Finalement, cette mise à l’épreuve de la question de la ségrégation socio-spatiale sur le quartier de la Découverte faire surgir plus d’interrogations qu’elle n’apporte de réponses définitives. Au-delà des bilans urbano-architecturaux qui condamnent le plus souvent une forme urbaine, née au sein d’un contexte socio-historique qui a disparu, des rapports diagnostics généreux en chiffres statistiques sur l’emploi, l’éducation…, quelle est la réalité dans ce quartier ? Est-il possible d’étudier le quartier du « grand ensemble » de la Découverte en allant au-delà des stéréotypes existant sur ce type d’espace que l’on serait tenter de s’approprier et d’apposer sur ce territoire sans tenir compte de ses singularités ?
Un autre questionnement auquel nous avons du faire face par rapport au thème de la ségrégation est celle de la mesure. Comment pouvons-nous « mesurer » la ségrégation ? Est-elle mesurable, par ailleurs, et surtout à partir de quand peut-on parler de ségrégation ? A quel « niveau » doivent se positionner les indicateurs socio-économiques (si on a fait le choix d’expérimenter par ce moyen) pour que nous puissions parler de ségrégation ? Quand passe-t-on du territoire simplement différencié au territoire ségrégué ?
Force est d’admettre, qu’a priori, une « situation » de ségrégation n’existe que dans un contexte particulier. Elle n’existe que si nous comparons la « situation », l’ « état » d’un territoire par rapport à un autre. Autrement dit, il n’existe pas de référentiel immuable, un espace auquel se référer et sur lequel il serait possible de s’appuyer pour effectuer une comparaison avec l’espace considéré pour une étude. Aussi, la ségrégation peut paraître être une notion très subjective. Elle dépendrait d’un contexte local…
De plus, l’objet de recherche de ce mémoire a pu, sinon se déplacer par instant, au moins a nécessité de comprendre comment les diagnostics territoriaux posés sur un quartier « sensible » comme la Découverte peuvent être orientés. Autrement dit, nous sommes en droit de nous poser la question suivante : construit-on ou déconstruit-on les phénomènes d’exclusion, de pauvreté selon les « besoins » ? De manière plus générale, nous pouvons donc dire que l’on construit les « objets d’étude » et que l’on trouvera toujours des raisons pour qu’ils existent mais ceux-ci resteront toujours le résultat d’un imaginaire particulier.
Ils seront réinterprétés. La « classe ouvrière », « les jeunes », « les délinquants » autant de constructions pour aller dans le sens de ce que l’on désire montrer…Notons qu’aujourd’hui, l’abandon totale de la notion de prolétariat dans les discours politiques, et l’avènement du « sociétal » au détriment du social dans le débat public entraînent la création de catégories plus ou moins pertinentes pour analyser les « faits sociaux ». Michel Clouscard montre bien dans son oeuvre (nous citerons « Néo-facisme et idéologie du désir. Mai 68 la contre-révolution libérale libertaire ») que Mai 68 (dans sa dimension estudiantine) n’ a été que le cheval de Troie d’un capitalisme rénové ayant permis l’évacuation de la scène politique du bipartisme issu du Conseil National de la Résistance, i.e. le Gaullisme historique et le Parti Communiste Français, laissant la voie (électorale, sociale culturelle) libre aux partis gauchistes non-marxistes et à la droite libérale. Mai 68, soit la collusion du libertaire et du libéral…soit le renoncement progressif au marxiste « à gauche » et la soumission au libéralisme-atlantiste « à droite »…
L’appel à l’observation intérieure de la réalité sociale doit se faire entendre pour faciliter et finalement faire état de la complexité et de la diversité de celle-ci. Mais doit-on pour autant abandonner ou nier l’existence de classes sociales qu’elles soient conscientes ou non pour décrire cette réalité ? Certainement non.
Nous avons ressenti à chaque fois que nous abordions un thème le besoin d’aller au delà de l’analyse globalisante, somme toute relativement réductrice des réalités sociales existantes sur le quartier. Une nécessité de descendre à l’échelle « micro » a semblé s’imposer progressivement d’elle-même pour saisir la diversité des situations que l’on présume exister sur le quartier. Cette notion de quartier, création administrative, nous a semblé insuffisante pour poser un diagnostic très précis sur le quartier et, a fortiori, pour mener une étude sur la ségrégation.
A partir de ce constat, si le quartier est une création plus ou moins artificielle (plutôt plus que moins d’ailleurs) comment justifier une étude en choisissant un tel espace pour appréhender la réalité sociale ? Si le quartier est une « construction », pourquoi s’étonner ensuite, par exemple, que nombre d’habitants de cet espace ne partage pas un sentiment d’appartenance à ce même lieu ?
Par ailleurs, cette étude « sur » la ségrégation dans ce contexte malouin intervient au moment où le quartier de la Découverte-Espérance sera l’objet dans les années à venir d’une profonde « restructuration » ; ce Projet de renouvellement urbain constituant donc le « dernier né » des politiques de la ville.
