La couverture du numéro de Marianne proposant un dossier spécial islam
« C’est le terrible engrenage que connaît l’Europe depuis quelques années […] l’islam inquiète une part de plus en plus importante des Européens […] et partout des extrémismes se lèvent qui prétendent avoir la solution. […]Le journaliste allemand Patrick Bahners, éditorialiste au Franckfurter Allgemeine Zeitung vient de les qualifier de ” semeurs de panique “… ». C’est par ces mots que débute ce dossier « spécial islam » de Marianne, paru le 14 mai 2011.
Les premières pages nous brossent le portrait d’une Europe inquiète face à l’islam, et au sein de laquelle « de nombreux agitateurs […] profitent des peurs que suscite l’islam en les inscrivant dans un scénario inquiétant. »
Cette introduction, très critique vis-à-vis de ces « semeurs de panique » en tous genres laisse penser que l’on va trouver dans ce dossier une enquête poussée et documentée permettant de comprendre, effectivement, « pourquoi l’islam fait peur ». Or une analyse minutieuse de ce dossier ainsi qu’un travail de recherche sur ses auteurs, permettent de mieux comprendre comment, alors qu’ils se proposent d’expliquer les peurs liées à l’islam, les auteurs réussissent à faire tout le contraire.
Au lieu de désamorcer ces soi-disant « peurs », ce dossier semble au contraire ne vouloir faire qu’une chose : les raviver, en les citant une à une, sans les contredire ni en démontrer, pour certaines, le caractère infondé. Tout en utilisant un champ lexical extrêmement négatif relativement à l’islam, Eric Conan et Martine Gozlan se contentent de lister les reproches faits à cette religion.
L’impression finale pour le lecteur est celle d’un islam qui fait peur, d’un islam barbare, rétrograde, qui ne changera jamais et qui d’ailleurs ne le souhaite pas.
Cette représentation de l’islam est intéressante à analyser. Elle est l’archétype même de l’image que nous présentent les médias occidentaux de l’islam ces dernières années.
« Cette représentation de l’islam […] est l’archétype même de l’image que nous présentent les médias occidentaux de l’islam ces dernières années. »
Les onze pages d’introduction au dossier ne dérogent pas à cette tradition médiatique puisqu’elles contiennent quasi exclusivement des propos négatifs envers la religion musulmane. Cela n’aurait pas été critiquable si les auteurs avaient cherché par là à « lister » les peurs des Européens vis-à-vis de l’islam. Or, Eric Conan et Martine Gozlan semblent reprendre à leur compte ces « peurs », les énonçant comme des vérités et cherchant sans cesse à les valider. On retrouve rarement des expressions du type « les Espagnols reprochent ceci » ou « les Français, eux, ont plutôt peur de cela », non, les auteurs se contentent d’édicter comme des vérités leurs opinions sur l’ « échec du multiculturalisme » à l’européenne. Egrenant des propos alarmistes sur l’islam, ils induisent l’idée que ce qu’ils sont en train de décrire constitue les « peurs de l’Europe ».
Par exemple, sur les deux premières pages, le lecteur peut lire que la « société multiculturelle » voulue par l’Allemagne a « échoué, totalement échoué » car elle « pêchait par optimisme » , que « … de nombreux citoyens français de religion musulmane » sont dans l’espace de « dar-al-islam » en France, c’est-à-dire que « le pays dont ils sont citoyens devient ipso facto, pour eux, terre d’islam » et donc que « Les musulmans qui vivent en France doivent […] pouvoir appliquer les règles de la charia ». Enfin, il est écrit que « les sociétés libérales constitu(ent) […] des lieux confortables pour le néofondamentalisme, ses réseaux et ses militants » et que l’on va voir s’« ériger lentement mais sûrement une société en marge des communautés nationales ».
Comment le lecteur, après avoir lu ces deux pages, peut il ne pas ressentir une certaine anxiété vis-à-vis de la religion musulmane et de ses pratiquants?
