qui s’efface au profit de diverses voix de femmes qui incarnent en elles toutes les figures de femmes héroïnes de l’Algérie colonisée ou de l’Algérie actuelle. Femmes combattantes pour leur liberté et oubliées aussitôt l’indépendance acquise, et femmes persécutées par le fanatisme des détenteurs d’une prétendue tradition islamique.
Liberté et/ou Nécessité
L’écriture, poétique ou prosaïque pour qu’elle soit authentique, doit revêtir le cachet personnel de son auteur. Ainsi, peut-on dire qu’elle doit laisser transparaître son moi profond comme le ferait un prisme ?
Certes, écrire, c’est être franc, c’est dire, se dire. En un mot, elle est pour le lecteur le radar qui lui permet de suivre, de cerner la personnalité de l’auteur. Chaque fois qu’on écrit un poème ou simplement quelques phrases, c’est une parcelle de son être qu’on offre à ses lecteurs qui peuvent la rejeter ou l’accepter selon la force et la nature des vibrations qu’elle déclenche chez ces derniers.
Il est important de souligner que l’écriture répond à un besoin de survie, une nécessité d’être ou une volonté de conjurer ou d’exorciser des situations insoutenables mais aussi d’immortaliser des situations heureuses, inattendues ou inespérées.
Chez Maïssa Bey, l’écriture est liée à une nécessité de défendre les droits de la femme, d’être une Algérienne. Elle a eu la perception d’un monde où le malheur était subi essentiellement par les femmes. Un malheur qu’elle a refusé. De ce refus est née l’envie d’avoir une vision poétique du monde qui était trop sinistre et trop difficile à comprendre. Elle a essayé d’introduire dans la conscience douloureuse du peuple algérien, à travers le déploiement de la subjectivité, de l’intimisme et du corps de la femme gommé dans le monde arabo-musulman où la religion, par exemple, vidée de son contenu mystique et extatique est réduite à une série de pratiques dogmatiques essentiellement fondés sur la demande. Demande surtout d’un paradis même si on fait des massacres, des tueries pour le mériter. Tentative donc alors de flouer Dieu, ce qui semble pour Maïssa Bey un acte insensé.
Cette façon de réduire la religion à une série de dogmes et de rituels mécaniques était révoltante. Cela avait donné et donne encore une société hypocrite où le mensonge est érigé en dogme absolu et sécrète une nuisance incroyable.
A travers ces écrit, Maïssa Bey veut dénoncer cette société algérienne, une société figée, avec quelque chose de préfabriqué, de lourdement et massivement réifié.
Certes, il était évident que seule la subjectivité pouvait désamorcer cette clôture du moi algérien ficelé, structuré et immobilisé par sa vision parcellaire et paresseuse de la religion musulmane très pragmatique qui déterminait à l’avance le moindre geste, le moindre comportement à travers une structure préétablie des siècles plus tôt. La misère, l’analphabétisme et les superstitions font périr cette société. Un certain nombre d’interdits la transformait aussi dans un état de psychose délirante caractérisée par une perte de contact avec la réalité et une dissociation de la personnalité.
Le fait politique était lui aussi marqué par la répression massive et impitoyable tantôt de la colonisation, tantôt du terrorisme dont les massacres, tortures et autres barbaries ont bercé l’enfance de l’écrivaine (6) qui a baigné dans le sang. Le sang, cet élément qui est à la fois de l’ordre du licite et de l’interdit. Il y eut des massacres organisés par l’armée française lors de l’occupation, et par les terroristes après la dissolution du parti «FIS » qui a gagné en 1992 les élections dans une Algérie plongée dans l’ombre de la grande désillusion. Lors de cette décennie noire, Elle a vu le sang couler dans les rues, des jeunes filles prises par force, violées, torturées. Ce fut là la constitution de sa névrose personnelle qui va irriguer tout son travail d’écrivaine.
Un conflit : La liberté dans les relations affectives
La famille est le noyau de la société, elle est le lieu de la perversion des valeurs sociales. Les relations affectives sont dissimulées : les gens s’aiment et n’arrivent pas à exister pleinement, à s’affirmer simplement ou à se dire authentiquement dans leur vie relationnelle. L’écrivaine en fait un élément fondamental. Elle a écrit deux nouvelles «Sous le jasmin la nuit » et « En ce dernier matin » pour montrer l’importance de ce sujet dans nos vies.
Dans ces deux récits, nous sommes face à une fiction où les relations affectives sont moins apparentes. Maïssa Bey présente les souffrances, les angoisses et les malheurs qui peuvent toucher n’importe quelle famille ordinaire vivant dans une société musulmane et sous les lois qui la régissent.
Dans « Sous le jasmin de la nuit », l’écrivaine décrit la vie d’une famille: un couple, leur vie est dépourvue d’amour ou encore ils ont du mal à exprimer ce sentiment. Maïssa Bey montre avec un talent remarquable et une écriture singulière comment un tel fait peut se produire, entrainant le lecteur dans un engrenage de faits.
Or le récit est marqué par une opposition fondamentale de deux personnages ; la femme «Maya » est un personnage indompté, replié sur lui-même. Elle est prisonnière de ses rêves dans lesquels elle s’épanouit:
« Elle se laisse glisser doucement dans une semi-conscience sur des rivages heureux et dérive sans repère dans un univers à peine bleuté, brumeux, traversé de temps à autre par des éclats de lumière. Elle court au bord d’un chemin de poussière, un sentier poudreux bordé de hautes montagnes sombres, elle court pieds nus, dans le soleil, tout entière tendue par le désir d’arriver de l’autre côté, là-bas au bord du fleuve dont elle entend la rumeur obsédante. Légère, elle court recouverte d’un voile de poussière rouge, d’un halo de lumière qui l’enveloppe et la protège. Ses pieds ne laissent aucune trace sur le chemin et elle avance, guidé par la certitude qu’un jour il faudra gravir les montagnes, déjouer les obstacles si elle veut arriver ».
