Frédéric Monneyron écrit à propos de Juan qu’il a la « nécessité de l’abandon sans restriction de Maria à la toute-puissance du désir (115) ». Juan donne lui-même les indices de ce désir total de l’autre : « Je l’observai tout ce temps avec anxiété. Puis elle disparut dans la foule tandis que j’étais pris entre une peur insurmontable et un désir angoissant de lui parler »(116), raconte Juan en évoquant sa première rencontre avec Maria au vernissage. Chez Paulina, cette « tension » sensuelle est très présente et particulièrement violente. Elle se définit elle-même comme une femme « faible, pleine de désirs » (117) et écrit pendant son séjour au couvent, dans son journal :
Michele j’ai soif de toi, Michele mon amant reprends-moi, reprends-moi et donne, j’ai soif, j’ai soif, j’ai soif, j’ai faim de tes yeux et de ta bouche, de ta force, Michele, j’ai peur de toi mais il est si doux d’avoir peur de l’homme – J’ai horriblement écrit tout, j’ai tout dit, voilà, c’est écrit sur ce papier, ma
tentation charnelle, je l’ai écrite.(118)
Dans les deux cas, les personnages ont un besoin naturel de l’autre, pour sortir de leur solitude. Et dans les deux cas, leur désir de l’autre transparait dès la première rencontre, comme si leur solitude devait être intégralement comblée par l’Autre. Mais ce concept de « désir » ne semble pas relever uniquement de l’envie de connaître l’Autre. En fait, il apparaît d’emblée, surtout chez Juan, comme un besoin d’union qui ne dissocierait pas un amant de l’autre : Immédiatement, Juan et Paulina veulent, avec l’autre, ne faire qu’un, ce qui permet de poser la question suivante : Le désir devient-il, lui aussi, obstacle ?
II – 1 – L’angoisse de la perte : jalousie et paranoïa
La sensation que l’Autre, être idéalisé, leur échappe n’est pas qu’intellectuelle, elle est aussi physique. Ce que Juan appelle la « communion » comprend aussi bien l’amour physique que l’amour « mental » : Le désir physique ne se distingue pas réellement des sentiments, les deux vont de pair.
Juan et Paulina vont s’employer au fil du roman à faire fleurir une imagination débordante qui s’illustre en premier lieu sous la forme de la jalousie, particulièrement dans Le Tunnel. Frédéric Monneyron parle du roman de Sábato comme d’un « drame de la jalousie »(119). Si l’on ne peut réduire l’œuvre à un simple « fait divers », il faut reconnaître, comme le dit le critique, que la jalousie tient une place considérable dans l’intrigue et dans son dénouement. C’est là qu’interviennent au sein du couple de tierces personnes, ces « ennemis imaginaire » qui ont déjà été évoqués et qui provoquent chez dans l’esprit de Juan une intense jalousie. L’inaccessibilité ne provient donc pas seulement d’un échec du dialogue, mais aussi d’un instinct violent de possession qui rend coupable aux yeux de Juan à la fois Maria et les « autres », ses prétendus amants.
L’instinct de possession de Juan se manifeste à chacun des échanges entre les deux amants, et au sein de ses réflexions personnelles. Il écrit, à la suite de sa première rencontre avec la jeune femme :
Maria. Simplement Maria. Cette simplicité me donnait une vague idée de possession une vague idée que la jeune femme était entrée dans ma vie et que, d’une certaine façon, elle m’appartenait.(120)
Ce désir de d’union exclusive fait de chaque personnage qui s’approche de Maria un rival dans l’esprit de Juan, dont Allende, le mari de Maria, est le premier représentant. Les « crises de jalousie » de Juan sont particulièrement nombreuses et violentes dans le roman. On note pourtant que jamais l’artiste n’a de preuve concrète d’un hypothétique adultère. Chaque parole, chaque geste et chaque hésitation est prétexte à intégrer ces « ombres imaginaires » au sein du couple, à en faire des obstacles. Lorsque Juan appelle Maria au téléphone pour la première fois, il remarque l’hésitation de la femme qui décroche à l’entente de « Mademoiselle Iribarne » et en déduit que Maria a des amants. On peut s’étonner qu’Allende ne soit pas l’ennemi qui subit le plus la jalousie de Juan.