Après avoir constaté l’« échec » d’une politique souple et optimiste envers l’islam, on explique au lecteur que les musulmans voudraient appliquer les lois coraniques en France et que, justement, nos pays européens constituent un terreau fertile pour le néofondamentalisme musulman.
Cet enchaînement d’idées a-t-il pour but de nous amener à penser qu’il faut mettre en place des politiques fermes face à un islam conquérant, rigoriste et réfractaire à toute concession ? Dans tous les cas, il est indéniable qu’ici, le choix des journalistes dans l’enchaînement des idées génère chez le lecteur un sentiment de peur vis-à-vis de l’islam. Cet effet, même s’il n’était pas désiré par les auteurs, produit quand même ses fruits et illustre parfaitement comment de simples choix, même minimes, dans la rédaction d’un article ainsi que des éléments qu’il contient peuvent influer sur la perception qu’en aura le lecteur.
Contrairement à cette idée d’un islam conquérant, le sondage spécialement commandé par Marianne dans le cadre de ce dossier, indique que la majorité des musulmans de France ne sont pas pratiquants. En effet, seuls 25 % iraient à la mosquée et 64 % se sentent même « plus proche(s) du mode de vie et de la culture des Français » que de celle « de (leur) famille ». Autrement dit, on semble loin d’une pratique fervente et radicale de l’islam chez la majorité des musulmans français. Se côtoient donc, au sein même de ce dossier, des contradictions flagrantes entre la représentation que se font les journalistes de l’islam de France et la réalité illustrée par le sondage jouxtant leur propos.
« Par définition, une minorité devrait moins ” inquiéter “, pourtant, avec la question de l’islam, et particulièrement ici, c’est le contraire qui semble se produire. »
Toutefois, la vision de l’islam exposée dans ce dossier n’est pas totalement manichéenne. Conan et Gozlan semblent vouloir faire preuve de nuance et apposent de temps à autre une touche d’optimisme.
Par exemple, à la page 98, les auteurs reconnaissent (malgré tous les propos cités ci-dessus) que les « islamistes » ne sont ni plus ni moins qu’une « minorité bruyante » et qu’ils ont été « trop souvent entendus d’une oreille favorable […] au détriment d’une majorité de musulmans respectueux des lois ». Mais alors, pourquoi, à leur tour, les journalistes n’ont-ils de cesse de vouloir alerter sur des pratiques qui ne sont en réalité que celles d’une minorité qui, ils le reconnaissent, n’est pas du tout représentative de la majeure partie des musulmans ? C’est un peu comme si l’on consacrait un dossier aux minorités chrétiennes radicales en les présentant implicitement comme représentatives de la majorité des chrétiens.
Par définition, une minorité devrait moins « inquiéter », pourtant, avec la question de l’islam, et particulièrement ici, c’est le contraire qui semble se produire. Quand il s’agit d’islam, de manière assez générale ces derniers temps, c’est souvent les minorités qui font couler de l’encre et qui « font peur ».
Contrairement aux minorités juives ou chrétiennes, les minorités musulmanes sembleraient avoir le possible pouvoir de « contaminer » le reste des musulmans « modérés » par leurs idées extrémistes. Cette idée, en plus de n’être basée sur aucune preuve, stigmatise l’islam en le présentant comme une religion qui, malgré la modération prouvée de ses membres, devrait continuer d’inquiéter.
Au paragraphe suivant est écrit que « le vrai problème », de l’Europe (donc implicitement de la France), « …face aux extrémistes », c’est qu’elle ne défend plus ses valeurs fondatrices : « l’humanisme », « la laïcité » et « l’universalité des droits de l’homme ».
Premièrement, en quoi ces valeurs européennes seraient-elles menacées si, comme l’indique le propre sondage commandé par Marianne, la majorité des musulmans se sent proche de ces même valeurs (c’est-à-dire « du mode de vie et de la culture des Français ») ? Deuxièmement, les auteurs souffriraient-ils d’amnésie quand ils sous-entendent que la France (incluse dans l’Europe dont ils parlent) ne défend pas ses valeurs de laïcité ? Ce débat a pourtant bénéficié, en France, d’une surmédiatisation assez inédite. Cette « affirmation de valeurs », chère à nos auteurs, a bien eu lieu et certainement pas de manière étouffée ou peu visible. Sujet d’actualité pendant des mois entiers et successifs, le débat sur la laïcité a indéniablement bénéficié d’une couverture médiatique importante et étendue. La théorie des auteurs, selon laquelle les pays européens ne défendent plus leurs valeurs fondatrices, semble donc quelque peu bancale.