Pp 10-11
Le mari, quant à lui, détient le monopole de la force et de la puissance :
« Pénétrés de leur force, de leur vérité. Puissance d’homme. Jamais remise en cause. Leurres. Il marche. On le reconnait. On le salue. On s’écarte. Il est partout chez lui. Personne ne peut se mettre en travers ». P.15
Mais malgré tout ce pouvoir dont il dispose, il n’arrive pas à la posséder, à conquérir son cœur et son être.
« Oui se répète-t-il agacé, irrité, tourmenté, la réduire, qu’elle ne soit qu’à moi, philtres et sortilèges, aller jusqu’au bout briser la coque, extraire d’elle ce qui la rend si lointaine, inaccessible, comme si » P.14
Le récit fonctionne comme une masse hétérogène mettant opposition la femme et son mari égaré par sa sensiblerie. Nous sommes donc en face d’une situation duelle :
« Elle remue légèrement les épaules, comme pour se débarrasser d’un fardeau, se détourne, pose la joue sur la main, lui dérobe son visage et continue de rêver… » P.9
Et face à cette situation, le mari se manifeste :
« Dans un mouvement de rage, il se redresse, serre les poings tandis que monte en lui le désir de l’appeler, de la secouer brutalement pour lui faire reprendre conscience, lui faire savoir qu’il est là» p.10
La femme « Maya » puise de ces rêves pour s’enfuir, dans un premier temps, d’une chose qu’elle ignore: « Elle n’est pas malheureuse oh non ce mot ne lui convient pas. Non. Mais elle ne sait pas non plus mettre des mots sur ce qui lui manque tarissement enlisement ». P.14
Mais elle réalise qu’en fait, elle fuit ce monde, un monde gouverné par les hommes et régit selon leur loi : « Là, tout contre elle, fragile, vulnérable, un rien pourrait l’atteindre. Elle frissonne. Elle imagine sa voix plus tard. Sa voix d’homme.
Ses mains d’hommes. Mains posées sur un corps de femme. Pour des caresses». pp. 15/16
L’écrivaine intègre dans ce récit un monologue pour marquer la tourmente de l’époux face à cette situation qui le dérange. Le mari rentre le soir avec l’espoir de retrouver un peu de confort et de tendresse chez sa femme. Mais Maya, dépourvue de toute sensibilité, reste impassible, indifférente, sans vie. Elle le regarde simplement :
«Penché sur elle, il la regarde dormir. Lèvres entrouvertes, souffle léger, paupières closes refermées sur des visions, des rêves qui l’excluent, il ne peut pas en douter. […]Penché sur elle, il scrute son visage. Attentivement. Ce frémissement au coin des lèvres, n’est-ce pas l’esquisse d’un sourire, cette façon de cligner des yeux, brusquement, ce lent soupir venu du plus profond d’elle et qui parcourt son corps en une ondulation à peine perceptible, n’est-ce pas… Elle remue légèrement les épaules, comme pour se débarrasser d’un fardeau, se détourne, pose la joue sur sa main, lui dérobe son visage et continue de rêver. Puis elle relève le bras et de la main agrippe le drap en se mordant brusquement les lèvres».
P. 18
Les personnages remettent en question l’harmonie de la vie familiale et les liens prétendument puissants de la famille. Toute fois, il convient de constater que Maïssa Bey évoque une situation d’exil intérieur : rêves confisqués d’êtres hors normes. «Maya » est une femme qui vit dans la solitude entre rêve et quotidien, une solitude parfois lourde et difficile à supporter, car elle n’a personne à qui se confier, seulement à sa propre personne ; celle-ci devient sa confidente et son asile dans le quel elle peut se réfugier et se dire, là où aucun étranger, aucun homme ne vient troubler sa tranquillité, rompre son inspiration, ternir les espérances qu’elle nourrit, aucune loi sociale ne vient la persécuter ou encore s’ingérer dans son intimité pour la gérer, contrôler sa liberté intérieure et la contraindre à l’observer, là enfin où elle est maîtresse et peut se livrer sans contrainte à ses rêveries et ses réflexions. Sa solitude, voire sa vie intérieure, un monde comme une forteresse impénétrable et imprenable, devient le lieu où chacune, libre de ses agissements et souveraine de son identité féminine, peut devenir femme dans tout son éclat.
Contrairement à ce personnage « Maya », Maïssa Bey nous présente dans « En ce dernier matin » une femme mourante. Seule face à la mort, elle se remémore tous les moments malheureux de sa vie. Une vie pleine d’insatisfaction, de contrainte, de souffrance et d’une révolte continue de l’épouse trompée.
Ce couple, cette femme et son mari, se heurte à de nombreux obstacles : absence de toute intimité, tendresse et amour, car dans cette société si l’on se marie c’est bien pour engendrer des enfants en vue de l’agrandissement de la famille.
« Elle a vingt ans. Elle ne s’en souvient pas. Ne résonnent dans sa mémoire que les cris de l’enfant, son premier fils, très vite arrivé. Trop vite ? Mais…. quelle importance? Que pouvait-elle attendre d’autre».