Certes le jeune homme cherchera à faire avouer à Maria qu’elle fait l’amour avec lui, alors qu’elle ne semble plus l’aimer, mais Allende apparaît davantage au fil de cette conversation comme une seconde victime de la « putain » qu’est Maria, d’où l’ultime provocation de Juan « …Tromper un aveugle ! » qui provoque la colère de Maria. En fait, c’est Hunter qui est le rival le plus redouté par Juan. Cela peut sembler paradoxal, puisque Hunter est le cousin de Maria, et que Juan n’a aucune preuve avérée de sa liaison avec Maria, alors qu’il sait que Maria couche avec Allende. De plus, on remarque que ce qui gêne Juan, ce ne sont pas tant les sentiments que Maria peut éprouver envers d’autres hommes que leur union physique. D’ailleurs, au stade ultime de la paranoïa de Juan, celui-ci la traite de « putain »(121) : Monneyron fait de cet instant le stade ultime de l’inaccessibilité. L’inaccessibilité de la femme pour le narrateur conduit, ditil, à son accessibilité pour tous. Dans l’imagination du jeune homme, elle échappe au désir de possession totale de Juan pour assouvir le désir de tierces personnes. La crainte de l’adultère va donc de pair avec l’éloignement des deux membres du couple. Plus Juan soupçonne l’existence d’amants de Maria, et plus
il sent qu’elle lui échappe : son désir de possession est de moins en moins assouvi : « Mes interrogatoires, sans cesse plus fréquents et tortueux, portaient sur ses silences, ses regards, des mots qui lui échappaient, un séjour à l’estancia, ses amours »(122), raconte Juan-narrateur au milieu du roman.
Peut-on dès lors analyser les tenants et les aboutissants de ces débordements de l’imagination, qui mèneront à une paranoïa totale ? En réalité, il semble que la jalousie de Juan ne provienne pas de ce qu’il sait, mais de ce qu’il ne sait pas : du doute, de l’incertain. Cela expliquerait sa « compassion » haineuse pour Allende, et ses craintes à l’égard de Hunter. Juan en effet ignore tout de la vie passée de Maria, l’exemple le plus frappant à cet égard est leur échange à propos de Richard, défunt amant de Maria. Juan cherche à tout prix à savoir qui était ce Richard et si Maria l’aimait. Maria, cette fois, ne refuse pas de lui en dire plus. A l’issue de ce dialogue, Juan fait ce commentaire :
Mais je dois ajouter que ce n’était pas cet homme qui me torturait le plus, parce que j’avais fini par en savoir assez long sur lui. C’étaient les personnages inconnus, les ombres qu’elle n’avait jamais mentionnées et que je sentais cependant se mouvoir obscurément dans sa vie.(123)
A la lecture de ce passage, il apparaît que la jalousie de Juan provient en effet de l’ignorance du passé amoureux de Maria, de la méconnaissance de l’autre ; en somme, du secret, comme dans Paulina 1880. On peut aussi citer l’exemple de l’ « excellente humeur » de Maria à l’estancia, qui provoque l’étonnement et la méfiance de Juan : « Et loin d’en être heureux, je sentais que cet aspect de Maria m’était presque totalement étranger et que d’une certaine façon, il devait en revanche appartenir à Hunter ou à quelqu’un d’autre »((124)). C’est parce que Juan ne connait pas Maria qu’il lui invente des histoires, et qu’elle lui échappe encore plus. La paranoïa n’est pas liée à de tierces personnes, ni à un délire au sens propre : elle provient du « mystère » planant autour de l’Autre, mystère qui ne peut pas être résolu. Le « passé » est insondable, l’Autre est donc impénétrable. Le mal-être de Juan fleurit à cause de cette ignorance et la solitude n’en est que renforcée.
La jalousie est un sentiment peur présent dans Paulina 1880, car on l’a vu, l’incommunicabilité provient davantage du « secret » planant autour de la jeune fille que du mystère que représenterait Michele. Certes, Paulina a, dans le roman, un élan de jalousie. Il survient au début de l’histoire d’amour avec Michele, et fait l’objet du seul chapitre 20. Dans celui-ci, le narrateur utilise la focalisation interne, et l’on voit Paulina en train d’essayer de maîtriser sa jalousie :
Pourquoi rêver douloureusement à cette femme ? […] Mais non, chasse donc cette femme ! Et pourquoi s’est-il écarté de moi si précipitamment l’autre soir ? […] Mais personne ne connaît cette femme, elle n’a pas d’amis, elle est petite et contrefaite ! […] Et maintenant cette idée : le comte Michele a-t-il eu beaucoup de femmes ? (125)
Ce passage, dans lequel les réflexions de Paulina ressemblent étrangement à celles de Juan, n’a pas d’écho dans le roman. Tout juste peut-on citer le moment où, à la mort de Zinna, Paulina culpabilise de ressentir du bonheur. Il s’avère donc que la jalousie n’est pas la cause principale de l’angoisse de la jeune femme, même si, au début du roman, elle y participe ; mais c’est sans doute parce que Zinna est encore en vie. Jamais Paulina n’interrogera Michele sur le nombre de femmes qu’il a connu avant elle. Le passage cité ci-dessus est intéressent, mais pas représentatif. De fait, l’angoisse du désir se manifeste par la suite sous beaucoup d’autres aspects. Par exemple, l’instinct de possession est très présent dans ce roman. Combien d’allusions par la jeune fille à l’envie de posséder et d’être possédée par Michele ? Mais l’Autre, on l’a vu, est insaisissable. Insaisissable, oui, mais il reste aux amants la possibilité de s’unir dans l’union physique, Communion suprême, instant qui pourrait à première vue compenser l’absence d’échange verbal. Les deux personnages reprennent espoir dans leurs moments d’union sexuelle, pendant lesquels se développe à l’extrême leur instinct de possession. L’Autre existe-t-il dans l’union physique ? Une communion est-elle possible par le biais du corps ?
