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Histoire

Maintenant que nous avons un aperçu des champs auxquels se rattache l’avortement, essayons de comprendre comment il s’articule avec eux, au travers des idéologies qui ont cherché à le combattre ou à le défendre. Voici une sous-partie historique, pour acquérir le recul nécessaire à la compréhension des arguments d’aujourd’hui. Certains historiens se sont intéressés à l’histoire de l’avortement(31), d’autres prennent en compte ce thème dans des recherches consacrées à la maternité(32).

Nous présenterons ici, en les schématisant, quelques idéologies qui se sont prononcées au sujet de l’avortement, tout en ayant conscience de l’aspect réducteur d’une telle démarche, nécessaire pourtant pour saisir l’essence de ces logiques.

Pour commencer cette partie historique, nous avons établi une chronologie(33) des lois françaises et événements marquants concernant l’avortement en France :

1810 : Dans l’article 317 du Code pénal, l’avortement est défini comme un crime.
1852 : L’Académie de Médecine reconnaît l’avortement thérapeutique si la vie de la mère est menacée.
1920 : Loi qui réprime la provocation à l’avortement et la propagande anticonceptionnelle.
1923 : Correctionnalisation de l’avortement, qui devient un délit et est passible de peines moins lourdes (dans le but qu’elles soient mieux appliquées). 1939 : Code de la famille pour réprimer davantage l’avortement : levée du secret médical pour les affaires d’avortement, réglementation du diagnostic de grossesse et modification de l’article 317 du Code pénal en reconnaissant, pour le limiter, l’avortement thérapeutique (la vie de la mère doit être gravement menacée).
1941 : Sous Vichy, la répression s’accroit. Loi installant une juridiction d’exception (annulée en 1945, à la Libération).
1943 : Une femme est guillotinée pour avoir pratiqué des avortements.
1960 : Création du Mouvement Français pour le Planning Familial (MFPF).
1962 : L’Ordre des médecins se prononce contre la prescription de contraceptifs par les médecins.
1965 : Loi sur la capacité juridique des femmes. Les femmes mariées ne sont plus sous la tutelle de leur époux.(34)
1967 : Loi Neuwirth pour la contraception. Les décrets d’application sortent en 1969 et 1972.
1969 : Création de l’ANEA (Association Nationale pour l’Etude de l’Avortement). La même année, elle dépose une proposition de loi définissant strictement les cas où l’on pourrait interrompre une grossesse : menace sur la vie ou la santé de la mère, malformations foetales avérées, viol, inceste, père ou mère atteint d’une maladie ou arriération mentale, parents ne pouvant assurer les soins matériels ou moraux de l’enfant à naître. La proposition n’a pas été retenue. A la même période, d’autres propositions de loi en ce sens ont été déposées.
1970 : Création du MLF (Mouvement de Libération des Femmes) : des féministes qui exigent le droit à disposer librement de leur corps. 1970 : Création de l’association « Laissez-les vivre », opposée à l’avortement.
1970 : Sondage indiquant que 22 % des Français se déclarent favorables à la libéralisation de l’avortement.
1971 : Manifeste des 343. Publié par le Nouvel Observateur, ce manifeste est une liste de 343 femmes (dont de nombreuses personnalités) qui affirment s’être fait avorter. 1971 : Sondage indiquant que 55 % des Français se déclarent favorables à la libéralisation de l’avortement. 1972 : La méthode Karman arrive en France. Il s’agit d’une méthode d’avortement par aspiration relativement simple à utiliser et moins dangereuse que les méthodes utilisées auparavant.
1972 : Procès de Bobigny. Marie-Claire, 16 ans, s’est fait avorter, avec la complicité de sa mère et de deux collègues de travail de celle-ci. Elle a été dénoncée par le jeune homme qui a abusé d’elle et de qui elle est enceinte. Marie-Claire est relaxée, les deux collègues aussi, sa mère est condamnée à 500 francs d’amende avec sursis.
1973 : 330 médecins proclament qu’ils pratiquent des avortements dans un manifeste publié par Le Nouvel Observateur et par Le Monde.
1973 : Création du MLAC (Mouvement pour la Liberté de l’Avortement et la Contraception).
1975 : La loi Veil est une dérogation limitée au principe du respect de la vie. Cette loi est provisoire. Elle permet le recours à l’IVG, dans un délai de 10 semaines de grossesse, avec les conditions suivantes : entretien préalable obligatoire, délai de réflexion d’une semaine, les mineures doivent obtenir l’autorisation de leurs parents. L’acte n’est pas remboursé. Les médecins disposent d’une clause de conscience.
1979 : Sondage IFOP selon lequel 67 % des sondés estiment que l’avortement est un droit fondamental.
1979 : Loi Veil-Pelletier qui reconduit la loi Veil et apporte les modifications suivantes : le délai de réflexion peut être écourté si les 10 semaines risquent d’être dépassées et tous les établissements hospitaliers doivent créer un service d’interruption de grossesse.
1982 : Loi instaurant le remboursement de l’IVG par la Sécurité sociale.
1990 : Création du CADAC (Coordination des Associations pour le Droit à l’Avortement et à la Contraception.)
1993 : Loi Neiertz qui punit les entraves à l’avortement.
1999 : Rapport sur les difficultés d’accès à l’IVG remis par le Professeur Israël Nisand à la ministre Martine Aubry.
2001 : Loi Aubry, dépénalisation de l’avortement par transfert des articles de répression de l’interruption de grossesse du Code pénal au Code de la santé publique et modifications de la loi de 1979 : allongement du délai de 10 à 12 semaines, l’entretien devient facultatif, dispense de l’autorisation parentale pour les mineures.
2009 : Décret du 6 mai 2009, qui précise les modalités de la loi 2007-1786 du 19 décembre 2007 étendant le dispositif relatif à la pratique des IVG par voie médicamenteuse en dehors des établissements de santé : les centres de santé et centres de planification et d’éducation familiale (CPEF) réalisent également des IVG médicamenteuses.
2013 : Depuis le 31 mars 2013, l’IVG est prise en charge à 100 % par l’Assurance maladie.

