Entretien par email avec Sean Bouchard, le 15 avril 2012
Sean Bouchard est le fondateur du label Talitres, créé en 2000 et implanté à Bordeaux. Découvreur infatigable et exigeant, il est le premier producteur de The National et aligne des références de premier rang: Swell, Emily Jane White, The Organ ou Idaho.
Il a accepté de collaborer à ce mémoire en apportant ses connaissances professionnelles relatives à l’Industrie musicale.
D’après vos connaissances de l’Industrie musicale, et de l’actuelle crise qu’elle traverse, qu’elle est l’importance de la production scénique pour les artistes ?
De plus en plus fondamental.
On sait depuis longtemps que la presse fait malheureusement peu vendre. Il reste fondamental de mener une promotion dite « classique » lors de la sortie d’un album, promotion qui passe par la presse, radios nationales ou locales, télévision et internet. Il s’agit d’un premier point d’accroche, d’une première tentative de développement et d’exposition.
Mais face à une industrie musicale en crise, et ce dans tous les secteurs, il est indispensable de relayer cette promotion par une présence scénique d’un groupe. La scène offre une nouvelle exposition, un autre biais pour diffuser un groupe. Au sein du label, nous gérons bien souvent en interne le booking de nos artistes. Outre le fait de développer un nouveau secteur d’activité, cela nous permet de réfléchir plus stratégiquement, soit coordonner des dates en fonction d’un certain nombre de critères. Pour des groupes en développement, j’ai toujours privilégié la plus grande exposition scénique au dépend de la plus grande énumération financière. Certes l’idéal est de pouvoir conjuguer les deux, mais pour un artiste jouer en première partie d’un groupe de plus grande renommée (et ainsi bénéficier de son public) est une opportunité non négligeable. Il faut savoir agir par étape, en étant ambitieux mais en restant également réaliste.
En outre la scène fait ‘vivre’ un disque. En magasin les rotations sont de plus rapides, les espaces se réduisent drastiquement. Faire vivre un disque c’est lui offrir l’exposition la plus durable possible, le faire durer. La scène permet cela, elle permet une actualité autour du projet et donc une remise en avant d’un album donné, voire d’un catalogue. Enfin une tournée est aussi l’occasion de mener une promotion plus spécifique, auprès de certains radios pour réaliser des interviews et sessions acoustiques, auprès de certaines chaînes TV et plus localement auprès de la presse régionale et des radios locales. Ce qui fait vendre, c’est une multiplication d’impressions visuelles, un nom qui se propage, des concerts permettent cela.
Pour illustrer cette question, citons Ewert and the Two Dragons, qui est le groupe phare de votre label Talitres en ce moment.
Est-ce que leurs représentations scéniques (leur tournée en France uniquement) contribuent de manière importante à la vente de leur album « Good Man Down » en CD, vinyle ou téléchargement ?
Oui bien évidemment. Une tournée est un élément fondamental d’une stratégie de vente. C’est également un argument essentiel pour développer une nouvelle campagne de promotion: à l’occasion de la tournée d’Ewert and The Two Dragons de nombreuses choses se sont confirmées: session sur France Inter, émission Ce Soir Ou Jamais, bel article dans M le magazine du Monde. Une tournée fait donc doublement vendre:
1 / car elle permet une autre exposition médiatique qui génère assez naturellement de nouvelles ventes.
2 / de par les concerts en eux-mêmes. Soit directement avec la vente de merchandising (CD, vinyle, etc…) soit en magasin (remise en avant du disque avant une date dans une ville donnée, vente après la date).
Je suis de plus en plus persuadé que plus un groupe est diffusé plus il est diffusé. On réalise que la réussite commerciale d’un groupe passe énormément par le bouche à oreille, par le relai de fan sur Internet. Une bonne prestation scénique permet de développer ces nouveaux canaux de diffusions.
En outre, j’informe au quotidien mes distributeurs physiques et numériques des tournées et concerts à venir; leur travail consiste à négocier de nouvelles mises en avant en fonction: facing en magasin, home page sur les sites de vente en ligne, etc.
Enfin, pensez-vous que les festivals de musiques actuelles contribuent et/ou sont indissociables à la promotion des artistes émergents et des pratiques artistiques en amateur ?
Les festivals de musiques actuelles sont effectivement très importants pour la promotion d’un artistes émergent et / ou un disque donné. Il reste que ces dits festivals connaissent eux aussi une crise certaine : réduction de la fréquentation pour certains, baisse (voire rupture) des subventions pour d’autres, notamment les petits festivals ruraux. On ne peut alors que constater le fait qu’il est plus difficile qu’avant pour un tourneur ou un label de réussir à programmer un artiste émergent dans un festival relativement important. Encore plus qu’avant ces festivals ont la nécessité de penser à leur programmation en fonction de la notoriété d’un groupe. Plus que jamais les têtes d’affiche sont privilégiées et grignotent une grosse partie du budget artistique d’un festival, ce qui laisse parfois que quelques miettes aux autres groupes. On assiste à une plus grande concentration: beaucoup de festivals proposent la même programmation, ou tout du moins les mêmes artistes phares, et ces artistes, pour compenser la chute de leur royauté émanant de la vente d’albums, ont tendance à demander un cachet bien plus important chaque année. Soit la dérive connue dans la programmation de certaines salles de musiques actuelles atteint désormais les festivals.
Il faut également noter qu’il y a bien plus de groupes en tournée qu’auparavant, car là encore l’idée est de développer d’autres revenus, de toucher d’autres canaux de diffusion, la concurrence est donc bien plus importante.
Au sein de Talitres, j’ai la chance actuellement d’avoir un groupe (en l’occurrence Ewert & The Two Dragons) qui a bénéficié d’une bonne exposition médiatique, et qui a eu des retombées très positives suite à quelques-unes de leurs prestations live dans des festivals professionnels. Je gère directement le booking du groupe et peux donc que constater qu’il est plus facile de solliciter les salles pour un tel groupe que pour certains autres projets chez Talitres.
J’en suis ravi, en un sens cela me permet de confirmer plusieurs festivals cet été, de pouvoir réfléchir avec plus de recul aux prochaines dates de tournées, de contacter aussi les salles plus en amont et donc de bénéficier des meilleurs cachets possibles. Certes c’est louable, mais il faut que je garde à l’esprit que cette opportunité n’est que ponctuelle.
En ce qui concerne les pratiques amateurs, on rencontre toujours une inadéquation entre la réglementation actuelle (un musicien sur scène = un cachet) et la réalité financière des choses. Certains artistes amateurs sont programmés dans quelques festivals ruraux, et je pense qu’il est effectivement important que ces festivals puissent privilégier les artistes du cru, mais l’exposition ne sera ici que ponctuelle et locale, elle permet rarement une réexposition d’un disque au niveau national.