La suite de l’article propose une appréciation ouverte et non dissimulée des « modernistes » du Coran qualifiés de « courageux ». Parmi ces « modernistes » se trouve notamment M. Soheib Bencheikh, Grand mufti de Marseille. Ce dernier, dont la pensée se résume à une représentation dyadique de l’islam de France (opposant les « musulmans modérés » aux « intégristes dangereux ») ne dispose en outre d’aucune assise cultuelle dans l’agglomération marseillaise et n’a par là aucune légitimité de « représentation ».
Cette appréciation non dissimulée montre, encore une fois, à quel point, sous couvert de « neutralité journalistique », les opinions personnelles des auteurs forgent en réalité l’article.
Un peu plus loin est écrit que « les versets violents et discriminatoires » du Coran « sont incompatibles » avec les valeurs européennes, or il est de notoriété publique que dans les écrits chrétiens (et juifs) on trouve également des propos, si ce n’est identiques, en tout cas similaires dans la violence. En voici quelques exemples tirés du Nouveau Testament :
«Je vous le dis, on donnera à celui qui a, mais à celui qui n’a pas on ôtera même ce qu’il a. Au reste, amenez ici mes ennemis, qui n’ont pas voulu que je régnasse sur eux, et tuez-les en ma présence» (Luc 19:16–27)
«Quand tu t’approcheras d’une ville pour l’attaquer, tu lui offriras la paix. Si elle accepte la paix et t’ouvre ses portes, tout le peuple qui s’y trouvera te sera tributaire et asservi.
Si elle n’accepte pas la paix avec toi et qu’elle veuille te faire la guerre, alors tu l’assiégeras. […] tu en feras passer tous les mâles au fil de l’épée. Mais tu prendras pour toi les femmes, les enfants, le bétail, tout ce qui sera dans la ville, tout son butin, et tu mangeras les dépouilles de tes ennemis que l’Éternel, ton Dieu, t’aura livrées. […] Mais dans les villes de ces peuples dont l’Éternel, ton Dieu, te donne le pays pour héritage, tu ne laisseras la vie à rien de ce qui respire» (Deutéronome 20:10–17).
Ces parties oubliées du Nouveau Testament ne semblent étrangement pas faire réagir autant que les fameux hadiths du Coran.
Avancer que certains versets du Coran sont incompatibles avec les valeurs européennes c’est déjà considérer que tous les musulmans suivent ces versets à la lettre. A ceux qui diront que la différence entre l’islam et le christianisme c’est que l’application du Coran est demandée dans tous les aspects de la vie quotidienne, et que les musulmans sont « plus proches » de leurs textes religieux que les chrétiens, on peut simplement citer les chiffres du sondage de Marianne révélant que seulement 41% des musulmans français sont pratiquants. En effet alors, pourquoi s’inquiéter aussi vivement des « versets violents » du Coran si la majorité des musulmans semble ne pas vouloir les appliquer à la lettre ?
« …pourquoi s’inquiéter aussi vivement des “versets violents” du Coran si la majorité des musulmans semble ne pas vouloir les appliquer à la lettre ? »
ne phrase, page 101, résume parfaitement cette ambivalence de pensée véhiculée tout le long du dossier : « On peut s’inquiéter de ce noyau résiduel (NDA : la minorité de musulmans se sentant plus proche de sa « culture familiale » que du « mode de vie Français ») rétif à l’intégration, mais on peut aussi considérer qu’il est, somme toute, plutôt modeste. ».