Après cette chronologie de lois et de faits marquant l’histoire contemporaine de l’avortement en France, détaillons les courants de pensée qui ont été fortement représentés.

A la fin du 19ème siècle et au début du 20ème, les idéologies qui se prononcent au sujet de l’avortement le font par rapport à la société. Elles présentent un avis sur la natalité en France. Examinons trois courants de pensée.

– Le néo-malthusianisme se développe en France à la fin du 19ème siècle. Il prône la réduction des naissances dans un but politique. Si la classe populaire a moins d’enfants, elle diminue et les salaires augmentent. Cette idéologie, souvent montrée du doigt par le camp opposé (natalistes) comme étant celle des avorteurs, considère pourtant l’avortement comme une pratique détestable du fait de la mortalité importante qu’elle entraîne, un dernier recours qui ne devrait pas exister s’il y avait une contraception efficace.

– Le mouvement nataliste se crée en France dès 1870, car la fécondité décline (à partir de 1740, les élites s’emploient à limiter leur descendance). Pour les natalistes, l’avortement en est le responsable et ils le considèrent comme un crime contre la société. Les natalistes sont inquiets de ce manque d’enfants, qui se traduira par un manque de soldats, et ce, d’autant plus que l’Allemagne a une forte fécondité. Ce mouvement est fort et s’étend sur une grande période, en s’adaptant aux enjeux du moment. Il est intéressant de remarquer que vers 1915, un débat divise les natalistes : l’avortement devrait-il être autorisé en cas de viol par l’ennemi allemand ? A l’approche de la deuxième guerre mondiale, l’influence des natalistes s’étend et le régime de Vichy aura une politique clairement nataliste (cf. chronologie).

– L’eugénisme (courant assez marginal en France) s’est prononcé en faveur de l’avortement, dans l’optique d’assainir la race et d’éliminer les dégénérescences en tous genres, et ce, au moyen de stérilisations ou d’avortements. Là aussi nous avons une vision sociétale de la reproduction.

