Plusieurs variables expliquent la criminalité existante à Adjamé.
Certaines sont spécifiques à la commune, et d’autres à l’ensemble du District d’Abidjan. Cet avis est partagé par le Lieutenant TAHO Michel(10), en poste au 3e
Arrondissement d’Adjamé. Il en est de même pour les conséquences.
1- Facteurs explicatifs
Les criminologues s’accordent à reconnaître que la criminalité est un phénomène multifactoriel. Et ces facteurs se regroupent essentiellement en deux séries : les facteurs endogènes et exogènes.
a- Les facteurs endogènes
Adjamé comme nous l’avons déjà dit, est une commune foncièrement commerciale. Certains marchés ne sont pas toujours construits selon les normes d’urbanisation requises. Ces marchés mal construits, semblent être les plus nombreux. Il y existe de nombreuses ruelles où les criminels peuvent aisément se cacher après l’accomplissement de leur forfait criminel. Le Marché “Gouro” en est un exemple(11).
Les gares routières ne demeurent pas en reste. Les voies intérieures de l’ancienne gare routière sont dans un état de délabrement tel que, les criminels habitués des lieux y sont difficilement retrouvables après des agressions. La situation est aggravée à la tombée de la nuit, à cause de l’éclairage insuffisant.
De plus, dans les marchés et gares routières de la commune ce sont plusieurs millions de francs qui circulent dans les transactions quotidiennes. Les bandits de ce fait, y trouvent une bonne occasion de “faire recette”.
La situation de l’habitat n’est pas à négliger, dans l’explication de la criminalité à Adjamé. En effet, les bidonvilles font 13%(12). Ces quartiers se développent par le souci des commençants moyens et des individus exerçant divers petits métiers, d’être plus proche de leur zone de travail. Ce sont des cibles privilégiées des criminels. De par le mauvais éclairage et la promiscuité des lieux, les criminels n’y sont pas facilement inquiétés par les forces de l’ordre. C’est le cas à Williamsville Paillet, où les attaques de domiciles sont fréquentes, selon les propos d’un commerçant résident.
En outre, nous avons des facteurs inhérents aux jeunes délinquants. Ces facteurs semblent avoir un lien avec la démographie galopante. Le taux d’accroissement annuel étant de 3,1%(13) par an, les infrastructures d’accueil pour la scolarisation des jeunes sont parfois débordées. Dès lors, nombre de ces jeunes issus de familles à forte indigence économique, se retrouvent déscolarisés et sans emploi. Ils trouvent donc la délinquance comme mode d’expression de leurs qualités. Ils peuvent se constituer en différentes bandes dans lesquelles, par effet de contamination ou d’imitation des pairs délinquants, ils cherchent à se faire valoir à travers cette délinquance. Cette idée de bande est illustrée par Marc LEBLANC qui affirme que : « Les quartiers défavorisés sont également les milieux de concentration des bandes ».(14) Il en décrit trois différents types qui sont les bandes conflictuelles, caractérisées par la violence de groupe.
Les bandes criminelles, portées sur le vol et les commerces illicites. Les bandes retraitistes dont l’action s’accentue sur la consommation des drogues illicites.
En définitive, Adjamé est une commune où les opportunités délinquantes sont nombreuses. La théorie des opportunités reprise par Maurice CUSSON est explicite à ce sujet. Pour lui, « l’opportunité est la réunion, en un lieu et à un moment donnés, des circonstances matérielles favorables à la réussite du délit ».(15) Il s’agit des opportunités comme : la présence des nombreux commerçants potentielles victimes, les magasins à faible système de sécurité où l’argent se compte au vu et au su des bandits, les clients qui viennent faire des achats etc. Cela nous conduit à affirmer que plus ces opportunités ou occasions criminelles seraient nombreuses, plus la criminalité augmenterait.
b- Les facteurs exogènes
Il existe une série de facteurs criminogènes extérieurs à la commune d’Adjamé, mais qui exercent une influence sur sa criminalité.
Au premier chef, notons les conséquences de la crise militaro-politique qui a débuté par le coup d’Etat du 24 Décembre 1999. Ces conséquences sont accentuées par celles de la rébellion armée du 19 Septembre 2002. Ces deux événements majeurs ont plongé la Côte D’Ivoire dans une situation de “non droit”, qui facilite une fluidité dans la circulation des armes à feu de divers calibres. Les bandits se procurent aisément des armes à feu pour commettre des agressions. C’est ce qui explique en partie que les agressions de ces dernières années, soient commises de plus en plus avec des armes à feu. Nous notons que seulement pour les interventions du CeCOS, il y’a eu plusieurs armes saisies sur les criminels : près de 220 armes à feu toutes catégories confondues, en deux ans selon son premier responsable(16).