Poursuivant, les auteurs reconnaissent que le radicalisme religieux n’est que le fait d’une minorité et que le problème vient en réalité des« pouvoirs publics » qui « écoutent plutôt les ultras ». Selon eux, « l’habitude a été prise en France d’avaliser trop souvent la conception communautaire des fondamentalistes.». La faute serait donc aux politiques.
Cette pensée est reprise quelques pages plus loin, dans la partie spécialement consacrée à la France. Dès la lecture du chapeau qui interroge : « Par intimidation, la France oublierait-elle ses principes fondamentaux ? », le ton est donné.
Sans vouloir accuser cette phrase de dénoter un parti pris, on peut tout de même s’interroger sur la qualité d’une investigation journalistique, qui se base sur des a priori. Se lancer dans une enquête en cherchant à vérifier une idée préconçue ne revient-il pas quelque peu à piper les dés ?
N’est il pas préférable, en matière de déontologie journalistique de se poser une question en étant prêt à entendre toutes les réponses et nuances possibles qu’elle implique dans son traitement ?
Encore une fois, tout semble se rapporter à la déontologie et à l’éthique du journaliste, thématique qui décidemment, semble être le point névralgique des problématiques relatives au traitement médiatique de l’islam en France.
La page d’introduction du dossier
Au paragraphe suivant, Eric Conan et Martine Gozlan accusent Tariq Ramadan, au cours du débat sur le voile à l’école, de servir le « projet habile » de diabolisation de la laïcité. Cette affirmation, en plus de relever du jugement subjectif, insinue que M. Ramadan (NDA : censé représenter l’islam radical) a un projet « habile », sous entendu « rusé », et quelque part un peu « fourbe ».
Cette évocation de la « fourberie » de l’islam reprend implicitement l’idée d’un islam qui avancerait masqué pour mieux servir ses intérêts (thèse régulièrement avancée par les « anti-islam » ou islamophobes avérés).
Sans s’attarder sur cette phrase indéniablement partiale, on pourrait rétorquer aux auteurs que M. Ramadan peut tout simplement être contre cette volonté de réformer une laïcité française qui, dans ses textes fondateurs n’insiste ni ne précise, à aucun moment, les tenues vestimentaires autorisées ou non chez les élèves.
Le paragraphe qui suit, intitulé « But militant », nous informe sur le fait qu’en France l’islam aurait réussi, par intimidation, à bénéficier « de la part de l’Etat, de faveurs et d’entorses à la laïcité qui n’ont pas été accordées aux autres religions. ».
Pour argumenter en ce sens, il est premièrement avancé le cas des mosquées financées par « de nombreuses municipalités » (en infraction avec la loi de 1905) « dans le but “d’aider l’islam” ».
Il est indéniable que la loi de 1905 interdit formellement le financement de tout édifice religieux puisque, comme elle l’énonce « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. ». En revanche, ne peut-on pas envisager que financer la construction d’une mosquée c’est tout simplement prendre en compte une nouvelle partie de la population française qui, puisqu’elle est récemment arrivée, ne peut bénéficier de lieux de cultes numériquement suffisants à une pratique décente ? N’est-il pas un peu facile de demander aux musulmans de subir ce que ni chrétiens, ni juifs n’auront jamais à subir, à savoir le manque de lieux de cultes ? Ne serait-il pas logique, en un sens, de reconnaître qu’en 1905 cet état de fait ne pouvait nullement être imaginé ? Et que, reconnaître aujourd’hui ce problème, et le prendre en compte n’est pas contraire à la laïcité mais simplement conforme aux idées de la République (qui veulent que les citoyens soient libres et égaux en droit). Financer la construction de mosquées c’est justement peut être éviter que des musulmans se retrouvent à prier dans la rue et soient alors accusés d’« invasion » ou encore d’« exhibitionnisme religieux ».
Il est important de se demander ce qui est préférable : une entorse à la loi de 1905 permettant une « mise à égalité » des citoyens dans l’accès à la pratique cultuelle et un apaisement des tensions ? Ou un respect total de la loi 1905 entraînant des tensions dans la population et un sentiment de marginalisation chez les musulmans ?