Cette vision sociétale consiste à considérer que la reproduction concerne avant tout la société, et non les individus avec leurs choix personnels, et doit servir une cause : beaucoup d’enfants pour la patrie afin de pouvoir gagner une guerre, moins d’enfants pour la classe populaire afin de renverser le rapport de forces capital/travail, ou encore l’amélioration de l’espèce humaine, comme nous venons de le voir.

D’une manière générale, l’idée du libre choix individuel a mis longtemps à s’imposer en France. Que ce soit au sujet de la composition familiale, avec l’accès à la contraception, ou pour le droit à l’avortement, ce thème a été au coeur des débats du 20ème siècle.

– Les théories du birth control se développent en France à partir de 1930. Ses adeptes promeuvent la méthode anticonceptionnelle Ogino-Knaus, et souhaitent avant tout l’équilibre des familles. La contraception est perçue également comme un moyen de limiter les drames liés à l’avortement. Ces théories n’ont pas de visée sociale, la composition de la famille est ici affaire de choix personnel. C’est dans cette mouvance que sont créés les centres de Planning Familial.

– Les communistes ont une position différente : ils sont natalistes (de 1935 à 1965) et donc contre la contraception et la limitation des naissances ; en revanche, ils sont pour la libéralisation de l’avortement. En fait, pour eux cette libéralisation doit être temporaire, le temps de supprimer les causes sociales menant à l’avortement et d’améliorer les conditions de la maternité. L’avortement est considéré comme le fléau social des couches défavorisées, ce qui l’inscrit dans une perspective de lutte des classes. A partir de 1965, ils soutiennent l’avortement et la contraception (qu’ils considéraient auparavant comme un thème petit-bourgeois).

– Les adversaires farouches de l’avortement, qui se constituent en associations telles que « Laissez-les vivre », tentent d’occuper le devant de la scène et se manifestent lorsqu’une proposition de loi sur l’avortement est débattue. Le centre « Humanae vitae » (créé en 1968) condamne tout assouplissement des conditions d’avortement car un assouplissement encouragerait ce que ses membres appellent un laisser-aller sexuel et un amoralisme. Le pire semble être qu’une femme puisse disposer du droit d’avorter pour convenance personnelle. Certains membres de ces associations n’hésitent pas à recourir au vocabulaire de la Seconde Guerre mondiale, assimilant l’avortement aux camps de la mort. Les adversaires de l’avortement font du lobbying : ils écrivent des centaines de lettres aux parlementaires lorsqu’une proposition de loi est débattue et tiennent la liste de « bons » et « mauvais » députés selon leur vote. Par exemple en 1995, il y a un fichier des élus nommé Spartacus (Système partagé de connaissance des élus), géré par Transvie. Vers le milieu des années 80 apparaissent les commandos, c’est la radicalisation des opposants à l’avortement et le rapprochement avec l’extrême-droite, avec des groupes comme « La trêve de Dieu » et « SOS tout-petits ». Ils font également pression contre la pilule abortive RU 486 car, selon eux, elle permettrait une banalisation de l’avortement, qui, puisqu’il est possible, devrait au moins rester une opération lourde et culpabilisante. Il semblerait qu’aujourd’hui les associations « pro-vie » adoptent une stratégie moins frontale, en cherchant à monopoliser le terrain de la communication, notamment sur internet(35).

En effet, plusieurs sites, très bien référencés et présentant des caractéristiques de sites officiels, appartiennent à des associations portant un message engagé. Or ces sites ne mentionnent pas ce lien. Pour ivg.net, il s’agit de l’association SOS détresse et pour ecouteivg.org et sosbebe.org, le mouvement Alliance Vita, créé en 1993 par Christine Boutin. Tous ces sites proposent un numéro de téléphone gratuit d’écoute.

– Il est indispensable de mentionner l’Eglise catholique, représentée par le Pape, qui soutient jusqu’à aujourd’hui une position de refus total de l’avortement. Si l’influence de la position papale est forte, les croyants ne suivent néanmoins pas tous cette ligne de pensée.