Ensuite, au niveau institutionnel nous pouvons mentionner les insuffisances de notre système éducatif. Ce système trop bureaucratique et théorique sur lequel l’accent a été mis dès les indépendances se révèle inefficace aujourd’hui encore, parce que la fonction publique et les entreprises privées, n’arrivent plus à absorber la majorité des diplômés des universités et grandes écoles. Du fait que ce système ne soit pas plus axé sur la formation pratique et l’initiative privée, il a formé divers diplômés qui se retrouvent au chômage. De nombreux diplômés désabusés, trouvent parfois dans la criminalité, un moyen efficace et rapide d’assurer leur survie quotidienne, faute d’une véritable politique d’insertion professionnelle des jeunes scolarisés et déscolarisés.
Par ailleurs, l’absence d’une véritable politique criminelle en Côte D’Ivoire, favorise le développement de la criminalité à Adjamé. En effet, les structures permettant d’assurer l’aspect sécuritaire d’une bonne politique criminelle présentent des défaillances (Commissariats de Police, Gendarmeries, justice, prisons…). A cela, il faut ajouter l’insuffisance des effectifs policiers ainsi que celle des moyens logistiques, pour assurer la mission de sécurité publique. Adjamé par exemple dispose d’un policier pour environ 2000 habitants, alors que les normes internationales requièrent un policier pour 500 habitants(17). Le Commissariat du 3e Arrondissement comme bien d’autres, dispose d’un seul véhicule acquis récemment pour sa zone d’intervention selon ses responsables(18).
Le cas de la MACA (Maison d’Arrêt et de Correction d’Abidjan) est édifiant. Lors de notre visite dans cette institution pénitentiaire, dans le cadre des travaux pratiques du cours de Sociologie du Milieu Carcéral, le 04 Janvier 2008, nous avons constaté une institution totalement à repenser. Prévue pour accueillir 1500 détenus, la MACA abritait ce jour 4751 détenus, selon le Régisseur M. Touah OUATTARA(19). Cet engorgement de la prison submerge l’appareil judiciaire. De ce fait, de nombreux détenus expirent les délais de détention préventive sans jugement. Le “doyen” de ceux-ci avait à ce jour, 17 ans de détention préventive pour “vol en réunion et à main armée”. Cette situation explique que parfois certains criminels soient relaxés en cours de procédure, sans oublier les diverses évasions de détenus (les responsables de la MACA ont estimé à plus de 6000 le nombre des évadés depuis sa création le 31 Mai 1980).
Pour terminer, il importe de prendre en compte, la crise des normes et valeurs de notre société dans l’explication du phénomène criminel en général.
En effet, la théorie du contrôle social qui date de 1897, selon Maurice CUSSON(20) et celle du lien social formulée par Travis HIRSHI(21) dans son volume Causes of delinquency en 1969, expliquent cette situation. La première stipule que la délinquance et même la criminalité apparaissent lorsque les institutions de contrôle social (la famille, l’école, les pairs, le milieu professionnel, la religion…) qui posent des obstacles à l’agir délinquant de l’individu sont défaillantes. Celle de HIRSHI parle plus de la force du lien de l’individu avec la société conventionnelle (bonne conduite, bonne vie professionnelle…). Ce lien social qui peut se nouer avec les institutions du contrôle social, a quatre sources : l’attachement, l’engagement, l’investissement et la croyance aux normes et valeurs sociales. Ainsi, lorsque le lien qui unit l’individu à la société ordinaire se trouve distendu ou affaibli, l’individu peut verser dans la délinquance et la criminalité. Cette situation se retrouve dans notre société avec les diverses familles désunies, les familles monoparentales qui n’arrivent pas à exercer le contrôle nécessaire sur les jeunes par le canal de l’éducation. De nombreux adolescents, une fois à l’école, n’y trouvent parfois pas de gratification à cause de leurs mauvais résultats scolaires. De plus, certains d’entre eux, suite à ces échecs, s’orientent souvent dans des groupes de pairs délinquants. Dès lors, par une sorte de transmission de la culture délinquante, ils passeraient de la normalité à la criminalité. Nous avons le cas des enfants des rues d’Adjamé et d’autres communes qui constituent bien souvent, « Une armée de réserve » pour la criminalité selon l’expression d’Alain SISSOKO(22).
En revanche, la criminalité telle que explicitée par les facteurs ci-dessus exposés, n’est pas sans conséquence pour notre société en général et la commune d’Adjamé en particulier.
2-Conséquences
Les préjudices causés par la criminalité sont de plusieurs ordres. Cependant, nous les classons essentiellement en deux séries : les conséquences économiques et politiques et les conséquences psychologiques et sociales.
a-Impacts économiques et politiques
Il nous a été difficile de mesurer avec exactitude les préjudices financiers de la criminalité. Mais à travers des exemples, nous pouvons apprécier les énormes pertes financières subies par la collectivité, en raison de la criminalité. Les cinq faussaires Sri-lankais de cartes magnétiques appréhendés par le secteur 3 du CeCOS en 2007, avaient en leur possession près de trente-deux millions (32 000 000) de francs en espèce détournés aux guichets automatiques des banques, sur un préjudice total de cinquante millions (50 000 000) de francs, au titre des trois derniers jours de leurs opérations.