P.25
« C’est dans ce même lit que jeune accouchée,…..elle a reçu les hommages de ceux et celles qui venaient lui rendre visite chaque fois qu’elle donnait naissance à un petit homme. Sept jours de gloire. Sept fils et trois filles. Tous vivants » P. 29
Sous le regard des ses hommes, ses filles, ses sœurs, cette mère quitte ce monde dans lequel les hommes faisaient comme si les femmes n’existaient pas, occultant la présence féminine tout en les reléguant afin de construire un monde selon leur propre mesure masculine.
Installé devant ce corps inerte, Rachid scrute comme pour la première fois le visage de sa mère, et dans l’amertume il se demande si elle était heureuse dans sa vie. Une question dont il connait déjà la réponse :
« A-t-elle été heureuse ? Il baisse la tête, se couvre le visage de ses mains. Il connait la réponse »p.25
Cette femme est considérée comme mort vu qu’elle n’a pas vécu pleinement l’amour, et n’a pas connu la tendresse. De plus, elle ne sait pas ce qui se dissimule derrière le regard de cet homme qui n’a jamais su lui dire l’amour qu’il peut éprouver pour elle :
« Oui, c’est comme si elle était morte depuis longtemps. Depuis… depuis … mais quelle importance ? Morte, elle l’était déjà, depuis… depuis… puisqu’elle n’existait pas dans les yeux de cet homme absent, toujours absent, même quand il était près d’elle».
P.29
L’écrivaine propose un schéma complètement métamorphosé de la famille ordinaire. L’amour et la fidélité se transforment en haine et trahison. Et malgré tous les événements qui ont bouleversés la vie de cette femme trompée, elle est restée toujours la même, ses sentiments pour son mari n’ont pas changé.
« Lorsque l’opacité du silence s’installait enfin avec la nuit, commençait l’attente de l’homme qui ne venait pas, qui ne viendrait pas. L’homme qu’elle savait dans les bras d’une autre. Images dures, précises qui s’imposaient à elle»
P.27
Mais derrière cette apparence se cache un désir profond. Celui de combler ce manque d’affection au-delà du foyer conjugal. Cloitrée entre quatre murs, elle rêve d’un autre homme avec qui elle peut retrouver l’amour et la tendresse : « Seul surgit le regard d’un autre. Cet homme. Un ouvrier qui venait chaque jour faire des travaux de plomberie ou de maçonnerie dans la maison en construction, juste en face de la leur ».P30
Ce sont ces sentiments dissimulés et ces désirs cachés au plus profond des femmes que Maïssa bey a tenté de dévoiler avec un style simple et une écriture créative, elle le dit lors d’un entretien:
« Au dernier matin de sa vie cette femme se souvient que quelque chose a frémi en elle et qu’elle a pu peut-être passer à côté. Il m’arrive en croisant de vieilles femmes de me demander si elles ont eu des désirs ou si elles ont seulement vécu ? Elles sont dans une telle relation au monde et à elles-mêmes qu’on les suppose heureuses à l’abord, car elles ont réussi leur vie sociale, elles ont eu des enfants, elles sont mères respectées… mais l’écriture c’est aussi de savoir gratter et lorsqu’on va au delà des apparences, au delà de cette réalité donnée on découvre une autre réalité »
Dans cet espace artificiellement limité et qui rime si bien avec la séquestration traditionnelle des femmes algériennes, la narratrice exerce non seulement une méticuleuse introspection vécue comme un retour dans le temps, mais elle s’imprègne inévitablement de l’histoire des autres femmes pareillement enfermées.
Un récit éclaté : Une structure fragmentée
Les textes de Maïssa Bey sont fortement centrés sur la problématique féminine, ils sont marqués par une écriture créative, sobre et aérée au rythme lent et à la syntaxe raffinée. Une écriture qui hante la réalité de surface – ce ” matériau ordinaire ” – qui la marque au plus près, qui la restitue sans jamais tenter de s’y substituer.
Même si son entrée en écriture fut guidée par ” l’urgence de porter la parole comme un flambeau contre la menace de sa confiscation “, Maïssa Bey ne témoigne pas mais crée, elle privilégie l’esthétique et l’exercice de style à la reproduction. Elle cherche les mots justes pour exprimer des situations où l’être accepte d’aller au plus périlleux de lui-même. Maïssa Bey traque les non-dits et les contraint de faire entendre le cri et apaiser la douleur.
Des ces premiers romans, Maïssa Bey montre le monde et se manifeste contre les tabous, les compartimentages, les replis dans les ghettos. L’écriture, pour elle, semble vouloir dire le monde, circuler au-delà des barrières. Elle restitue dans son œuvre les éclats, les brisures, les violences et les beautés. Sous le jasmin la nuit s’inscrit dans cette démarche toujours renouvelée et si personnelle. Nous pouvons constater que nous nous trouvons face à un recueil où l’auteur choisi de concevoir l’écriture que comme le souffle de la liberté, un dépassement de soi et de ses conditions d’existence. Mais ce n’est pas un objectif en soi. C’est par l’écriture que les femmes peuvent lever la chape du déni qui pèse sur l’individu – mais plus encore sur les femmes – en tant qu’être autonome, symboliquement séparé de son groupe. Ecrire permet d’arracher le droit d’être, simplement d’être. Ecrire pour Maïssa bey c’est une existence et un espace de liberté :
« Je le répète souvent, l’écriture est aujourd’hui mon seul espace de liberté, dans la mesure où je suis venue à l’écriture poussée par le désir de redevenir sujet, et pourquoi pas, de remettre en cause, frontalement, toutes les visions d’un monde fait par et pour les hommes essentiellement ».
