L’acte criminel, dans la littérature, a des origines très diverses. Ses causes et son sens, généralement inconnus de l’assassin lui-même, restent souvent à élucider. Si dans le roman policier, l’assassin a presque toujours un mobile, on ne peut pas en dire autant de Raskolnikov, de Meursault, ni de Juan et Paulina, ces héros assassins. Les deux romans peuvent, en apparence, paraître très différents, et ils le sont. Paulina 1880 est un roman très poétique, sensuel, mais aussi mystique : c’est souvent cette dernière dimension qui est mise en avant dans les études sur l’œuvre de Jouve. De la même manière, on peut se centrer dans le roman de Sábato sur la question de la jalousie, de la paranoïa, sentiments que l’on peut considérer comme étant à l’origine de l’acte criminel.
De plus, le personnage sensuel et rêveur de Paulina s’oppose au rationalisme et à la cruauté de Juan. Le style, très poétique dans Paulina 1880, est froid et concis dans Le Tunnel. Ce style est à l’image de chacun des deux personnages.
Mais à l’issue de ce parcours, on constate que de nombreux liens peuvent être tissés entre ces deux œuvres. Ces liens proviennent des préoccupations existentielles des deux auteurs, si différents qu’ils soient, si différentes que soient leurs œuvres. Dans Le Tunnel, le crime n’est pas seulement un drame de la jalousie, comme c’est généralement le cas dans les romans où il intervient.
Dans Paulina 1880, il n’est pas simplement la solution trouvée par l’héroïne pour s’absoudre d’un péché. Dans les deux cas, le crime n’est pas non plus uniquement l’aboutissement d’une solitude sociale irrémédiable et d’un mal-être au sein du couple, même si ces éléments en sont symptomatiques.
Le crime passionnel, thème de ces deux romans, est en fait le résultat d’une crise existentielle multiple. Il est le fruit d’une conscience toujours plus diffractée, en tension permanente entre Ici et Ailleurs, entre raison et absolu, matériel et immatériel. Le premier « symptôme » de cette crise est la solitude, inhérente aux deux personnages de Juan et de Paulina. Cette solitude, à la fois volontaire et involontaire, les oppose au monde et les pousse à se replier sur eux-mêmes.
La société de les « intègre » pas, refuse de les comprendre. Ce repli sur soi entraine une crise introspective : le dédoublement psychologique des deux personnages en est le résultat. Pourrait-on parler de schizophrénie ? En fait, le terme est trop médical pour être employé à bon escient. En effet, ces deux personnages ne sont pas des « cas à part », ils ne sont que des allégories d’un nouveau « mal du siècle ». De plus, il serait erroné d’employer ce terme car Juan et Paulina ne sont pas complètement « malades ». A tout instant, des bribes de logique peuvent leur revenir, et à la fin, ils apparaissent comme des êtres lucides, calmes et presque repentants. Les « démons » ne parviennent pas à envahir complètement Juan et Paulina. Ernesto Sábato le dit dans son interview de
1984 : Juan est un personnage « extrême ». Extrême, mais pas fou. Le crime passionnel, en évidence, est le fruit d’une conscience plus torturée que celle du commun des mortels. Tout homme n’est pas Juan Pablo Castel. Mais tout homme porte en lui le germe de la crise existentielle. Juan, comme Paulina, représente l’homme moderne porté à son paroxysme.
L’acte de Juan et de Paulina est un acte symbolique : il est représentatif de ce « frácaso », de cet échec de l’homme moderne. Echec à trouver un appui dans le monde qui puisse mettre l’homme sur le « droit chemin », échec à raisonner convenablement aux moments critiques, échec à se « situer » dans un monde toujours plus étranger. A ce titre, la dimension « passionnelle » du crime est particulièrement intéressante. L’être aimé est en effet l’objet du fantasme, l’idéal. Dans le cas de Juan et Paulina, l’amant devient une raison de vivre : Michele permet à Paulina une libération de son être profond, et Maria est indispensable aux yeux de Juan car elle seule peut le comprendre. L’amant est l’objet de toutes les cristallisations. Tuer cet être si essentiel est donc significatif.
En fait, l’échec du couple illustre l’échec de l’homme, non seulement à communiquer avec l’Autre (l’amant comme l’homme en général) mais également l’échec à atteindre un idéal, à triompher d’un Mal, à trouver sa voie.
La seule issue trouvée par les héros, à savoir tuer celui qui est à la fois leur double et l’origine de cette crise introspective portée à son paroxysme dans les deux romans, ne supprimera pas le Mal.
Ces deux romans sont très pessimistes. Leurs épilogues ne constituent pas des « belles fins ». On ne peut pas parler d’une résolution de la crise existentielle. La solitude est encore plus prégnante à l’issue des romans, longtemps après le crime, qu’au début. Et la « folie », a-t-elle disparu ? Juan choisit d’écrire l’histoire de son crime, en prenant du recul, en analysant ses propres faits et gestes. Son ironie, tout au long du roman, indique que Juan a compris le caractère irrationnel de certains de ses actes. Mais certains passages montrent que Juan n’a pas complètement fait le deuil de sa « folie ». Il porte encore une haine contre Maria, en témoignent des commentaires rédigés au présent comme celui-ci, intégrés dans le récit au passé : « Quelle bête implacable, froide, immonde peut être tapie dans le cœur de la femme la plus délicate ! »(235). Quant à Paulina, l’épilogue met en relief une certaine acceptation de sa condition, une résignation : la jeune femme est calme, sa raison semble être revenue. Mais devant elle, l’avenir est sans consistance. A-t-elle compris son acte ? Rien n’est moins sûr. Paulina tient ces derniers propos à son ami Marco :
Les paysans de Settignano ne sont pas méchants, vous savez ? Ils ne barbouillent plus à ma porte. Le pire qu’ils puissent faire, c’est rire bêtement quand ils me voient. Quelques-uns ont des complaisances […] Vous savez, j’ai tout accepté. J’attends à ma place, je serai jugée comme tout le monde […] Adieu, ne m’oubliez pas.(236)
Certes, Juan et Paulina sont des assassins. Mais, on l’a compris au fil de ce parcours, ils sont aussi – et surtout – des victimes de leur société. L’issue tragique des deux personnages paraît, dès lors, cruelle. Juan et Paulina n’ont pas été compris. Les deux épilogues confèrent aux personnages une reconnaissance du caractère absolu de leur solitude. Comment comprendre ce monde, et comment être compris dans ce monde, si l’emprisonnement et l’oubli sont la seule réponse donnée à la crise existentielle ? Si les personnages n’obtiennent pas de réponse, si leur solitude est irrévocable, cyclique, tout peut recommencer, pour Juan et Paulina comme pour n’importe quel homme contemporain.
235 Le Tunnel, p. 136.
236 Paulina 1880, p. 245.