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I) LES JUSTIFICATIONS

La segmentation des risques et la liberté de sélection de l’assureur ont pour objet la protection
des intérêts patrimoniaux. Elles permettent, d’une part la mise en place de la mutualité (A),
d’autre part la lutte contre l’anti-sélection et la concurrence (B). Enfin, ces pratiques ont le
mérite de jouer un rôle préventif en limitant le « risque moral ».

A) Impératifs techniques : la mise en place de la mutualité

« L’activité d’assurance se caractérise par un cycle inversé de production : en contrepartie
d’une prime dont le montant est connu à la souscription du contrat, l’assureur s’engage à
couvrir un risque dont il ignore la date de réalisation et le montant »(5).

La tarification est essentielle pour que l’assureur puisse financièrement supporter ses
engagements et être rentable ; à ce titre, il doit pouvoir mesurer les risques qu’il prend en
charge. C’est pourquoi une mutualité doit être mise en place. Lors de la tarification d’un
risque, l’objectif premier de l’assureur est d’équilibrer ses recettes (les primes perçues) et ses
dépenses (les prestations réglées). Or, cet équilibre ne peut se réaliser que dans le cadre d’un
groupe d’assurés : le groupe formé par l’ensemble des assurés ayant souscrit des contrats
appartenant à la même catégorie. Ne considérer qu’une seule tête assurée n’aurait aucune
signification. À défaut d’être voyant, l’assureur ne connaît pas à l’avance le montant total des
prestations qu’il aura à régler. Il ne peut donc raisonner qu’en valeur probable, c’est-à-dire en
valeur moyenne. Ainsi, le mécanisme de l’assurance se fonde sur l’organisation d’une
mutualité.

« Le secret universel de l’assurance est [donc] le regroupement d’un grand nombre de
contrats d’assurance au sein d’une mutualité, pour que se réalisent des compensations entre
les risques sinistrés et ceux pour lesquels l’assureur aura perçu des primes sans avoir dû
régler des prestations ».(6)

Tel que l’a si bien exprimé Chaufton, l’assurance est la « compensation des effets du hasard
par la mutualité organisée suivant les lois de la statistiques »(7). En d’autres termes, l’opération
d’assurance est une opération anti-aléatoire. Elle consiste pour l’assureur à organiser en une
mutualité une multitude d’assurés exposés à la réalisation de risques comparables et à
indemniser ceux d’entre eux qui subissent un sinistre grâce à la masse commune des primes
collectées. Ainsi, les effets du sinistre sont dilués entre assurés. La mutualité confère à
l’opération d’assurance un caractère scientifiquement organisé. La mutualité se présente donc
comme une technique financière de transfert des risques.

Aussi, pour être efficace, la mutualisation suppose la réunion d’un certain nombre de
conditions, au nombre desquelles figure l’homogénéité des risques.

La mutualité repose sur des probabilités mathématiques. Il est donc nécessaire pour l’assureur
de calculer statistiquement ses engagements pour fixer sa prime. C’est pourquoi il détermine à
l’avance, pour chaque risque, la fréquence des sinistres et leur coût moyen grâce aux
statistiques.

Dans le but d’établir des statistiques pertinentes, l’assureur procède à une segmentation des
risques, c’est-à-dire à un classement des risques assurés ou proposés à l’assurance en
catégories et sous-catégories homogènes auxquelles sera appliquée la tarification.

Ces calculs statistiques fournissent à l’assureur une base d’appréciation des risques
assurables, qu’il confronte aux conditions concrètes présentées par un candidat, ce qui lui
permet d’opérer une sélection des risques parmi tous ceux qui lui sont proposés en vue d’une
couverture.

Outre l’homogénéité des risques, une bonne dilution des risques est nécessaire pour que ces
statistiques soient fiables. Les statistiques doivent porter sur une multitude de risques. De
plus, pour que l’assureur puisse opérer une compensation, la dispersion des risques est
exigée.

Il s’agit de grouper une multitude de risques dont seule une minorité se réalisera. Si les
risques étaient susceptibles d’atteindre tous les assurés ou la majorité d’entre eux, cela
bouleverserait l’équilibre financier.

La segmentation est donc établie en vue d’une différenciation tarifaire et de la sélection des
risques : l’entrée des risques dans la mutualité ne peut s’opérer qu’après contrôle par
l’assureur de leur conformité avec certaines exigences techniques. Il lui appartiendra alors de
prendre la décision d’accepter le risque proposé ou de le rejeter.

La segmentation est « une technique que l’assureur utilise pour différencier la prime et
éventuellement aussi la couverture, en fonction d’un certain nombre de caractéristiques
spécifiques du risque à assurer [ci-après appelés critères de segmentation] et ce aux fins de
parvenir à une meilleure concordance entre le coût estimé du sinistre et les frais qu’une
personne déterminée met à charge de la collectivité des preneurs d’assurance et la prime que
cette personne doit payer pour la couverture offerte. »(8) Dans certains cas, cela peut impliquer
que l’assureur refuse le risque à assurer.