Le Projet de renouvellement urbain du quartier Découverte-Espérance s’inscrit dans « une démarche » visant « à favoriser un développement urbain plus équilibré et durable » par le biais de l’exigence d’une « diversité des fonctions urbaines » et de l’objectif d’une plus grande « mixité sociale » justement, avec en toile de fond le très en vogue principe de « développement durable »…
On peut se demander, cependant, à quel niveau d’échelle a été portée « l’appréciation sur le manque de mixité » ? Le quartier tout entier, visiblement, dans le cas de la Découverte, puisqu’il n’existe, a priori, pas d’études démontrant l’existence ou non de segmentations sociales à l’échelle de la rue, de l’immeuble, etc ; le quartier tendant vers une « homogénéisation sociale » (Le Goaziou, 2001). Or qu’en est-il réellement de ce déficit de « mixité sociale » sur des échelles plus grandes ?
De plus, si vraiment elle fait défaut au quartier, alors la « mixité », voulue dans le cadre du projet urbain, sera-t-elle symbole d’échanges sur le quartier de la Découverte-Espérance ? « La mixité construite artificiellement », selon un article Jean-Claude Chamboredon et Madeleine Lemaire datant de 1970 peut « entraîner paradoxalement des conflits de voisinage » et « qu’elle [est] en tout cas provisoire » puisque « les trajectoires des ménages qui [cohabitent], pour un temps limité, dans le logement social [sont] profondément divergentes. Les oppositions se situent entre les habitants en perte de statut et ceux qui sont en phase promotionnelle. Autrement dit, c’est la manière dont les habitants se représentent leur propre avenir et interprètent la place des autres qui déterminent les relations d’alliance ou d’antagonisme » (Toubon, Tanter, 1999 in Les Banlieues : des singularités françaises aux réalités mondiales, 2001, Hachette).
Signalons que les opérations de démolitions et reconstructions antérieures aux « projets ANRU », s’ils avaient pour but d’ « améliorer la qualité urbaine » , ont presque toujours été accompagnées d’un « ‘rééquilibrage social’, euphémisme qui signifie en clair « attirer une clientèle solvable » (Vieillard-Baron, 2001).
Aussi, les concepts de « mixité sociale » à l’instar de celui de « développement durable » seraient-ils au mieux des « palliatifs discursifs » cachant un « vide idéologique » ? (Madoré, 2004 et Pelletier, Delfante, 2000)
L’« usage contemporain du terme ségrégation » servirait à médiatiser un ensemble de problèmes que « l’on assimile à tort, par une imprégnation d’une représentation organiciste de la ville, à un état morbide du corps humain ». Par suite, « l’appel incantatoire à la mixité sociale » pour lutter contre cette « pathologie » pourrait-il être autre chose qu’un « antidote mystificateur » ? (Madoré, 2004).
Nous dirons que la question de la division sociale de l’espace ne devrait pas être réduite à celle de l’habitat. Les travaux de Monique Pinçon-Charlot cités dans ce mémoire mettent en évidence que finalement la configuration socio-spatiale des villes n’est pas uniquement déterminée par la localisation résidentielle mais est également conditionnée par d’autres facteurs se situant « hors de la sphère du logement » symbolisés par l’existence de « clubs », de « cercles fermés », mais aussi parfois d’une « main mise » des parents d’élèves les plus favorisés sur certains établissements scolaires, courtcircuitant l’échelon décisionnel du chef d’établissement et démontrant cette « volonté systématique » des classes les plus fortunées de demeurer entre elles…
L’isolement géographique ne serait au final qu’une donnée très relative. Ce qui compterait avant tout serait la capacité de chacun à se mouvoir dans l’espace, à accéder à certains lieux. En ce sens, nous pouvons dire que « la ségrégation rompt le contrat social lorsque les lieux de consommation collective deviennent inaccessibles à certaines franges de la population » (Madoré, 2004) ; soit parce qu’il existe un déficit ou une absence de mobilité au sein de cette dernière, soit parce que certains espaces sont rendus inaccessibles du fait de leur appropriation par des groupes restreints d’individus…
Enfin, cette notion même de ségrégation est-elle réellement la plus appropriée pour appréhender les faits sociaux urbains ? Comment « parler autrement » des réalités sociales dans la ville ? Le terme « ségrégation » est en effet, nous l’avons vu, porteur de sens forts différents et de sens parfois très « forts ». Il est à signaler que nombre d’individus ignore, d’ailleurs, son utilisation hors des « fameux » contextes sud-africains ou nord-américains.
De plus, son utilisation systématique pour désigner des situations différenciées sur des espaces présentant « des difficultés » par rapport à d’autres plus « favorisés » ne revient-il pas à accoler un mot de plus, un qualificatif « stigmatisant » supplémentaire sur des espaces qui en sont déjà largement dotés ?
Ainsi, un nouvel enjeu se profile dans ce contexte d’opérations de renouvellement urbain, menées sur l’ensemble du territoire français, à destination des quartiers dits « sensibles » : évaluer, et de quelle manière, les effets sociaux de ces opérations ? Est-il possible d’élaborer des critères multifactoriels pour « mesurer » les effets de ces opérations brutales de démolitions et de reconstructions en termes de « mixité » et de « ségrégation » ?
Voilà un enjeu majeur pour comprendre les phénomènes existant dans l’espace urbain: aller au-delà des mots, des qualificatifs, pour donner du sens à des « réalités » qui ne peuvent être que plurielles…