(Le Soir d’Algérie – 29 septembre 2005)(7)
Elle ajoute que « C’est dans ce sens – et pour pasticher une formule célèbre – qu’il m’est souvent arrivé de proférer cette sentence : « J’écris, donc je suis».
Elle justifie son existence par une écriture créative et engagée contre le silence trop longtemps imposé et qui continue d’être imposé aux femmes
Maïssa Bey rejoint Robbe-Grillet en brisant d’un côté cette écriture traditionnelle et qui se veut linéaire, chronologique et localisée. Elle adopte une écriture qui multiplie et dédouble les espaces narratifs. Et d’un autre côté, L’écrivaine emprunte à Brecht sa manière de construire le récit : Elle met côte à côte des tableaux relativement autonomes, mais visant le même objectif, le même discours romanesque.
L’écriture et la structure, que nous étudions, jouent incontestablement un rôle impératif dans la transmission du message du texte littéraire, en l’occurrence « la violence » qui est au cœur de notre étude. Pour Marc Gontard :
« C’est l’écriture qui, dans ses formes mêmes, prend en charge la violence à transmettre, à susciter, à partager. C’est l’écriture qui, dans ses dispositifs textuels se charge de la seule fonction subversive à laquelle elle puisse prétendre. Car changer la société, c’est d’abord, pour l’écrivain, changer la forme des discours qui la constituent ».(8)
Le changement de la société suppose un changement dans la manière d’écrire et de voir les choses. L’auteur a une mission surtout dans nos pays apparemment voues à toutes les calamités : naturelles, politiques, économiques, etc… Donc, il ya une fonction sociale de l’écrivain.
L’écrivain maghrébin écrit d’abord pour son peuple. Il est la bouche de ceux qui n’ont point de bouche.
L’éclatement du tissu textuel et le morcellement du récit nous invitent à percevoir un monde éclaté, absurde, violent et pessimiste où chacun suit son destin, ou plutôt décide de le subir ou de s’en échapper par l’action, le rêve ou le suicide. Comme si accéder à la parole et rendre compte de ce monde ne pouvait se faire qu’avec l’éclatement de la parole. C’est une forme « d’écriture de la colère ».
Le rythme, dans certains récits, est brisé. L’auteur tente de donner des idées sur la réalité sociale qui sous-tend de manière essentielle le livre. Selon Roland Barthes :
« Le plaisir du texte s’accomplit [de la] façon [la] plus profonde, lorsque le texte « littéraire » transmigre dans notre vie, lorsqu’une autre écriture parvient à écrire des fragments de notre quotidienneté, bref, quand il se produit une co-existence».(9)
Maïssa Bey a diversifié les procédés de son écriture selon les besoins du public et de l’époque. Une chose qui peut être aisément vérifiée à travers les périodes plus ou moins distinctes qui ont marqué le cheminement de son œuvre. C’est ainsi que l’écrivaine joue pleinement son rôle de médiateur et de témoin.
Les différents récits reflètent l’ambition de l’auteure de peindre des images, le plus fidèlement possible, à travers le récit d’une réalité réfractant les violences humaines et naturelles dans le même tableau, réunissant des situations aussi différentes les unes des autres, mais qui convergent cependant toutes vers une seule fin. La difficulté de percevoir ces images prolonge ce sentiment constant de malaise chez le lecteur, elle arrive à créer une ambiance ambiguë et malsaine très dérangeante où les phrases sont souvent chargées d’un sens caché.
Le texte propose une intrigue émiettée, chaque récit perturbe le lecteur davantage en le laissant suspendu, sur sa faim. L’auteure l’emporte d’un lieu à un autre, sans jamais satisfaire sa curiosité, ni assouvir sa soif. Ainsi, le lecteur reste suspendu entre les récits en tentant de retrouver le fil conducteur qui les relie et de déceler un lien possible, sans y parvenir nécessairement. D’ailleurs le rôle de l’écriture n’est plus de transmettre un message, un sens plein, mais de faire comprendre que le texte est un objet qui doit être déchiffré.
C’est de là que le livre détient sa force tout en démontrant l’impuissance de toute parole face à un monde absurde. Aussi la déconstruction des récits qui construit le recueil de nouvelles réfléchit l’image de ces femmes qui sont réunis dans un même monde, où la violence les solidarise.
Récit de femme
Par « Si, par une nuit d’été» la légende est bien investie. Entre rêve et réalité, L’écrivaine nous raconte l’histoire de sept jeunes filles qui procèdent dans l’intimité à un jeu de confidence appelé, en Algérie, « Boukalettes » (10). Ces jeunes filles, agitées par un fort désir de vivre en transgressant les règles imposées, trouvent une forme de liberté dans la lecture et dans les sensations de liberté procurées par la nuit, le ciel et la mer.
Cette nouvelle est écrite dans un langage proche de la poésie, à la manière d’un conte qui pourrait très bien faire partie du récit des Mille et Une Nuits. En prologue se trouve la citation de Mahmoud Darwich (11) «Voici ma langue, collier d’étoiles aux cous de ceux que j’aime» qui est à interpréter dans le contexte du langage comme don qui n’appartient à personne. Selon l’auteur, toute parole ne peut être réellement restituée que par le libre choix du don de cette parole, et non par une réappropriation forcée.