« …l’islam aurait réussi, par intimidation, à bénéficier “de la part de l’Etat de faveurs et d’entorses à la laïcité qui n’ont pas été accordées aux autres religions.” »
Le premier argument des auteurs pour dénoncer ces « privilèges » accordés en France à l’islam est la pratique de certaines dérogations à la loi pour la construction de lieux de cultes.
Or, comme le dit justement le député–maire UMP de Woippy (Meurthe-et-Moselle) il serait peut être préférable et judicieux de «…commencer par traiter l’inégalité dans laquelle les musulmans se trouvent quant aux conditions matérielles de l’exercice du culte ».
Au cours d’une interview qu’il accorde à Europe 1, ce dernier déclare :
« La loi 1905 ne dit pas seulement “pas d’argent pour les cultes” mais elle dit “pas d’argent pour les cultes sauf pour les lieux de cultes construits avant 1905″, c’est-à-dire la quasi-totalité des lieux de cultes catholiques protestants, israélites que l’on continuera ad vitam aeternam de financer avec l’argent public. Et aux musulmans on leur dit ” -Ben écoutez vous n’étiez pas là en 1905 alors débrouillez-vous tout seuls ou faites-vous payer vos mosquées par l’étranger. ” Alors qu’on leur demande en même temps d’édifier un islam de France. C’est injuste et c’est totalement paradoxal. […]J’ai vu des musulmans prier dans la rue, c’était indigne pour eux […] (alors) qu’elle était la réponse ? Ce n’était bien sûr pas d’interdire la prière dans la rue ! D’ailleurs j’ai une procession de la St Eloi, une fois par an, par les catholiques, et je ne vais pas l’interdire non plus. »
« Aucun musulman ne prie dans la rue par plaisir ou par provocation, mais par manque de place, par manque de salles. Donc il suffit qu’ils puissent construire des salles [où] ils puissent tenir. »
L’argument des auteurs semble donc assez facilement discutable. Certes, il y a une dérogation à la loi, mais quand il y a, à la base, une situation de forte inégalité, vouloir la régler revient-il à procéder à l’octroi de « privilèges » ou à la résolution d’inégalités ?
Le deuxième argument avancé par les auteurs en faveur de leur théorie est celui du mari musulman qui a fait annuler son mariage, car il s’est estimé floué quand il a découvert que son épouse n’était pas vierge.
Cet argument relevant du fait isolé, n’est pas, par définition, valable ; à moins que la généralisation de cas uniques soit devenue un nouveau mode d’argumentation.
Ce fait divers est encore moins définissable comme un « privilège » accordé à l’islam par l’Etat français, puisqu’ à aucun moment le fait de prononcer la nullité relative d’un mariage pour « Erreur dans la personne ou sur les qualités essentielles de la personne» (tel que le définit l’article 180 alinéa 2 du Code civil) ne relève d’un quelconque privilège accordé à l’islam. Les « qualités essentielles » que l’ont peut attendre de son époux/se étant par définition subjectives, la virginité peut donc en faire partie. Le fait que cela soit un critère de choix influencé par la religion de l’intéressé ne peut empêcher la reconnaissance de sa légitimité sous ce simple prétexte.
A ce propos, Nadine Morano (alors secrétaire d’Etat à la famille), a judicieusement rappelé que « ce qui a été jugé par le TGI de Lille ne porte pas sur la virginité ou non, mais sur le vice du consentement du conjoint. […] Il ne faut pas qu’il y ait un mélange avec les religions. […] Là on dit (que) c’est une famille musulmane, mais je connais aussi beaucoup de familles catholiques pratiquantes où cet élément reste (…) un atout ».
Encore une fois, l’argument des journalistes en faveur de leur thèse ne tient pas la route et semble même, ici, relever du hors sujet.
Le troisième argument avancé dans ce dossier, en faveur de la thèse d’un islam « privilégié » par l’Etat français par rapport aux autres religions, est celui des « carré musulmans » dans les cimetières.
