1. Aperçu historique de la situation linguistique marocaine :
En effet, dès la petite enfance, les marocains se trouvent confrontés à plusieurs langues : la langue maternelle, qui peut être l’arabe dialectal « darija » avec ses différents parlers , ou l’amazighe avec ses trois variétés (Le tarifit, le tamazight, le tachelhit) ou encore les langues étrangères coloniales ; principalement le français, dans le cas d’enfants de couples mixtes ou de couples qui ont opté pour cette langue et, l’espagnol présent, en minorité, dans les zones frontalières du Nord et dans le Sud.
Il y a ensuite les langues de l’enseignement qui sont, dès les premières années du primaire de manière générale, l’arabe standard sous ses deux formes classique et moderne et récemment l’amazigh transcrit en tifinagh (2) . Mais cela peut être aussi le français ou même, depuis quelques années, l’anglais qui s’est imposé dans plusieurs secteurs de la vie professionnelle, notamment ceux de la formation, de la technologie, de l’économie et des affaires.
Dans ce contexte multilingue, les langues et variétés de langues cohabitent de manière pacifique pour certains, conflictuelle pour d’autres. Mais, d’une manière générale, ces langues sont « hiérarchisées » (Boukous, 1995 : 41), utilisées et représentées de manières différentes selon les locuteurs et selon les situations de communication ou ils se trouvent.
Dans la réalité sociale marocaine, la plus pratiquée, la plus visible et lisible des langues étrangères est bien la langue française. Malgré cela, cette langue suscite les jugements les plus contradictoires : tantôt valorisée, tantôt ignorée ou même rejetée. Alors, plusieurs interrogations se posent, concernant son importance, sa place, ses enjeux et perspectives.
La question qui s’impose pour commencer est : « Quelle est l’évolution de cette langue depuis son installation comme langue des institutions protectorales, il y a presque un siècle ? ».
Pour y répondre, il nous paraît indispensable de rappeler, dans un premier temps, le positionnement des différentes langues en présence au Maroc, pour pouvoir préciser, dans un deuxième temps, la place qu’occupe la langue française aujourd’hui dans notre société, à la fois par son usage au quotidien et son enseignement/apprentissage.
2. Les langues en présence au Maroc :
Les langues étrangères (précitées) ont véhiculé cultures et civilisations des puissances coloniales, qui se sont relayées sur les terres marocaines à travers les siècles. Les langues nationales, tout en se renouvelant et s’enrichissant, ont résisté aux évolutions politiques, économiques et technologiques. Elles ont également su marquer leurs territoires et garder leur place, composant et préservant toutes ensemble ce vaste paysage linguistique. Nous distinguons notamment les langues suivantes :
2.1. L’amazigh :
D’après plusieurs historiens, les Amazighes sont les premiers habitants du Maroc. Seulement, ils ont été arabisés dans les plaines alors que dans les montagnes-refuges du Maroc, ils ont su protéger jusqu’à nos jours leur langue et leurs coutume (Grand Larousse encyclopédique, 1960).
Ainsi, la dénomination berbère (dérivé de barbare), désuète et rejetée à cause du sens péjoratif, a été remplacée par amazighe ou tamazighte dans la littérature linguistique et culturelle maghrébine, bien que dans les faits, ces termes restent synonymes.
Par ailleurs, les natifs de cette langue se désignent eux-mêmes par le terme amazigh, ce qui signifie «homme noble» ou «homme libre». La terminologie officielle du gouvernement marocain utilise aussi le terme amazighe (ou amazigh).
Boukous préfère l’emploi du terme Amazighe, qui présente l’avantage d’être conforme à la morphologie des noms de langue en français (tous au masculin à l’exemple de l’arabe, le persan, le chinois, le wolof, le flamand, etc), et qui est attesté sous cette forme dans la littérature classique. Selon lui l’amazigh est : « la langue maternelle des Imazighen […] Langue identitaire du groupe, il a un statut de « marqueur linguistique de l’appartenance à la communauté amazighe » (Boukous, 1995 : 31) et sert donc de « vecteur et support de l’identité culturelle amazighe » (Ennaji, 1991 ; Boukous, 1995).
Aujourd’hui, l’amazigh est considéré comme un terme générique, lorsqu’il s’agit du «berbère standardisé», désignant plusieurs parlers classés par les chercheurs en trois variétés : le tarifit, le tamazight et le tachelhit.