Les sept jeunes filles se réveillent au milieu d’une nuit d’été pour consulter les étoiles. C’est la voix de Warda qui s’élève aussitôt, voix de poétesse et voix porteuse de la solidarité, en interpelant sa soeur cadette, Selma:
Veux-tu, dis, veux-tu que nous allions plus loin que les rêves? Allons, avant l’ultime soupir de la nuit, allons ensemble rejoindre l’aube avant que les regards des hommes n’en dissipent la tendresse. P.62
Une à une, les sœurs se retrouvent à la terrasse de leur maison, face à la mer, et le jeu des présages commence. C’est Leïla, l’aînée et la responsable, qui commence le jeu en appelant « les esprits de la nuit » pour dévoiler ce qui est écrit pour la première sœur Aziza, la réservée.
« O vous,
Esprits de la nuit
Dont les souffles raniment les braises
Qui rougeoient au cœur des ténèbres,
Saurez-vous d’un signe
Eclairer la voie
Et dévoiler ce qui est écrit pour elle ? » p.63
En lisant le signe d’un avion qui passe dans le ciel, Leila s’exclame: « Tu vas partir, oui, c’est ça, j’en suis sûre, un jour tu traverseras les océans, tu t’en iras dans un oiseau d’acier ».P.64
Pourtant, Warda, l’intelligente, ajoute:
Voici ce que dit le présage: celui qui viendra vers toi t’emmènera loin, très loin de nous. Tu vivras dans des pays où les hivers sont blancs et longs, très longs. Tu oublieras les étés et la lumière jaillie d’entre les jasmins. P.64
Après ce présage d’un « exil au goût d’amertume » qui met la petite Aziza en larmes, c’est Selma, la cadette, la soumise, la secrète, qui s’écrie tout de suite pour la consoler:
N’écoute pas ce qu’elle dit! …comme tout poète elle a l’étrange et fascinante manie de se laisser emporter trop facilement par la magie des mots, de les laisser s’écouler d’elle sans jamais chercher à les retenir… P.64
C’est à Amina, la rebelle, d’affronter, à présent, le destin. Aussitôt que Leïla consulte les étoiles, une tempête s’élève; Amina l’affronte courageusement en se mettant à danser jusqu’à ce que la tempête se calme et ne laisse plus place «qu’au feu qui brûle en elle». Ensuite, vient le tour de Selma, qui, en voyant une étoile filante, fait le vœu de partir en disant: « je veux … je veux moi aussi m’en aller, aller à la découverte d’autres mondes où je pourrais enfin laisser libre cours aux envies innombrables qui m’emplissent en vain de leur tumulte» P.66
Mais elle se reprend tout de suite pour dire: «Non, non, être aimée de tous. Simplement. C’est là mon vœu» P.67
Après Naima, la délicate, c’est à Warda d’affronter son destin, mais elle ne veut pas participer au jeu. Sa voix prend les résonnances de la voix de l’auteur, lorsqu’elle affirme devant ses sœurs:
Je passe mon tour. Moi qui n’attend personne et que personne attend, je sais où trouver les clés… il est d’autres signes, essentiels à ma vie, des signes qui m’ont ouvert, et continueront longtemps je l’espère, de m’ouvrir tous les chemins. C’est grâce à eux seuls que je suis vivante, que j’avance la tête haute et que je peux oublier ou combler les défaillances de la nature. Sais-tu que quand je lis, quand j’écris, quand je laisse venir à moi les mots, tout ce qui m’entoure disparaît? P.68.
C’est, enfin, le destin d’Assia, la sœur fière, qui est révélé à la fin; pour elle, ce n’est pas une surprise – c’est la relation amoureuse avec un garçon du lycée que se trace son futur certain.
En choisissant la forme littéraire caractéristique de la littérature arabe et qui est celle de la nouvelle, Maïssa Bey crée, une poétique qui prend ses racines littéraires dans la culture arabe et veut redonner la parole des femmes algériennes en utilisant un langage allégorique proche de la poésie et du conte de leur culture.
Ainsi, dans cette nouvelle « Si, par une nuit d’été », comme dans « nuit et silence», Maïssa Bey ne cesse de montrer le rôle de la fille ainée dans la famille algérienne, celui de seconder la mère souvent trop occupée :
« Avant même qu’elle ait fini de prononcer les derniers mots de l’incantation, un pleur d’enfant transperce le silence de la nuit. Toutes l’entendent très nettement. Sans surprise. Leïla n’est pas seulement la sœur aînée, elle est aussi celle qui a très vite et très souvent secondé, sinon remplacé, la mère trop occupée pour leur donner les soins dont elles avaient besoin pour grandir. Personne ne sait mieux qu’elle consoler, écouter… » P.69
On peut ajouter que les filles citées par notre écrivaine portent des prénoms de fleurs « Warda », des prénoms de printemps ou d’espace «Assia » pour transcender la souffrance et l’exclusion (12)
L’écrivaine réussit à s’introduire avec délicatesse et force dans l’univers des femmes, le sien aussi. Un univers qui occupe toute son écriture et son espace d’expression et se traduit différemment, mais avec la même rage de dire, d’offrir une tribune aux femmes pour dire leur vécu, leur quotidien et de chanter leur espoir.
Encore une fois, dans « Sur une virgule » nous assistons à un aller-retour entre deux temps et un espace unique (la ville d’Alger). Ce jeu avec les instances spatio-temporelles est présent dans d’autres romans de l’auteur, notamment « Entendez vous dans les montagnes…» , où passé et présent alternent. Nous aurons ainsi affaire à deux temporalités, d’où l’usage de temps grammaticaux du présent et du passé.