Les auteurs considèrent que l’autorisation à la création de « carrés musulmans » (c’est-à-dire de « regroupement des sépultures de défunts de confession musulmane ») est la marque de « faveurs […] qui n’ont pas été accordées aux autres religions », or ils reconnaissent dans le même paragraphe que ce privilège a également été accordé aux juifs ! Les auteurs se contredisant eux-mêmes sur ce point, il ne semble donc pas nécessaire de devoir démontrer en quoi leur argument s’auto invalide.
Pour terminer sur cette même thèse des auteurs, le dernier argument avancé est celui des dérogations accordées aux imams pour l’abatage rituel des bêtes lors du Ramadan. Certes, ce dernier argument est « valable » (dans le sens où c’est effectivement un privilège accordé), mais il faut se rappeler qu’il est entouré de trois autres arguments discutables, voire nuls.
L’idée que veulent nous véhiculer les journalistes dans ce paragraphe est, rappelons-le, celle d’une France « molle » face à un islam qui obtient beaucoup de privilèges par « intimidation ». Or, sur quatre arguments avancés en faveur de cette thèse, deux sont nuls et un est discutable. On peut donc, encore une fois, douter soit de la qualité du travail d’investigation des journalistes, soit de leur capacité à mettre leurs préjugés de côté.
Malheureusement, à la lecture de ce dossier on s’aperçoit que ce procédé est récurent chez les auteurs. En effet, on le retrouve un peu plus loin, en faveur cette fois ci d’une thèse sur la « dissymétrie » entre les devoirs de mémoire juifs et musulmans. Selon eux, donc, il existe une islamophilie (engouement pour les valeurs de l’islam) en la matière.
Premièrement, il est avancé qu’il règne « toujours (un) tabou […] sur la compromission d’une partie des dignitaires de l’islam, dont le grand mufti de Jérusalem, ralliés à Hitler ». Pour ces deux journalistes, donc, le fait que des dignitaires musulmans, étrangers et minoritaires, soient « ralliés à Hitler», et que personne n’en parle, est la preuve d’une « dissymétrie en matière de devoir de mémoire » en France.
On peut se demander en quoi le fait de ne pas parler dans les médias d’une minorité de religieux, étrangers de surcroît, est une menace au devoir de mémoire français relatif à la Shoah? Il existe un nombre infini de sujets à aborder dans l’exercice de l’activité journalistique donc, par définition, des sujets minoritaires comme celui-ci, qui se déroulent à l’étranger, sont forcément relégués au second plan voire pas du tout traités. Les journalistes traitent en priorité les actualités locales et nationales, c’est une des règles de base à appliquer pour capter l’attention du public. D’innombrables autres sujets sont également absents de la scène médiatique, et personne ne semble y voir par là l’expression d’un « tabou » pour autant.
« D’innombrables autres sujets sont également absents de la scène médiatique, et personne ne semble y voir par là l’expression d’un ” tabou ” pour autant. »
Plus loin encore, les auteurs s’offusquent que la déclaration d’un imam affirmant que « la dominance masculine est un invariant transculturel » ne soit pas condamnée, alors que les essais d’Eric Zemmour (de confession juive) prônant le machisme culturel sont taxés de sexistes. Pour eux c’est, là encore, la preuve d’une « dissymétrie » dans le traitement effectué envers juifs et musulmans.
Dans cette vision des choses, il n’est à aucun moment envisagé que cette différence de traitement soit due au fait que, Zemmour étant médiatiquement très célèbre, ses propos génèrent plus de « buzz » que ceux d’un imam assez peu présent dans les médias. Ou encore que, tout simplement, les propos de cet imam relèvent de la simple constatation que, dans toutes les sociétés, on peut observer une tendance au machisme. Un constat similaire à celui effectué en son temps par un grand maître de la sociologie : Pierre Bourdieu, qui, sans être taxé de sexisme, effectuait simplement une constatation empirique.