– Le tarifit (rifain, ou zenatiya) : parlé dans le Rif et le Maroc oriental, au nord-est du Maroc.
– Le tamazight : parlé dans le Moyen Atlas central et une partie du Haut Atlas oriental. Il dispose d’un alphabet (le tifinagh), également utilisé par les Touaregs.
– Le tachelhit : pratiqué par les Chleuhs du Haut Atlas central, du Sous et du Littoral du sud du Maroc.
Cependant, il convient de préciser que l’amazighophonie au Maroc, contrairement à celle de l’Algérie, n’est pas territorialisée car en réalité, il existe des arabophones partout, y compris dans les aires amazighophones, notamment tout autour de ces zones où les langues sont davantage mélangées.
Et inversement, on compte de très nombreux amazighophones, dans toutes les grandes villes du pays, que ce soit Rabat, Tanger, Casablanca, Marrakech, Fès, Essaouira, etc., ce qui ne les empêche pas d’utiliser l’arabe marocain pour communiquer même entre eux. L’amazigh, par contre, est employé exclusivement par les amazighophones en zones rurales, même au sein des Administrations.
A partir du XXème siècle la langue amazighe s’active sur la scène nationale et montre un certain dynamisme exprimé par la production littéraire, artistique et linguistique. Mais, c’est au début du XXIème siècle qu’elle connaît un épanouissement sans précédent au Maroc comme dans les autres pays africains.
Parmi les évènements qui ont mis cette langue en valeur, nous citons notamment : la création de l’institut royal de la culture amazighe (L’IRCAM) le 17 octobre 2001 (3), l’introduction de cette langue par les mass médias (Radio et télévision diffusent informations, documentaires et films en amazigh).
Ensuite, il y a eu l’adoption de l’alphabet tifinagh avec son enseignement dans les écoles primaires depuis la rentrée de septembre 2003, la publication de manuels scolaires pour le primaire, l’édition et diffusion de journaux et livres en tifinagh.
Enfin, cette langue qui appartenait jadis à l’oralité et l’informel est reconnue, aujourd’hui, par la constitution en Juin 2011 comme étant langue officielle du Maroc au même titre que la langue arabe (CNEF, article 5).
2.2. L’arabe :
La langue arabe s’est implantée au Maroc par trois phases successives: introduite au VIIème siècle par les premières troupes musulmanes de Oqba Ben Nafi , elle se propage et devient plus importante à partir du IXème siècle, d’une part, grâce à la création de Fès sous les Idrissides en l’an 808 et, d’autre part, avec l’implantation des premières colonies andalouses dans le pays Jbala. Avec l’envahissement des tribus hilaliennes en l’an1118 par l’Almohade Yacqoub AI-Mansour, l’arabe se renforce et s’affirme par des parlers bidoins survenus lors de l’installation d’autres tribus.
Au XVème siècle l’expulsion massive des Andalous vers le Maroc, au terme de la reconquista espagnole, consolide la présence de l’arabe dans les centres urbains comme Tétouan, Salé, Rabat et surtout Fès. L’immigration des Andalous accentue le processus d’arabisation des communautés amazighes environnantes, en particulier les Ghomara du Détroit de Gibraltar, les Sanhaja de la région d’Ouezzane et ceux de Sefrou (Boukous, 1995).
L’arabe est la langue commune à tous les pays arabes et comme pour eux le Maroc en présente certaines variétés :
2.2.1. L’arabe dialectal :
L’arabe dialectal (AD) ou l’arabe marocain (AM) dit « addarija » est la langue maternelle des marocains non amazighophones. Ce dialecte dérive de l’arabe classique (AC) qui, à travers la succession des générations, va subir des transformations qui lui assureront une certaine autonomie. Moatassim(1974 : 642) confirme que : « apparenté de l’arabe classique, l’arabe dialectal est une variante au vrai sens du mot. Mais comme l’amazighe, il reste la langue de l’authenticité pour beaucoup de Marocains.».
Bien qu’ils diffèrent par plusieurs points, syntaxiques et lexicales, les frontières entre les deux langues ; AD et AC, ne sont pas vraiment tracées. Selon Chami (1987 :16) «Un analphabète écoutant un discours prononcé en arabe dit classique en comprendrait globalement le message. Il n’y a pas de divorce total entre l’arabe marocain et l’arabe dit classique comme c’est le cas entre ces deux dernières langues et le tamazight ».