– Les associations féministes, qui se forment ou prennent leur essor dans les années 70, ne portent pas toutes le même message : Le MLAC milite pour la libération des femmes comme condition indispensable à la lutte anticapitaliste. Cette association remet en cause le pouvoir des médecins sur les femmes et veut donner la possibilité d’avorter et d’accoucher à domicile, pour que ces actes soient contrôlés par les femmes elles-mêmes. Ainsi, en 1977, cette association continue à pratiquer des avortements clandestins. Le MLF (Mouvement de Libération des Femmes), dont le nom a été déposé en 1979 par une faction « psychologie et politique » composé d’intellectuelles et de femmes aisées, revendique le droit à disposer de son corps.

L’association Choisir, quant à elle, voit la question sociale de l’avortement comme liée aux femmes, mais également aux catégories sociales (ce sont les femmes les plus pauvres qui portent le poids de ce problème). L’engagement de cette association se manifeste sur les terrains juridique, en organisant la défense des femmes inculpées pour avoir avorté, et politique, en faisant des propositions de loi et en participant au gouvernement. Le MFPF (Mouvement Français pour le Planning Familial) élargit son champ d’action et se positionne, vers le milieu des années 70, contre les violences faites aux femmes, contre la répression de l’homosexualité, pour le libre choix des conditions d’accouchement, contre les conditionnements oppressifs dans les relations hommes / femmes et continue à envoyer des femmes avorter en Angleterre.

La description sommaire de ces différentes idéologies nous a donc montré que les discours sur l’avortement sont loin d’être univoques et que ce sujet peut être relié à des thèmes divers pour servir une cause, un point de vue sur la société beaucoup plus global. Ainsi, si l’IVG est aujourd’hui intimement liée à l’idée qu’une femme a le droit de disposer de son corps, cette conception de l’avortement est assez récente par l’individualisme (féminin qui plus est) qu’elle met en oeuvre.

31 Le Naour J.-Y., Valenti C., mars 2003, Histoire de l’avortement XIXe –XXe siècle, Paris, éditions du Seuil.
32 Knibiehler Y., 2000, Histoire des mères et de la maternité en occident, Paris, PUF, collection « Que sais- je ? ».
33 Chronologie établie à l’aide des ouvrages suivants :
– Collectif IVP, 2008, Avorter, histoire des luttes et des conditions d’avortement des années 1960 à aujourd’hui, Lyon, éditions tahin party.
– Le Naour J.-Y., Valenti C., mars 2003, op. cit.
– Nisand I., Araujo-Attali L., Schillinger-Decker A.-L., 2002, L’IVG, Paris, PUF, collection « Que sais- je? ».
– Vilain A., Mouquet M.-C., Gonzalez L. et De Riccardis N., 2013, « Les interruptions volontaires de grossesse en 2011 » in Etudes et Résultats, n° 843 – juin, DRESS.
34 http://www.vie-publique.fr/politiques-publiques/famille/chronologie/, consulté le 6 juillet 2013.
31 Le Naour J.-Y., Valenti C., mars 2003, Histoire de l’avortement XIXe –XXe siècle, Paris, éditions du Seuil.
32 Knibiehler Y., 2000, Histoire des mères et de la maternité en occident, Paris, PUF, collection « Que sais- je ? ».
33 Chronologie établie à l’aide des ouvrages suivants :
– Collectif IVP, 2008, Avorter, histoire des luttes et des conditions d’avortement des années 1960 à aujourd’hui, Lyon, éditions tahin party.
– Le Naour J.-Y., Valenti C., mars 2003, op. cit.
– Nisand I., Araujo-Attali L., Schillinger-Decker A.-L., 2002, L’IVG, Paris, PUF, collection « Que sais- je? ».
– Vilain A., Mouquet M.-C., Gonzalez L. et De Riccardis N., 2013, « Les interruptions volontaires de grossesse en 2011 » in Etudes et Résultats, n° 843 – juin, DRESS.
34 http://www.vie-publique.fr/politiques-publiques/famille/chronologie/, consulté le 6 juillet 2013.
35 « Les anti-IVG pratiquent la désinformation sur le web » par Laurent S., Le Monde, 25 février 2013.

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