II – 2 – La sexualité à sens unique
En guise d’introduction au récit de ses relations sexuelles, Juan relate :
Je vivais obsédé par l’idée que son amour était, dans le meilleur des cas, un amour de mère ou de soeur. De sorte que l’union physique m’apparaissait comme une garantie d’amour véritable »(126)
A l’issue de sa première nuit d’amour, le narrateur de Paulina 1880 commente :
Paulina ne songeait plus à lutter contre le sentiment qui la faisait chanceler de désir et de crainte […] Tous les deux ils avaient couru vers la prochaine nuit. Ils ne pensaient rien. Ils étaient possédés.(127)
Ces passages traduisent tout l’espoir qui repose, pour Juan comme par Paulina, sur l’acte sexuel : désir, attente, appréhension. Le passage à l’acte sexuel apparait comme une étape essentielle tant pour leur couple que pour eux-mêmes, il est le tenant essentiel de l’authenticité de la passion qui les unit. C’est « une garantie d’amour véritable » écrit Juan, en employant ce terme de « verdadero amor » qui a déjà été évoqué. La communion suprême dans l’acte sexuel doit sceller l’union totale du corps et de l’esprit, la compréhension mutuelle et l’« amour véritable », qui n’aura pas besoin d’autres preuves pour s’accomplir. Mais peuvent-ils saisir l’Autre dans l’acte physique ?
À cette question, on répondrait dans un premier temps que dans Paulina 1880, c’est le cas. La sexualité apparait dans le roman comme un moyen d’accès à la plénitude : « Je serai éternellement heureuse. L’effusion de douceur la baignait. Déesse calme et endormie elle respirait […] Paulina, sous les premières gouttes de pluie, sentait encore Michele qui l’accompagnait quand elle courait » (128). De plus, le chapitre qui suit la première nuit se clôt par ces mots : « Elle sombrait dans l’infinie douceur » (129). Aussi au début de leur idylle, le bonheur entre les deux amants provient réellement de l’acte sexuel: le plaisir de Paulina signe sa sensation d’être possédée par Michele, de lui appartenir.
L’acte sexuel apparait bien dans un premier temps comme la porte d’accès à la pureté (« Il lui semblait qu’elle était devenue pure comme auparavant elle ne pouvait pas l’être » (130)) et d’accès à l’absolu non seulement pour Paulina mais pour le couple (« Notre monde est à nous, tous les autres sont à l’extérieur et ne peuvent ni connaitre ni avoir d’autorité » (131)). La jeune femme, dans son for intérieur, a l’impression qu’elle parvient à saisir l’Autre, à vivre dans le même monde que lui. La communion semble être là. Et pourtant, la voix extérieure qu’est celle du narrateur détrompe son lecteur naïf. D’un ton aussi poétique que dramatique, il annonce la réalité de cette idylle dès le récit de la première nuit, par ces mots :
Et Paulina […] oubliait de regarder vraiment le comte dont le visage était si terriblement proche du sien, elle négligeait de comprendre un homme qui traversait la plus grande crise de sa vie, elle ne voyait pas le débat, elle ne comprenait que soi-même.(132)
On s’aperçoit que la communion que Paulina dit trouver à travers l’acte sexuel n’est qu’illusion. En effet la sexualité ne permet à la jeune femme que de se retourner sur elle-même, et l’éloigne de l’Autre. Chaque nuit est prétexte à des réflexions sur sa propre personne : « Dans ses bras je touche à mon bonheur le plus désintéressé, le plus angélique. Tout me sera pardonné pour la qualité de ce bonheur »(133) écrit Paulina ; « Une année durant, Paulina s’était aimée elle-même dans la personne de Michele »(134), commente le narrateur plus loin. La sexualité devient égocentrée : elle ne rapproche pas les deux amants, mais sert à rapprocher Paulina d’elle-même : faire l’amour, c’est chercher à se trouver, à s’identifier, chez la jeune femme. C’est apprendre à distinguer le bien du mal, c’est se tourner vers l’absolu par le biais de son propre plaisir. Paulina ne cherche pas à saisir l’Autre, en réalité, elle cherche à se saisir elle-même.