L’auteur qui met en opposition deux temporalités fait dire à ses personnages que les choses ont changé vu le changement des deux sociétés : Une société française dans laquelle la femme jouit pleinement de sa liberté, et une société algérienne bardées par des interdits et gérée par les lois et les traditions arabo-musulmanes qui empêchent et décrète comme illicite toute rencontre entre femme et homme loin d’une union légale.
La narratrice, une jeune mariée, éprouve le désir de s’identifier à «Marie » une jeune fille française vivait en Algérie avant l’indépendance: « Pour moi Marie à dix-huit ans. Mon âge. Et c’est à moi qu’elle ressemble» P.75
« Mais il arrive parfois que dans un geste gracieux, elle fasse voler autour d’elle une longue chevelure sombre et brillante, en tout points semblable à la mienne » P.74
En lisant les notes de Marie, la jeune fille cherche l’amour, la tendresse ainsi que sa liberté. Tout comme Marie, son quotidien est dur dans une Algérie marquée par les attentats, les enlèvements :
« Quand je sors pour faire des courses, il m’arrive de faire un détour, sans le dire à ma mère qui ne parle que des récents enlèvements de jeunes filles. Je me contente de franchir les grilles et de faire quelques pas dans l’allée central du jardin… le temps d’imaginer le bras d’un garçon autour de ma taille, son visage penché sur moi, une mèche rebelle retombant sur ses yeux et les mots qu’il pourrait me dire». P.78
Maïssa Bey retrace une période bien précise de notre histoire « La veille de l’indépendance» elle puise des dates mentionnées sur le cahier de Marie pour nous donner une brève idée sur ce qui se passait pendant les dernier jours de l’occupation française: Attentas, tortures, des bombes qui explosent jours et nuits. Face à tout cela, elle cherche le souffle d’amour: « Je donnerais ma vie entière pour que résonne en moi quelques instants seulement le même chant d’amour» P.85
Il est évident que la plupart des femmes ont appris dans la famille à tirer un apprentissage de chacune des difficultés et de chacun des problèmes, que leurs expériences personnelles ont été la meilleure école de formation. Maïssa Bey n’hésite pas à nous donner une idée sur la manière dont une fille peut user pour déjouer les obstacles de l’autorité matriarcale afin qu’elle jouisse de sa liberté. C’est dans leur nature comme l’a déjà monté dans « Improvisation » : « J’ai toujours joué de la comédie. Sans arrêt, comme toutes les femmes. Depuis toute petite…. bien obligée».P.50
Une parole révoltée
Dans la courte nouvelle intitulée « Nonpourquoiparceque », l’emploi de l’innovation linguistique et l’utilisation de l’énoncé réflexif semblent remplacer, de plus en plus, la transparence qui est caractéristique du classicisme de style des premiers textes de Maïssa Bey. Pour employer un autre concept théorique dans le domaine de la poétique qu’introduit Todorov, à «la parole-action» qui couvre l’aspect performatif du discours, s’ajoute la «parole-récit» qui a pour objet le discours même.
Cette nouvelle est une révolte contre la tyrannie du langage perpétuée dans les valeurs patriarcales de la société algérienne actuelle. Cette nouvelle est aussi une analyse lucide, au ton tranchant, de la rhétorique que le pouvoir algérien utilise, afin de tenir les femmes en état de soumission. La perte de la cause ou du sens et d’un discours fondé sur des valeurs démocratiques et égalitaires, y est illustrée par le dialogue en tête du texte, où la question “pourquoi” génère la réponse inconditionnelle “parce que”, sans aucune explication. L’angoisse que ces réponses répétées engendrent, avec le temps, est celle de la narratrice qui réagit de cette manière devant la parole répressive. On peut dire que cette surconscience du pouvoir de la parole et du caractère presque magique des mots est une caractéristique de l’univers de cet auteur et revient sans cesse dans ce qu’elle dit ou écrit:
Derrière ou devant le «parce que», un gouffre. Ou une montagne couronnée de pics tranchants. Alors je me cogne, je m’enfonce…Chaque nuit, au moment où je ferme les yeux, toutes les lettres du NONPOURQUIPARCEQUE se tiennent la main, se déploient, se déforment, s’allongent démesurément, et forment une chaîne pendant que je cours de l’une à l’autre, tentant de passer sous la barre du A ou de sauter entre les deux jambes renversées des U ». Pp. 89-90.
Derrière ces paroles, on peut percevoir l’angoisse de l’auteur provoquée par la perte de son père, torturé pendant la guerre d’Algérie par le pouvoir répressif français, dans des circonstances qu’elle n’a jamais pu reconstituer pas plus qu’elle n’a pu se confronter à ceux qui ont perpétué l’acte.(16)
L’auteur énumère, ensuite, des dialogues, des exemples de la vie quotidienne où la jeune fille, puis, plus tard, la femme, doit apprendre à utiliser les mots, “s’arranger avec la vérité… à pas feutrés, enrobés de mensonges”, pour pouvoir obtenir ce qu’elle veut. En effet, la rhétorique du langage du pouvoir permettant la répression des femmes par la parole est rendu dans le passage suivant:
Parce que: conjonction de subordination. Suivie, dans les conditions normales, d’une phrase qu’on appelle…proposition subordonnée de cause. Mais chez nous les causes sont tellement indiscutables que les propositions sont supprimées, d’office. On ne fonctionne plus que par ellipses ». P. 90
Quelquefois, on réussit à obtenir une explication, nous dit la narratrice, qui s’exclame sur un ton sarcastique: « Ouf! J’ai eu droit à une phrase normalement constituée sur le plan grammatical. » P. 92
La liberté est, ainsi, une chose que l’on donne conditionnellement à la femme algérienne, elle est “étroitement surveillée”.