Pour achever leur argumentation sur la « dissymétrie » existante entre juifs et musulmans en France, les auteurs déplorent que « personne ne s’indigne » concernant la parution de l’ouvrage Le licite et l’illicite dans l’islam (NDA : ouvrage qui propose de présenter de manière simple aux musulmans occidentaux ce qui se fait ou ne se fait pas dans la pratique de l’islam). Cet ouvrage, certes parfois violent et extrême dans ses propos, n’est pas pour autant en lui-même la preuve d’une inégalité de traitement en France envers les juifs comparé aux musulmans. Ce livre est tout au plus la preuve que la censure ne s’applique pas en France et que la liberté d’expression est respectée, même dans le cas de propos extrêmes.
En effet, chaque année paraissent de nombreux ouvrages religieux extrémistes (et ce pour toutes les religions) alors, pourquoi devrait-on condamner cette liberté d’expression quand elle concerne la religion musulmane ? En quoi la publication d’un livre religieux musulman extrémiste est la preuve que la France procède à du favoritisme envers l’islam?
Bref, encore une fois dans ce dossier, les arguments avancés par les journalistes en faveur de leur thèse, s’effondrent à la première analyse. Il est par ailleurs regrettable que ces derniers s’entêtent à vouloir masquer tout cela sous une apparente déontologie journalistique et neutralité de l’analyse.
Pour conclure sur cette étude de cas, l’article de Marianne, qui nous annonçait une enquête sur « Pourquoi l’islam fait peur », semble en fait ne chercher qu’à reprendre des thèses assez négatives concernant l’islam. Certes, on y présente ce qui, dans l’islam, fait peur en Europe, mais les journalistes ne cherchent pas à creuser les raisons de ces « peurs » ni à les expliquer. Ils ne procèdent au final qu’à une simple énumération de tous les reproches et de toutes les polémiques relatifs à l’islam.
L’impression en fin de lecture concernant l’islam est très anxiogène: si l’on suit l’idée des journalistes, on retient l’image d’une France mollassonne face à un islam radical et fourbe qui réussit la prouesse d’allier minorité numérique et toute-puissance.
On peut donc légitimement s’interroger. Ce dossier de Marianne ne renforce-t-il pas, au final, les peurs et les préjugés déjà présents vis-à-vis l’islam ?
Quand bien même ce dossier voudrait soutenir la thèse d’une « menace islamiste », planant sur l’Europe et la France, la majorité des arguments avancés étant discutables, voire nuls, sa validité deviendrait alors très contestable. Cette thèse, si elle s’avérait vraie, aurait certainement offert plus d’arguments « de poids » aux auteurs.
Sans vouloir vilipender Marianne (qui produit ici un travail assez représentatif de nombres de dossiers déjà parus dans la presse français sur le sujet), on peut en revanche s’interroger sur la capacité des médias à fournir des travaux documentés sur l’islam et ses expressions réelles, mais également sur la capacité des journalistes à mettre de côté leurs opinions personnelles.
En effet, quand on sait que qu’Eric Conan a pour habitude d’exprimer une opinion bien tranchée par rapport à l’islam ( n’hésitant pas, par exemple, à comparer la « montée de l’islam » aux « débuts du communisme du temps de Lénine ») mais également à procéder à des attaques ad-hominem (cf. entre autres son article « Alain Badiou, la star de la philosophie française est-il un salaud ? ») ou encore à lancer de fausses accusations (dans L’Express « spécial vins » de 2007 il accuse les viticulteurs bordelais de « payer leur distillation avec l’argent du contribuable », alors qu’en réalité les viticulteurs bénéficient de crédits remboursables sous 3 ans) , on peut se demander pourquoi la rédaction de Marianne a décidé de lui confier, à lui particulièrement , cette tâche d’un dossier sur l’islam ? Tâche qui nécessite sans nul doute rigueur d’analyse et impartialité.
De même, sa corédactrice, Martine Gozlan, semble également, particulièrement s’intéresser au sujet de l’islam, puisqu’elle couvre le Moyen-Orient depuis les années 90, en tant que grand reporter, et qu’elle a écrit plusieurs livres sur l’islam dont Pour comprendre l’intégrisme islamiste, Le sexe d’Allah et L’islam de la République.