L’impasse de la sexualité s’illustre de la même façon dans Le Tunnel. On l’a dit, Juan fait de l’acte sexuel la seule véritable preuve d’amour, acte qui pourtant ne fera qu’éloigner un peu plus les deux amants. Juan emploie d’ailleurs lui-même les termes d’ « incommunicabilité » et d’ « incompréhension ». L’acte sexuel sera en quelque sorte l’occasion pour lui de se rendre compte à quel point Maria lui échappe :
Loin de me tranquilliser, l’amour physique me perturba davantage, fit naître de nouveaux doutes qui me torturaient, amena de douloureuses scènes d’incompréhension, de cruelles expériences avec Maria.(135)
Le « verdadero amor » s’éloigne à mesure que Juan et Maria s’unissent. Pourquoi cela? A cette question, Juan-narrateur ne donne pas de réponse. Est-ce un fait inexplicable, une fois de plus ? Les sentiments de Juan oscillent entre la haine et l’amour fou, entre la méfiance et l’abandon. Certes, les moments de sexualité se déroulent mal parce que Juan harcèle Maria en l’accusant de simulation ; cependant l’obstacle semble être plus profond : Qu’est-ce qui fait que Juan, dès les premiers instants, ne parvient pas à communiquer physiquement avec son amante ? Le besoin pressant de saisir l’Autre semble entrainer à chaque fois, paradoxalement, une impossibilité de le saisir : « Je la forçais, par désespoir de consolider cette communion, à nous unir charnellement ; nous n’arrivions qu’à confirmer l’impossibilité de la prolonger ou de la consolider par un acte physique »(136). Aussi, c’est l’inaccessibilité de Maria dans son essence qui entraine chez Juan des doutes. Tout est ici question de sensation, d’intuition, rien n’est raisonné. Rien n’explique réellement l’absence de communion. Et, comme pour Paulina, cette sexualité dévorante, à défaut de se muer en union avec l’Autre, se transformera en un questionnement égocentré : « Mes doutes et mes interrogatoires envahissaient tout comme des lianes enlaçant et étouffant les arbres d’un parc dans leur monstrueuse trame »(137) écrit Juan en guise de conclusion à cette longue confidence.
La sexualité, point d’accès à l’union, ne provoque dans les deux cas qu’un renforcement de l’incommunicabilité. Instant par excellence du rapprochement, il se mue en instant de l’éloignement. Rien ne semble expliquer cette incompréhension qui suit l’ambition dévorante d’une union physique idéale. L’Autre est, par essence, insaisissable ; l’amour est par essence incompréhensible et le couple en échec. Dès lors, l’individu ne peut que se rapprocher de lui-même, et commencer à craindre : craindre l’Enfer, pour Paulina, et craindre l’infidélité dans le cas de Juan.
Le désir inassouvi de l’Autre laisse bien vite place à l’angoisse de la perte. Chez Juan, c’est l’inconnaissance de l’Autre qui semble provoquer le doute : le fait qu’il ne puisse pas connaître Maria l’entraîne dans un cercle vicieux : il ne la connait pas donc la soupçonne et s’éloigne d’elle, il s’éloigne d’elle donc peut de moins en moins la comprendre. La jalousie et la paranoïa sont directement issues d’un obstacle fondamental, qui touche au motif du secret, comme dans Paulina 1880 : L’amour de cet Autre par essence insaisissable, tant mentalement que physiquement, ne peut que décevoir le désir d’union, de communion. On est face à une « perte » latente de l’Autre qui au début représentait l’espoir. L’Autre n’existe plus et c’est l’égocentrisme qui s’y substitue. De fait, est-ce que cette incompréhension de l’Autre est la raison du crime ? Ou bien est-ce l’incompréhension de soi-même ? En tout cas, le crime passionnel semble étroitement lié à l’échec, nécessaire et annoncé, du couple.
115 MONNEYRON Frédéric, L’écriture de la jalousie, ed. Ellug, Grenoble, 1997, p. 86.
116 Le tunnel, ed. cit. p. 16.
117 Paulina 1880, ed. cit. p. 83.
118 ibid. p. 70.
119 L’écriture de la jalousie, op. cit, p. 83.
120 Le tunnel, ed. cit. p. 55.
121 ibid. p. 71.
122 ibid. p. 73.
123 ibid. p. 76.
124 ibid. p. 105.
125 Paulina 1880, ed. cit. p. 57.
126 Le Tunnel, ed. cit. p. 68.
127 ibid. p. 68.
128 ibid. p. 70.
129 ibid. p. 71
130 Paulina 1880, ed. cit. p.73.
131 ibid. p. 78.
132 ibid., p. 73.
133 ibid. p. 96.
134 ibid. p. 95.
135 Le tunnel, ed. cit. p. 68.
136 ibid. p. 70.
137 ibid. p. 72.