Cependant, les responsables de la banque en question, la BICICI° (Banque Internationale pour le Commerce International de Côte D’Ivoire), ont évalué les pertes déjà subies à près de dix-sept (17 000 000 000) de francs(23). Les préjudices financiers peuvent également se mesurer par la nature des objets volés. Il s’agit des divers biens de consommation : appareils électroménagers, biens mobiliers et immobiliers, marchandises diverses etc.
La prééminence de la criminalité installe aussi la peur chez les éventuels investisseurs de capitaux étrangers en Côte D’Ivoire : absence de nouvelles entreprises, manque de valeurs ajoutées pour les recettes fiscales et douanières… Cela n’est pas sans lien avec le chômage et l’indigence économique pour les jeunes en quête d’emploi. En un mot, la hausse de la criminalité constitue une menace pour l’économie communale et nationale.
Au plan politique, la prédominance de la criminalité aggravée par la situation de guerre, rend peu crédible la destination ivoirienne en matière diplomatique. Nous avons la délocalisation du siège de la BAD (Banque Africaine de développement) pour des raisons officielles de sécurité. D’autres ont, par moment, limité l’effectif de leur personnel au strict minimum (ambassades, consulats…)
b- Impacts psychologiques et sociaux
Dans la perspective psychologique, la criminalité occasionne des dommages psychiques sur les victimes. Il peut s’agir des divers traumatismes, des troubles de comportements comme les psychoses hallucinatoires ou un fort sentiment d’insécurité. La hausse de la criminalité entraîne donc un sentiment d’insécurité chez les individus.
Aussi, les actes matériels des bandits causent-ils des préjudices aux victimes. Les armes blanches utilisées par les criminels (lame, couteau, machette…) et les armes à feu (pistolet automatique, revolver, fusil…), peuvent occasionner des contusions ou des lésions allant jusqu’à une incapacité temporaire de travail, du point de vue médical. Il peut s’agir également d’un triple type de préjudices “définitifs” allant jusqu’à la mort :
– Le préjudice esthétique : il occasionne les cicatrices et les déformations corporelles.
– Le pretium ou quantum doloris : il concerne l’ensemble des souffrances endurées par les victimes.
– Le préjudice d’agrément : il concerne l’incapacité d’exercer les activités ludiques et sportives.
Au niveau social, les pertes en vies humaines, les nombreux invalides dus aux actes de délinquance et de criminalité, constituent en général une charge supplémentaire pour l’Etat. En effet, les structures de prise en charge insuffisantes sont débordées faute de moyens. C’est le cas du centre de prise en charge pour alcooliques situé à Williamsville (le centre de la Croix Bleue), du centre de réinsertion pour jeunes délinquants de Grand-Bassam (le centre ABEL).
Au niveau individuel, des victimes comme certains commerçants dépouillées de leurs biens deviennent quelques fois des cas sociaux, ne sachant où s’orienter pour reprendre leur activité commerciale et une vie familiale normale.
Comme on peut le constater, le phénomène criminel constitue une menace réelle pour l’équilibre social. L’analyse de ses conséquences, nous conduit dans le chapitre suivant, à aborder les actions et comportements du CeCOS vis-à-vis des commerçants de la commune d’Adjamé.
10 Officier de Police interrogé au 3e Arrondissement d’Adjamé le 23 Juillet 2008.
11 Le marché “Gouro”, est celui de la vente de produits vivriers situé non loin du quartier “Renault complexe”.
12 Source : service socioculturel Promotion Humaine et Communication de la Mairie d’Adjamé.
13 Source : service socioculturel Promotion Humaine et Communication de la Mairie d’Adjamé.
14 Marc LEBLANC (1994) La délinquance des adolescents, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, pp.9-11. [En ligne]. Disponible sur : http : //www.uqac.ca/classiques des sciences sociales (rapport consulté le 15 Février 2008).
15 Maurice CUSSON (1990), Croissance et décroissance du crime, Paris, PUF pp.61-69. [En ligne]. Disponible sur : http : //www.uqac.ca/classiques des sciences sociales
16 Georges GUIAI Bi Poin (2007), op.cit. p.21.
17 Source : Service Socioculturel Promotion Humaine et Communication de la Mairie d’Adjamé.
18 Information recueillie auprès du Lieutenant Taho Michel en poste au Commissariat du 3e arrondissement d’Adjamé.
19 Information recueillie dans l’entretien préliminaire, réalisé avec le Régisseur de la MACA avant la visite guidée de la prison.
20 Maurice CUSSON (1990), Croissance et décroissance du crime, Paris, PUF pp.45-50. [En ligne]. Disponible sur : http : //www.uqac.ca/classiques des sciences sociales
21 Travis HIRSHI cité par Marc LEBLANC (1994) La délinquance de adolescents, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, pp.23-18. [En ligne]. Disponible sur : http : //www.uqac.ca/classiques des sciences sociales (rapport consulté le 15 Février 2008).
22 Alain SISSOKO (2006), « Jeunes dans et de la rue à Abidjan : parcours, vécu et violence urbaine », in : Revue africaine de Criminologie, N°2, Université de Cocody-Abidjan, EDUCI, p.80.
23 Cellule de Communication du CeCOS, op.cit. p.9.
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