Dans Le sexe d’Allah, par exemple, elle a été vivement critiquée pour y avoir exprimée ses opinions personnelles en les faisant passer pour de l’information objective. Dans cet ouvrage, en plus d’une méthodologie discutable, elle exprime des contres vérités et s’autorise des jugements de valeurs faisant fi de la réalité du genre « Il nous importe peu de savoir si les hadiths sont faibles ou forts » (considérant, que, de toute façon ils seront appliqués par tous les musulmans, ce qui, nous l’avons vu plus haut, est faux) qui cautionnent par la suite les raisonnements qu’elle exprime dans son livre.
Au vu des productions journalistiques respectives d’Eric Conan et de Martine Gozlan et de leur parti pris manifeste au sujet de l’islam, on peut effectivement se demander pourquoi Marianne n’a pas jugé bon de sélectionner d’autres rédacteurs pour son dossier ?
Si l’on ne peut pas reprocher aux journalistes, quels qu’ils soient, d’avoir des préjugés, car c’est humain, on peut en revanche leur reprocher d’avoir produit ici un travail dans lequel ils n’ont manifestement pas réussi à se détacher totalement de ces derniers. On en revient donc à la sempiternelle question de la capacité du journaliste, en tant qu’être humain subjectif et faillible par nature, à assurer la neutralité dont il prétend faire preuve. Car c’est bien là le coeur du débat : quand des journalistes font preuve, de manière aussi flagrante, d’une incapacité à l’impartialité dans le traitement de l’information, ne devraient-ils pas en avertir le lecteur au préalable?
Pour conclure cette partie, consacrée à l’influence de l’inconscient du journaliste sur son travail, on peut tout simplement réaliser un parallèle entre le journalisme et l’ensemble des autres professions. En effet, quand un chirurgien rate une opération, par exemple, ou quand un boulanger fait trop cuire sa fournée de pain, ils en voient immédiatement les conséquences. Le premier peut se voir intenter un procès et le second subit les remarques de ses clients mécontents. En revanche, en matière de journalisme, sauf faute grave, tout est beaucoup plus flou. En effet, comment apprécier ou évaluer les retombées d’une faute professionnelle ou d’un manquement à la déontologie ? Comment définir les limites quand il s’agit de mots, d’expressions ou de nuances ténues de langage ? Et parmi le flot d’articles, de reportages et d’interviews qui paraissent chaque jour, comment être sûr de ne pas laisser passer d’« erreurs » ?
Au regard du principe de la liberté d’expression est-il tout simplement souhaitable, ou tout simplement possible d’imposer des limites ? Voilà la vraie problématique.
Le journaliste, en tant qu’être de pensée, ne peut être réduit dans l’expression de cette dernière. En revanche, c’est à lui de s’efforcer de respecter les règles de déontologie. S’il souhaite exprimer une opinion, il se doit d’avertir d’une manière ou d’une autre son lecteur qu’il exprime là une opinion et non un fait. Présenter une opinion comme une illustration de la réalité, ou déformer la réalité par son opinion, sans en informer le public, relève évidemment de la malhonnêteté. Dans le cas inverse, le journaliste qui prétend montrer un fait au public devrait s’efforcer de ne pas être guidé par son opinion personnelle. Etre prêt à entendre tout ce qu’il est possible d’imaginer pour le retranscrire ensuite le plus justement possible au public, le journaliste doit donc particulièrement veiller à prendre le temps d’appréhender tout ce qui touche à son sujet, d’en aborder le plus de facettes possible et de recouper au maximum ses sources.
Ainsi, ce n’est qu’à force d’ouverture d’esprit et de remise en question constante que le journaliste pourra, lorsqu’il rencontre des faits en inadéquation avec sa pensée personnelle, regarder et rapporter le tout sans déformation ni dissimulation.
En réalité, l’idéal déontologique voudrait que le journaliste rapporte les faits dans toute leur nuance. C’est pour cela qu’il est indispensable qu’il prenne le temps de maîtriser son sujet, d’enquêter dessus et donc, que l’on lui en donne les moyens. Or, malheureusement, le fonctionnement des médias contemporains, entre business, sensationnalisme et manque de temps, ne favorise pas vraiment cela.