Pour Boukous(1995 :31), l’AD comprend cinq variétés : Le parler citadin (mdini) qui s’inspire de l’Andalou, se concentre dans les villes anciennes comme Fès, Rabat, Salé et Tétouan; le parler montagnard (Jbli) est utilisé dans la région du Nord-Ouest; le parler bédouin (dit aroubi) évolue dans les communautés des plaines atlantiques (Gharb. Chaouïa, Doukkala, etc.), et on le trouve aussi dans les plaines intérieures comme le Haouz de Marrakech, le Tadla et dans des villes comme Casablanca, Mohammedia, El-Jadida, Settat, etc; le parler dit bedwi des plateaux du Maroc oriental, et le parler hassani des régions sahariennes (dit a’ribi).
Malgré ses variétés, l’AD, langue parlée à la maison comme dans la rue, unifie les différentes communautés, assure l’intercompréhension en adoptant l’appellation générique « arabe marocain » (AM). Il est étendu sur tout le territoire marocain, mais appartient exclusivement à l’oralité, ce qui n’a pas empêché certains auteurs de l’utiliser récemment dans leurs productions littéraires (poésie, théâtre, etc.)(El Himer, 1992).
Par ailleurs, cette langue n’a jamais été standardisée et donc, n’a aucun statut constitutionnel, à l’inverse de l’arabe classique, totalement absent de la vie quotidienne, il est langue officielle du pays.
2.2.2. L’arabe classique :
L’arabe classique, langue du Coran, est employé dans les sphères religieuse, politique, administrative, juridique et culturelle. C’est la langue de l’écrit en concurrence surtout avec le français, car au Maroc, il n’est pas utilisé comme véhicule spontané de communication, pas plus que dans tout autre pays arabe.
En outre, cette langue constitue la référence et l’outil symbolique de l’identité arabo-musulmane, une langue supranationale réservée à des usages formels et limités à certaines situations particulières.
Enfin, l’arabe classique demeure «la» première langue officielle de l’État, d’après la Constitution de 2011.Bien qu’il soit modernisé depuis les écoles coraniques et on parle actuellement dans les écoles et les médias d’arabe médian ou d’arabe moderne standard (Youssi, 1983).
2.2.3. L’arabe moderne standard :
L’arabe moderne standard (AMS), ou simplement «arabe standard», correspond à la variante moderne de la langue arabe, soit celle qui est enseignée dans les écoles, par opposition à l’arabe classique ancien associé à l’arabe du Coran. C’est une forme récente de l’arabe dont le lexique est constitué de manière générale de l’AC et de l’arabe marocain (AM). Elle se caractérise par la négligence de la déclinaison. Et elle est de plus en plus utilisée dans les situations formelles et à travers les moyens audiovisuels (EL Himer, 1992).
L’AMS est également la langue des productions littéraires, de la presse écrite, de la presse électronique, et de toute sorte de brochures et de documents administratifs et judiciaires. En remplaçant l’AC, cette langue est utilisée désormais dans les manifestations officielles et institutionnelles, notamment au Parlement.
Ainsi, servant de langue officielle à la place de l’arabe classique qui reste une langue symbolique, l’AMS assure le rôle de communication par excellence dans le monde arabe, à la fois à l’écrit et à l’oral.
2.3. L’espagnol :
Les régions du nord et celles du sud du Maroc gardent toujours les traces de la colonisation espagnole, puisque la langue y est présente, de manière assez marquée, au niveau de la communication orale. Certes, son utilisation a régressé après l’indépendance en région du Nord par rapport à celle du sud, ou elle reste beaucoup plus utilisée.
Néanmoins, nous remarquons un retour des jeunes à l’apprentissage de l’espagnol, en particulier dans la région du Nord, pour avoir plus de chance de décrocher un emploi ou pour améliorer leur avenir professionnel. Vu sa proximité de l’Espagne, cette région, et en particulier Tanger, connait un important flux d’investissements espagnols qui offrent des postes pour les jeunes diplômés maîtrisant cette langue. Du coup, l’espagnol reprend de l’importance dans ces régions mais son statut dans le reste du Maroc est celui de langue étrangère après l’anglais.