Selon Picard et Besson, il doit « refuser les risques trop dangereux qui seraient susceptibles
de rompre l’équilibre entre ses recettes et ses dépenses. Et s’il s’agit simplement de risques
plus dangereux que les risques types, et cependant assurables, il doit exiger une surprime
pour se garantir contre les écarts éventuels et maintenir l’équilibre de son entreprise et
l’égalité des charges entre les assurés »(9).

Les sociétés d’assurance doivent donc analyser les risques pour, soit les accepter au tarif
ordinaire ou à un tarif plus élevé, soit les refuser. Cette technique de sélection des risques est
inhérente au système concurrentiel (B).

B) Impératifs « essentiels » : protection de l’équilibre financier

La limitation du risque moral (3), la concurrence (2) et « l’équité actuarielle » (1) sont autant
d’arguments avancés pour justifier la segmentation.

1) « Equité actuarielle » ou « justice actuarielle »

Un principe de justice actuarielle ou équité actuarielle est souvent invoqué par les entreprises
d’assurance pour justifier la segmentation tarifaire. La proportionnalité entre la prime et le
risque encouru garantirait l’équité entre assurés. Il serait injuste que les bons risques
contribuent pour les moins bons ; il en serait de même de leur demander un supplément de
prime pour pouvoir sous-tarifer les mauvais risques. Chacun paie pour ce qu’il doit, « sans
faire payer les autres et sans avoir à payer lui-même pour les autres»(10).

La segmentation permet de tarifer les garanties au juste prix. Utilisée à bon escient, elle
permet de fournir aux assurés les garanties et services adaptés au plus proche de leurs besoins
et de leurs ressources (avec le « juste » prix), ce qui accroît le taux de fidélisation.
Plus que le souci de faire payer l’assurance au juste prix, la segmentation tarifaire est surtout
rendue indispensable dans un marché concurrentiel. La segmentation se justifie aussi
techniquement par le souci d’éviter l’anti-sélection. (2)

2) Lutte contre l’anti-sélection et la concurrence

Face au risque d’anti-sélection, la segmentation tarifaire est indispensable pour qu’une société
d’assurance reste compétitive. Le marché concurrentiel rend la segmentation tarifaire
impérative.

L’anti-sélection, ou la sélection adverse,(11) décrit une situation générique dans laquelle un
assureur couvre “un grand nombre d’agents hétérogènes dans leurs probabilités de subir un
dommage. Il propose un prix unique qui reflète la probabilité moyenne de perte de l’agent
représentatif de cette économie, et il devient inintéressant pour les agents dont la probabilité
de subir un accident est faible de s’assurer. Il s’opère donc un phénomène de sélection par les
prix et on dit qu’elle est adverse parce que ce sont les mauvais agents qui demeurent”(12)
Ce qui préside à l’anti-sélection est donc la conviction des porteurs de « bons risques » que le
coût du risque est plus avantageux que le coût de l’assurance. La théorie économique montre
qu’en assurance, si les agents sont rationnels et si l’assurance n’est pas obligatoire, les
« mauvais risques » ont ceteris paribus un intérêt supérieur à la moyenne à souscrire un
contrat d’assurance.(13)

Pour se prémunir contre ce phénomène d’anti-sélection et éviter des résultats déficitaires
risquant de conduire l’assureur à se retirer du marché, la sélection des risques ainsi que la
segmentation sont nécessaires.

Dans un contexte concurrentiel, si un assureur ne pratique pas la segmentation et donc ne fait
pas coïncider, n’ajuste pas au mieux les tarifs aux risques particuliers des candidats à
l’assurance, son offre risque de ne pas être concurrentielle. En effet, en tarifant à la moyenne
une population, sans chercher à connaître le profil réel des candidats à l’assurance, il s’expose
à ce qu’une autre société d’assurance concurrente fasse une offre plus adaptée. Une offre plus
adaptée est forcément plus attractive pour les « bons risques », lesquels se verront appliquer
un tarif correspondant davantage au risque encouru par eux et ne seront donc plus sur tarifés
par rapport à leur profil réel de risque. Ils quitteront le portefeuille et la mutualité constituée
par le premier assureur au profit du second. Avec la fuite des « bons » risques, le portefeuille
du premier assureur se retrouvant composé majoritairement de mauvais risques ou de risques
plus exposés, il n’aura plus qu’à assumer les seuls « mauvais » risques, par hypothèse sous
tarifés par rapport à leur profil réel. Confronté à un portefeuille déséquilibré, il sera contraint
de relever ses tarifs, pour n’attirer à terme que les plus mauvais risques, ce qui le conduira
inéluctablement à la faillite.

L’anti-sélection rend donc impossible la mutualisation des risques. Bien que la mutualisation
ne soit pas un critère impératif de l’assurabilité, elle est nécessaire pour que l’assurance puisse
présenter un avantage économique. La mutualisation reste l’apanage de l’assurance en
permettant de répartir sur une collectivité d’assurés le coût des sinistres et les frais de
l’assureur. Ce sont la rentabilité, voire la survie de l’entreprise qui sont en jeu.

