44. – Absence d’un lien de causalité direct et certain –
La réalisation d’un acte médical fait encourir au patient différents risques médicaux qui peuvent entraîner une aggravation de son état de santé. Par ailleurs, l’acte médical comporte un risque d’échec résultant de l’absence d’amélioration de l’état de santé du patient. En consentant à la réalisation de l’acte, le patient accepte d’encourir les risques inhérents à l’aléa médical et de subir potentiellement des atteintes corporelles et patrimoniales. Il existe donc, sur le plan matériel, un lien de causalité direct entre la réalisation de l’acte médical et la survenance des conséquences dommageables d’un risque inhérent à cet acte, puisque cet acte est la condition nécessaire à la réalisation du risque.
En revanche, le lien de causalité entre le défaut d’information sur le risque inhérent à ce risque et la réalisation de ce risque est indirect, puisque la cause habituelle de la réalisation du risque n’est pas le défaut d’information, mais la réalisation de l’acte médical. Le risque d’aggravation ou d’absence d’amélioration de l’état de santé du patient aurait pu survenir nonobstant l’information préalable du patient. L’exigence d’un lien de causalité direct et certain devrait normalement s’opposer à l’existence d’un droit à réparation des conséquences dommageables du défaut d’information. La rigueur de ce raisonnement aboutirait cependant à une exonération totale de responsabilité du professionnel ou de l’établissement de santé, et à ignorer le rôle causal du défaut fautif d’information dans la réalisation du risque.
45. – Notion de perte de chance. –
Le défaut d’information empêche le patient de donner un consentement éclairé à l’acte médical en connaissance des risques encourus, et en
considération des alternatives à l’acte proposé, y compris le refus de soins. Par conséquent, le défaut d’information prive le patient d’une chance d’améliorer son état de santé ou d’éviter une aggravation de celui-ci, et joue un rôle causal dans la survenance des préjudices subis. Or, les règles de la responsabilité civile ont été considérablement assouplies au cours de ces dernières décennies, tant par la loi que par la jurisprudence, afin de favoriser l’indemnisation des victimes. Cette évolution du droit positif s’est notamment traduite en droit de la santé par une inflexion des règles de la causalité juridique et des moyens de preuve de cette causalité.
Ainsi, la jurisprudence administrative a admis la perte de chance subie par le patient comme un moyen de preuve de la causalité, et s’est ensuite ralliée à l’interprétation de la Cour de cassation qui érigeait cette perte de chance comme un poste de préjudice distinct des autres préjudices subis. L’indemnisation des préjudices du patient reste néanmoins soumises aux règles de la responsabilité civile, qui en matière délictuelle, exigent un lien de causalité entre le préjudice résultant de la perte de chance et la faute d’un tiers. Par ailleurs, la perte de chance du patient est imputable à une pluralité de faits générateurs ayant joué un rôle causal, à savoir la faute du professionnel ou de l’établissement de santé et l’aléa inhérent à l’activité médicale.
46. – Existence de la perte de chance –
La perte de chance est une notion juridique dont la qualification relève de l’office du juge et demeure soumise au contrôle du juge de cassation. Pour obtenir un droit à réparation, le patient doit prouver, outre l’existence de dommages corporels résultant d’un acte médical, l’existence d’une chance d’amélioration de son état de santé ou d’éviter une aggravation de celui-ci. Il doit en outre prouver la perte de cette chance et le rôle causal du fait fautif du professionnel ou de l’établissement de santé dans cette perte. L’ensemble de ces éléments sont soumis à l’appréciation souveraine des juges du fond, en comparaison de l’état de santé actuel du patient avec un état de santé probable en l’absence du fait fautif imputé au tiers.
En présence d’un concours de faits dommageables ayant concouru à la réalisation des atteintes corporelles, le juge doit déterminer la part contributive de chacun dans la survenance du risque. L’évolution de l’état de santé du patient s’il avait été correctement informé ne peut être déterminée avec certitude, dans la mesure où cette évolution dépend de l’état de santé initial du patient, de la nécessité de l’acte médical subi ou non réalisé, de l’existence d’alternatives thérapeutiques moins risquées ou plus efficaces, et d’un aléa irréductible à l’art médical.
47. – Qualification d’une perte de chance réelle. –
La perte de chance est donc nécessairement limitée à une fraction des préjudices subis, sauf à considérer que le défaut fautif d’information du patient soit la cause exclusive de ses préjudices. Les juges de cassation des deux ordres de juridictions exigent la prise en compte de l’aléa dans l’indemnisation de la perte de chance, et censurent systématiquement les décisions qui indemnisent la totalité des préjudices résultant des atteintes corporelles. A l’inverse, le patient ne peut bénéficier d’aucune indemnisation lorsque le défaut d’information « n’a entraîné aucune perte de chance de se soustraire au dommage », lorsque l’acte médical présentait un caractère nécessaire au regard de l’état de santé du patient et en l’absence d’alternative thérapeutique moins risquée. En revanche, si le droit à indemnisation du patient non informé suppose la qualification d’une perte de chance réelle, la réparation des atteintes corporelles par une intervention ultérieure est sans incidence sur l’existence de ce droit fondé sur l’incapacité temporaire subie.
La quantification de la perte de chance et donc l’étendue de l’indemnisation des préjudices subis varient selon la possibilité, pour le patient, de renoncer à l’acte médical s’il avait été correctement informé. La possibilité de renoncement à l’acte est soumise au pouvoir d’appréciation des juges du fond et déterminée par comparaison des risques inhérents à l’acte médical et des risques encourus en cas de renoncement. Cette méthode d’appréciation in concreto conduit le juge à se substituer à la volonté du patient, en se référant au comportement d’un patient normalement raisonnable dans la situation de l’espèce. Ainsi, la théorie de la perte de chance conduit le juge à devoir apprécier le rôle causal des différents faits dommageables nonobstant l’autonomie décisionnelle du patient.
48. – Alternative à la théorie de la perte de chance –
Certains auteurs préconisent au contraire une réparation intégrale des préjudices fondée sur un lien de causalité direct entre le défaut fautif d’information sur un risque et sa réalisation finale. Cette analyse de la causalité suppose que la violation de l’obligation d’information par le professionnel de santé aboutisse à la création fautive d’un risque, et que les préjudices subis par le patient découlent directement, nécessairement et exclusivement de cette faute. Le professionnel de santé serait ainsi tenu à la réparation intégrale des préjudices pour avoir fait encourir, par son défaut fautif d’information, « un risque non justifié ».
Cette analyse de la causalité ne convainc guère, dans la mesure où elle occulte la présence de plusieurs faits générateurs à l’origine des dommages du patient. Le droit à réparation du patient et la dette de responsabilité du professionnel supposent que le défaut d’information sur un risque constitue un fait générateur des dommages issus de la réalisation de ce risque. Toutefois, le risque demeure inhérent à l’acte médical, lequel constitue la condition première et nécessaire de la réalisation du risque. Par conséquent, deux faits générateurs ont concouru à la survenance des conséquences dommageables pour le patient, ce qui évince la causalité exclusive du seul défaut d’information. La réalisation du risque était donc encourue du fait de la réalisation de l’acte médical, le défaut d’information ayant accru les chances de survenance du risque inhérent à celui-ci, ou diminué les chances pour le patient de s’y soustraire en refusant de l’acte préconisé.