2.4. L’anglais :
La place qu’occupe la langue anglaise au Maroc reste encore faible, elle n’est utilisée ni en situation formelle ni informelle. Bien que sa force augmente et se répand lentement en raison de son statut à l’échelle internationale. Cette langue demeure, quoiqu’on en dise, très limitée à certains cercles universitaires et certaines filiales commerciales internationales en rapport avec des pays anglophones (exemple : les étudiants de l’université Al-akhawain). Ceux-ci estiment que le français n’a pas le monopole de la modernité, mais ils restent minoritaires.
Au niveau scolaire, avant leur arrivée au lycée, les élèves appelés à faire un choix de la langue étrangère seconde à étudier durant leur cursus scolaire, optent pour l’anglais en majorité, aux dépens de l’allemand et l’italien.
Il est vrai que l’anglais est de plus en plus présent à certains niveaux d’activité, son apprentissage est demandé dans des champs traditionnellement tenus par le français ; comme l’éducation dans les institutions privées, la recherche et les médias. Mais il n’est pas utilisé de manière spontanée par la majorité de la population et loin d’en être bien maîtrisée.
Si l’on doit parler en termes de langue dominante ou de comparaison, le français le dépasse de loin par sa place dans l’enseignement et sa visibilité dans les différentes sphères de la vie quotidienne de notre pays.
2.5. Le français :
La langue française a été imposée par le régime du Protectorat comme langue officielle du Maroc, depuis la signature du traité de Fès instituant le Protectorat le 30 mars 1912 jusqu’à la proclamation de l’indépendance le 2 mars 1956. Longtemps après cette date, elle a gardé une place privilégiée en tant que première langue étrangère, langue seconde généralisée du Maroc.
L’un des résultats les plus marquants de la colonisation française fut la formation d’une « élite autochtone, imbue de la culture française et dont les privilèges resteront, après l’indépendance, viscéralement liés à la langue française malgré un attachement de principe à une politique d’arabisation. » (Chami, 1987 : 17).
En effet une politique d’arabisation était entamée, dès l’indépendance du Maroc, une manière de restituer la langue officielle propre (l’arabe moderne), marquer l’autonomie et affirmer l’identité d’une nation.
Sans penser à la suppression du français, ni sa marginalisation, le projet d’arabisation prévoyait une reconsidération et une revalorisation de la langue arabe moderne, au sein de l’école, comme langue d’enseignement pour l’ensemble des matières.
En parallèle à cela, un consensus accordait à la langue française une place « privilégiée » dans la vie sociale et professionnelle en général, et dans l’enseignement en particulier. Son omniprésence au pays n’a jamais été contestée, bien au contraire sa connaissance implique un certain niveau d’instruction, un certain prestige social, c’est la langue d’ouverture, de modernité et de culture autre.
Aujourd’hui, cette langue n’est pas constitutionnalisée, c’est-à-dire qu’elle n’est pas mentionnée dans le texte de la constitution et donc n’a pas de statut de droit. Mais d’une part, le français a une très grande place institutionnalisée, du fait qu’il ya des institutions où sa présence est très marquée; principalement dans le secteur éducatif, le secteur technique et scientifique. Sans oublier le secteur littéraire où une littérature marocaine d’expression française occupe des dimensions de plus en plus importantes.
D’autre part, il est omniprésent dans l’environnement marocain, où il investit des champs de la pratique sociale de tous les jours. Par exemple, on trouve dans plusieurs villes tous les noms de rue, des enseignes de magasins, de cafés, etc. généralement en bilingue (français-arabe).
En guise de résumé, nous pouvons dire que, dans un paysage plurilingue comme le Maroc, le français est la langue véhiculaire par excellence, dans l’enseignement, l’administration et l’économie. Comme l’a souligné Marzouki (2006) : « Le Maghreb hiérarchiserait plutôt les langues dans l’ordre arabe-français-anglais ».
2 Au Maroc, le Tifinagh, qui est un alphabet phonétique, a été adopté pour transcrire la langue Tamazight par un processus de vote du conseil de l’institut royal de la culture Amazigh IRCAM à Rabat. http://www.amazighworld.org/studies/language/tifinagh_a_lepreuve.php
3 [PDF] « Dahir no 1-01-299 du 29 rajab al khaïr 1422 (17 octobre 2001) portant création de l’Institut royal de la culture amazighe », dans Bulletin officiel du Maroc, no 4948, 1er novembre 2001, p. 1074-1076 (ISSN 0851-1217).
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