Pour illustrer ces propos, prenons l’exemple proposé par Claude TENDIL(14) :
Supposons un marché, par exemple automobile, pour lequel la fréquence et le coût moyen
sont respectivement F et C.

Supposons que les assurés se répartissent en deux sous-populations E1 et E2 :

-n1 conducteurs avec les caractéristiques F1 et C1.
-n2 conducteurs avec les caractéristiques F2 et C2.

Avec : C1 > C > C2 et F1 > F > F2.

E2 représente les bons conducteurs, et E1 les mauvais conducteurs.

Soit deux compagnies d’assurance A et B qui pratiquent deux politiques tarifaires différentes :

– La société A ne prend pas en compte l’hétérogénéité du risque, la prime pure équivaut
à F x C. La société A propose le prix moyen pour tous les conducteurs.
– La société B propose une tarification propre à chaque sous-population :

Prime pure 1 = F1 x C1 pour E1
Prime pure 2 = F2 x C2 pour E2

La société B propose donc un tarif plus élevé pour les mauvais conducteurs que pour les bons
conducteurs.

Si la société A est seule sur le marché, elle propose le tarif moyen, et son profit est nul.

Si la société B entre sur le marché avec son tarif différencié, les assurés se répartissent entre
les deux sociétés : les mauvais conducteurs (E1) préfèrent s’assurer auprès de la société A et
les bons (E2) auprès de la société B. Le bilan technique est pour chaque société :

A : Recettes – Charges = (n1 x F x C – n1 x F1x C1) < 0.
A n’assure que les mauvais, avec le tarif moyen.

B : Recettes – Charges = (n2 x F2 x C2 – n2 x F2 x C2) = 0

B n’assure que les bons, avec le tarif adapté. Les primes collectées par la société B couvrent
exactement les risques assurés, alors que la société A est en situation déficitaire.

Conclusion :

Cet exemple illustre la nécessité de segmenter la population des assurés, dès lors que la
concurrence est libre et que les assurés ont accès aux différents tarifs du marché. En effet, la
diversité et la finesse des segmentations pratiquées par les assureurs ont contribué à accroître
les risques d’anti-sélection. C’est pourquoi chaque assureur s’efforce de structurer son tarif de
manière que les assurés « révèlent » leur risque et se voient proposer le tarif qui leur est
adapté.

Enfin, la différenciation des tarifs peut également être présentée comme un outil pour
combattre l’aléa moral (3).

3) Limitation du « risque moral »

Une autre justification qui peut être mise en avant est que la segmentation sert d’outil contre
le « risque moral ».

Ce que l’on appelle « risque moral » n’est autre que le risque supplémentaire qui apparaît à
côté du risque normal assuré, il s’agit du risque crée par le fait même de l’assurance. Une
personne ayant souscrit une assurance vol peut ainsi être encline à prendre moins de
précautions. Le fait d’être assuré influence le comportement en matière de risque et l’assuré
agira souvent compte tenu du risque pour lequel il est couvert.

La différenciation des tarifs et des garanties (application de franchise) peut jouer un rôle
préventif en limitant la modification des comportements engendrés par le fait que la personne
se sait protégée. C’est ce qui justifie notamment la clause de bonus/malus en assurance
automobile. L’incidence du comportement sur le risque normal assuré se répercutant dans les
tarifs, l’individu sera incité à avoir une conduite prudente. Une sélection ultérieure et une
tarification a posteriori peuvent donc pousser l’assuré à adopter un comportement plus
vigilent.

Ces procédés sont donc justifiés par toutes ces considérations d’ordre technique, économique
et éthique. Néanmoins, cela ne laisse pas ces procédés exempts de toute critique (II).

5 C. TENDIL, « La tarification de l’offre : techniques et problèmes », in Encyclopédie de l’assurance, sous la
direction de F.EWALD et J.-H LORENZI, Economica 1998, p1065.
6 P.PETAUTON, « L’opération d’assurance : définitions et principes », in Encyclopédie de l’assurance, sous la dir.
de F. EWALD et J.-H LORENZI, Economica, 1998, p. 435.
7 CHAUFTON, Les assurances, 1884, p.4
8 N. DE PRIL et J. DHAENE, « Segmentation et sélection des risques : limites juridiques et éthiques », in
Compétitivité, éthique et assurance, par H. Cousy, H. Classens, Université Catholique de Louvain la Neuve, Éd.
Bruylant, 1998.
9 M. PICARD ET A. BESSON, Les assurances terrestres, p. 25, n°15.
10 F. EWALD, Risques, 1994, n°18, p. 44.
11 En langage économique, on parle de sélection adverse, pour signifier qu’elle est contraire aux intérêts de
l’assureur.
12 Chassagnon , « Sélection adverse : modèle générique et applications », Thèse de doctorat, EHESS., 1996,
pp.21
13 Akerlof G., « The market for “lemons”: quality uncertainty and the market mechanism», Quartely Journal of
Economics, 84, 488-500, 1970.)
14 C. TENDIL, « La tarification de l’offre : techniques et problèmes », in Encyclopédie de l’assurance, sous la
direction de F.EWALD et J.-H LORENZI, Economica 1998, p1067 et s.

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