En essayant de comprendre les raisons de ces actes de représailles admis par sa société, la narratrice finit par conclure: « peut-être a-t-on peur de moi? Que les dangers pourraient venir de moi? Que toutes les envies, ces élans, ce besoin de lumière et d’espace… ». P. 93
La femme qui ne se révolte pas, et s’accommode de la réalité en balayant de son dictionnaire « les mots révolte, insoumission, expression, affirmation, rêves, idéal », sera envahie par les sentiments de désespoir, d’impuissance, et de colère rentrée:
Le mur est là, devant soi, raide, compact, d’une hauteur infranchissable et les gouffres sont encore plus sombres, plus profonds, ils grouillent de mots qu’on y a laissé tomber jour après jour, qui parfois s’accrochent et rampent le long des parois pour essayer de revenir à la surface mais qui sont découragés par les abrupts. Il ne reste que l’illusion du langage. Qui dit tout, sauf l’essentiel. P.95
Dans la société arabo-musulmane, les filles sont mal traitées et cela dès la nuit des temps. Elles représentent un lourd fardeau pour toute la famille : un déshonneur. Mais l’Islam vint pour corriger ces idées arriérées et donner à la femme sa liberté. Les valeurs sociales changent avec le temps et cette religion est vidée de son contenu mystique et extatique pour être réduite à une série de pratiques dogmatiques essentiellement fondés sur la demande, et jamais sur le don de soi. La femme est de nouveau méprisée par l’homme qui l’a entourée d’interdits. C’est ainsi que le mensonge est devenu leur seule délivrance.
C’est ainsi qu’avec un discours simple, limpide et des phrases parfois non achevées, que l’écrivaine peint l’intelligence de la femme qui, pour avoir plus de liberté, ment: « Tours et détours. C’est ainsi que peu à peu se sont décomposés les NONPOURQUOIPARCEQUE et que je suis devenue spécialiste des dissimulations. Des contournements » P. 94
Un interdit
Mais l’écrivaine ne conte pas seulement les bouleversantes histoires d’amour des femmes mais aussi leur dur quotidien traversé de souffrance et d’amertume. Ainsi «En tout bien tout honneur » raconte l’histoire d’un couple: leur relation est vouée à l’échec. La famille peut parfois se heurter à de nombreux obstacles. La polygamie est un de ces obstacles à la vie du couple.
Dans la pluparts de ses écrits, et dans un style sobre, confirmé à chaque fois un peu plus, Maïssa Bey aborde, comme on l’a déjà cité, le viol, l’enlèvement, la polygamie, l’autorité masculine, la marginalisation, …tous ces tabous qui tiennent en otage la femme: « J’ai pensé à une statue, une statue de pierre, et brusquement j’ai compris. C’est ça, me disais-je, je suis pétrifiée » P.35
Cette femme était paralysée, immobilisée, stupéfiée par la décision prise par son mari qui faisait comme si c’est elle qui l’a poussé à se remarier. Elle n’est pas perçue comme une victime, au contraire, elle est responsable de cet acte :
« C’était-il fait conseiller par ses nouveaux maitres, ceux qui connaissent la Loi comme il aimait à le répéter, et qui savaient qu’il fallait rejeter toutes les responsabilités sur moi et mes semblables, comme on se débarrasse d’un morceau d’ordure? Bien sûr, c’est une stratégie imparable, éprouvée» P.38
Mais l’écrivaine dénonce cette conduite qui permet aux hommes de reléguer les femmes pour construire un monde selon leur propre mesure masculine, c’est-à-dire un univers mutilé de la présence de la femme dans leur vie. Ils leur proposent une liberté apparente : « Je t’avais laissé le choix! Et bien mieux encore il avait ajouté : c’est ce que tu voulais». P.37
Maïssa Bey utilise ce qu’on appelle «la transposition » ou « le retard » de l’exposition cité par Raphaël Baroni :
« Cette transposition de l’exposition représente un cas particulier de déformation temporelle dans le déroulement de la fable. […] Ce retard de l’exposition peut se prolonger jusqu’à la fin de l’exposé: tout au long du récit le lecteur est maintenu dans l’ignorance de certains détails, nécessaires à la compréhension de l’action […] Cette circonstance ignorée nous est communiquée dans le dénouement. Le dénouement qui inclut des éléments de l’exposition et qui est comme l’éclairage en retour de toutes les péripéties connues depuis l’exposé précédent, s’appelle dénouement régressif. (Tomachevski 1965: 275-276) (17).
