Après être passé par une introduction à la pulsion de mort, afin de nous éclairer sur les origines et les diverses manifestations de la pulsion de la mort, nous nous sommes intéressés au rapport qu’entretenaient pulsionnel et pouvoir (en tant que pouvoir de mort) au Rwanda. L’autre visage de la pulsion de mort (celui qui peut libérer les dominés de leurs chaînes et relancer le processus de la vie) ne nous ait que rarement apparu durant les périodes étudiées au Rwanda, notamment entre 1973 et 1994. Le seul moment où il semble avoir montré le bout de son nez, fût durant la courte période de la montée des partis d’opposition, lorsque l’idée de démocratie mobilisait les masses, avant que ces « faux » partis d’opposition ne la sabotent. Nous avons décrit au moins quatre types de nécropouvoir qui sont intervenus au Rwanda : L’Etat colonial, l’Etat post-colonial avec les régimes de Kayibanda et Habyarimana, et l’Etat génocidaire. Nous avons tenté d’analyser les différentes stratégies de pouvoir (nécropolitiques) qui se cachent toujours derrière un pouvoir, en insistant plus fortement sur la stratégie de 1973 et celle à l’oeuvre dans les années 1990 au moment où le pouvoir dominant était déstabilisé et remis en question. Ces analyses nous ont permis de montrer ce dont un pouvoir est capable pour se re-légitimer, jusqu’à se transformer en pouvoir génocidaire. Nous avons abordé la question de la légitimation sous l’angle des processus d’assujettissement des dominés, en essayant de montrer comment les sujets hutus en sont parvenus à répondre « oui » à l’appel à tuer, sans que le pouvoir n’ait besoin d’utiliser la force. Ainsi, besoin de protection, besoin d’amour, effets d’impunité, de suggestion et de contagion, constituent de puissants facteurs qui peuvent permettre à la pulsion de mort de se déployer en tant que pure violence de mort.
Ainsi, « prendre en compte la pulsion de mort au Rwanda » signifie prendre en compte les différents types de pouvoir et analyser la manière dont leur nécropolitique mobilise le pulsionnel. Cela signifie aussi prendre en compte les conditions de vie des Rwandais, leurs évolution, et leur rapport imaginaire à la réalité. Enfin, « prendre en compte la pulsion de mort au Rwanda » implique de préciser la période qu’on étudie, mais son existence permanente, le fait qu’elle soit prête à se présenter sous sa face destructrice, même lorsqu’elle est liée à Eros, et la continuité du nécropolitique malgré les différences de périodes ou les apparentes ruptures, intéressent notre étude.
Qu’en est-il de la pulsion de mort actuellement au Rwanda, plus de quinze ans après le génocide ? Le FPR est finalement parvenu à prendre le pouvoir au Rwanda, mettant objectivement fin au génocide en juillet 1994. Mais ce qui nous inquiète (et qui inquiétait Adorno à propos de la persistance du nazisme dans la démocratie) c’est que le narcissisme collectif, tout ébranlé qu’il eut été par la chute du « hutu power », semble ne pas s’être effondré. Nous disions en introduction que le titre Que signifie : prendre en compte la pulsion de mort au Rwanda ? faisait référence à l’article d’Adrono Que signifie : repenser le passé ? Pour Adorno, repenser le passé signifie revenir sur le sujet qui s’est constitué en tant que sujet obéissant. Les procès gacaca auraient pu jouer le rôle de lieu symbolique de la parole dans lesquels Hutus et Tutsis reviennent sur leur histoire, se remémorent comment les différents types de pouvoir qui sont intervenus au Rwanda ont toujours travaillé à les séparer. Un tel exercice de remémoration collective aurait pu permettre de prendre conscience des mécanismes inconscients qui ont fait qu’ils se sont appropriés l’idéologie ethnique raciale, dont les uns, ceux qui se voyaient comme Hutu, l’ont poussée jusqu’à l’extrême. Malheureusement, lors du précédent mémoire, je tirais un bilan plutôt négatif de l’expérience gacaca, où, même si elle a permis de revenir sur ce qui s’est passé dans une certaine mesure, les intérêts du nouveau pouvoir ont primé sur la nécessité de repenser le passé.
Malgré une certaine rupture avec l’idéologie raciste et les anciennes pratiques des nécropouvoirs, le nouveau pouvoir FPR an Rwanda, sous la figure de Paul Kagame, semble reproduire, malgré tout, la division Hutus/Tutsis dans un Rwanda où cette représentation reste profondément ancrée dans l’imaginaire. La politique de justice et réconciliation, a ouvert la possibilité de repenser le passé, et en ce sens, les gacaca furent une idée brillante. Mais elle fût surtout un instrument de mainmise du pouvoir sur le récit de ce qui s’est passé, au profit de sa légitimité. A nouveau, on peut y voir un contrôle sur les corps, ceux des vivants et ceux des morts. Ceux des vivants, les rescapés, qui se sentent isolés, mis à l’écart, exclus du « nouveau départ » que prend le Rwanda, y compris lors des cérémonies de commémoration du génocide, à l’image des forces de sécurité qui bousculent les rescapés dans la rue pour laisser passer les « officiels » qui vont porter le discours officiel de la commémoration. Ceux des morts aussi, puisque le pouvoir décide de l’enterrement ou du déterrement des squelettes et de les exposer à la vue de tous, pour ne pas oublier qu’il y a eu un génocide au Rwanda. Dans son article sur la commémoration du génocide au Rwanda(1), Claudine Vidal va jusqu’à parler d’un pouvoir qui « s’empare du deuil privé des survivants », puisque à certains endroits, par exemple, il a obligé les Rwandais à déterrer leurs morts pour les exposer en public. Nous nous demandons si une telle politique contribue vraiment à « ne pas oublier ce qui s’est passé », non pas dans le sens d’une fixation morbide sur le passé, mais dans le sens de la nécessité de le repenser comme suggère Adorno.
1 Claudine Vidal, « La commémoration du génocide au Rwanda ». Violence symbolique, mémorisation forcée, et histoire officielle, Cahiers d’études africaines, 2004/3, n° 175, p. 575-592.
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