Cette transposition consiste à introduire des ressources de secrets qui mettent l’accent sur les moyens textuels contribuant à tenir en haleine le lecteur et éveille sa curiosité. Le retard d’exposition est clairement exploité dans ce récit. Le lecteur éprouve ainsi une curiosité de connaitre les détails qui suivent cette expression utilisé dans l’incipit par la narratrice : « Il m’a dit, à partir de maintenant tu dois apprendre à vivre avec ça » P.33
Ce détail n’est expliqué qu’à la dixième page de cette nouvelle:
« Il avait un autre chemin à parcourir, un chemin très étroit, celui que traçait pour moi cet homme. Et tant qu’il n’avait pas prononcé la formule magique de répudiation, celle qui a le pouvoir de ravager toute une vie, et bien plus, deux vies dans ce cas précis… » P.42
Ce retard produit le désir de lire et retient le lecteur à sa lecture, tout en lui permettant d’émettre des hypothèses qui pourront être textuellement vérifiées ou infirmées. Maïssa Bey évoque deux thèmes qui ont perturbé la vie d’une famille ordinaire : le divorce et la polygamie : « Avec mon statut de première épouse, déjà mère, je me voyais régner sur toi et sur toutes celles qui pourraient se succéder ici »P.43
L’écrivaine ordonne et restitue à des portraits de femmes, par la pointe de sa plume, la légitimité, la tendresse, mais surtout cette souffrance qui apparaît toujours en filigrane. Cependant, ces aspects, qui ont toujours été maîtrisés, avaient quand même quelques éclats de lumière qui rayonnaient tel l’éternel espoir que rien finalement n’est jamais perdu malgré la gravité des situations.
La femme algérienne est au cœur d’un conflit interminable, toujours sous la domination de l’homme. Celui-ci, le suprême décideur du sort de sa sœur, de son épouse et de sa mère fait de l’ombre. Il est l’opposant. Celui qui freine la liberté ou la personnalité de la femme dans sa quête d’une authentique personnalisation par le « je».
La plénitude jamais atteinte, Maïssa Bey, comme d’autres romancières suppriment donc symboliquement l’homme :
« Et alors, à cet instant, que fait l’héroïne? Elle tend la main, il a le dos tourné, il ne peut pas voir ce qui se passe derrière lui, elle saisit le couteau. Il est maintenant dans le couloir, elle le suit, pas trop près, en essayant de faire le moins de bruit possible ; l’obscurité du couloir, la folie que peut engendrer le désespoir […] tout semble la pousser à accomplir le geste fatal…et elle lève la main. (PP 38/39)
Conclusion
Le discours sur la femme est un axe central dans les récits de Maïssa Bey. Le nombre de personnages féminins qui les peuple est important. Elle n’incarne pas la place d’un actant / héroïne mais beaucoup plus, celle d’une victime face à ses multiples bourreaux. Oppression et tyrannie se liguent pour en faire un personnage éternellement sacrifié et banni. Elles sont l’objet de toutes sortes de violences. Les récits qui leur sont réservés en donnent l’image suivante : elles sont violées et brutalisées, dominées et battues, opprimées et soumises, persécutées et discréditées, méprisées, séduites et abandonnées.
C’est un être qui apparaît ou se situe dans la catégorie de la marginalité de ceux qui vivent au rancart de la société. Elles subissent toutes les violences physiques et entre autres le viol.
2 – http://www.lesfrancophonies.com/maison-des-auteurs/bey-maissa
3 – Jean-Pierre Goldenstein, lire le roman. Page 24 In http://books.google.fr/books?
4 – R .Barthes, le degré zéro de l’écriture, suivi de nouveaux essais critiques, éd. Du Seuil, coll. Points, 1972.p.62
5 – R. Barthes cité par Bendjelid Faouzia, L’écriture de la rupture dans l’œuvre romanesque de Rachid Mimouni, Thèse de doctorat, Université D’Oran, 2006, p.164
6 – Maïssa Bey avait sept ans quand elle a perdu son père mort en 1957 suite à des tortures que lui ont infligées des militaires français, venus le chercher à la maison et emmené devant elle. Elle était marquée à jamais de cette séparation brusque et brutale
7 – http://dzlit.free.fr/ajauteur.php?aut=01140
8 – http://www.decitre.fr/livres/La-violence-du-texte.aspx/9782858021796
9 – Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture, suivi de nouveaux essais critiques, Paris, Le Seuil, 1953, Rééditions 1972
10 – Boukalettes » est un jeu familial algérien qui consiste à faire des nœuds à un mouchoir ou un foulard puis on prononce une formule tout en dénouant ces nœuds afin qu’un rêve soit réalisé.
11 – Mahmoud Darwich, poète de la résistance, poète de l’exil, chef de file de la poésie arabe contemporaine. Il consacre des poèmes d’amour aux femmes « Le lit de l’étrangère ». Il porte une attention particulière à la condition des femmes palestiniennes.
12 – Warda veut dire rose et par extension, désigne toute fleur. Leila signifie « Nuit » et le prénom Assia un continent « Asie »
13 – Maïssa Bey. Entendez-vous dans les montagnes. Edi. L’aube. Paris. 2002.
14 – Todorov, Littérature et signification, Paris: Larousse, 1967. Selon l’auteur, un énoncé réflexif est tout énoncé qui « parle, donc, à l’intérieur de l’énoncé, d’un des éléments du processus d’énonciation de ce même énoncé, de son acte d’émission. », p. 26.
15 – http://ae-lib.org.ua/texts/todorov__poetique_de_la_prose__fr.htm.
Selon Todorov, la parole-action et la parole-récit sont deux types des discours : La parole-action est perçue comme une information, la parole-récit comme un discours.
16 – Un autre texte de Bey, Entendez-vous dans les montagnes (2002), est l’objet d’une quête douloureuse où l’auteur tente de reconstituer les circonstances de la mort de son père et essaie de donner un visage au tortionnaire qui a cause sa mort.
17 – Baroni, Raphaël, « Tension narrative, curiosité et suspense : les deux niveaux de la séquence narrative », in VOX POETICA, le 6 janvier 2004, p.12.
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