Freud est perturbé par ce phénomène qui semble aller contre le principe de plaisir, principe censé dominé la vie psychique. En considérant la sensation de plaisir comme diminution de la quantité d’excitation, et celle du déplaisir comme augmentation, la tendance général de l’appareil psychique consiste donc à maintenir toujours au plus bas la quantité d’excitation en évacuant celle qui lui arrive. Pourtant, dans la vie de tous les jours, il nous arrive souvent de ressentir du déplaisir. C’est pour cela que Freud parle de tendance au principe de plaisir, qui signifie bien que toute tendance n’atteint pas pour autant son but.
Il y a donc des forces, dans la vie de tous les jours, outre celles qui poussent à la compulsion de répétition dans notre cas, qui viendraient s’opposer à la tendance générale. En premier lieu, les pulsions d’auto-conservation du moi, qui s’assurent que les pulsions cherchant satisfaction ne conduisent pas le moi (en tant qu’ « image » que l’on donne de nous à l’extérieur, et en tant que moi-corps avant tout selon Freud) à se compromettre vis-à-vis du monde extérieur ou à mettre l’organisme en danger. Ces pulsions servent ce qu’on appelle le principe de réalité qui ne remet pas en cause l’objectif d’atteindre le plaisir, mais qui l’ajourne en quelque sorte et tolère le déplaisir en attendant, un peu comme s’il retenait les forces du plaisir en leur disant que « ce n’est pas encore le moment » ou bien « pas comme ça ».
Mais les forces servant le principe de plaisir étant les pulsions sexuelles, les moins domptables selon Freud, celles-ci parviennent bien souvent à s’affirmer face au principe de réalité. En second lieux, les pulsions refoulées à un moment donné, empêchées d’accomplir leur destin par la résistance du moi. Si plus tard, elles parviennent à leur but, d’une manière ou d’une autre, par des voies détournées (comme c’est souvent le cas des pulsions sexuelles refoulées), le moi, transgressé, envahi par ce qu’il maintenait loin de lui jusqu’alors, le ressent comme du déplaisir. Alors que la satisfaction de ces pulsions auraient dû procurer du plaisir selon le principe, c’est le contraire qui se produit. Plaisir du point de vue de la pulsion satisfaite, déplaisir pour le moi. Sauf que c’est dans le moi que se ressentent les sensations de plaisir et déplaisir. Le fait que les deux forces évoquées s’opposent à un moment donné au principe de plaisir, ne signifie pas qu’elles servent par leur nature un principe de déplaisir. Les deux suivent le principe de plaisir, le principe de réalité ne faisant que relayer le principe de plaisir.
Mais le cas de la compulsion de répétition pose problème en ce qu’elle ne comporte aucune source de plaisir, mais uniquement du déplaisir dans le fait de revivre de force le moment douloureux. Les exemples rwandais le confirment d’autant plus qu’il s’agit de scènes du génocide. Particulièrement difficile de trouver le moindre plaisir dans les rêves et souvenirs des rwandais ! Quelles forces peuvent bien pousser l’individu à revivre ces scènes douloureuses ?
Dans l’exemple de Freud du jeu de l’enfant, plus connu sous le nom du « jeu du fort-da », dans lequel l’enfant, pris dans la séparation de sa mère qui s’est absentée, invente un jeu qui consiste à reconstituer le moment de séparation (moment douloureux) et de retrouvaille (moment de bonheur), avec une bobine de fil qu’il jette au loin en la faisant disparaître de sa vue – qui symbolise la séparation – puis qu’il ramène à lui – symbolique des retrouvailles -, dans cet exemple donc, Freud remarque que la répétition de ce jeu durant l’absence de la mère consiste en une tentative de maîtrise du moment douloureux que l’enfant vivait jusqu’à présent de manière passive, sans pouvoir rien y faire. « Il était passif, à la merci de l’évènement ; mais voici qu’en le répétant, aussi déplaisant qu’il soit, comme jeu, il assume un rôle actif. »(1), dit-il avant d’étendre son explication plus en général aux jeux des enfants : « On voit bien que les enfants répètent dans le jeu tout ce qui leur a fait dans la vie une grande impression, qu’ils abréagissent ainsi la force de l’impression et se rendent pour ainsi dire maître de la situation. »(2). Ainsi la fonction principale de la compulsion de répétition serait celle de la maîtrise du moment passé qui nous a échappé.
Plus que l’évènement en lui-même, c’est le fait de s’être senti impuissant face à ce qui nous a traumatisé qui serait la source principale de souffrance, comme semble le dire André Martins qui reprend le raisonnement de Freud : « Il nous semble bien clairement que la répétition compulsive et inconsciente par les rêves de l’évènement traumatique est avant tout une tentative de devenir maître de cet évènement, de le comprendre, de justifier l’injustifiable, d’accepter ce qu’il est si dur d’accepter. L’insistance dans le rêves indique que le fait d’avoir subi l’évènement sans rien y pouvoir est encore plus horrible et atroce que l’énorme souffrance que son souvenir entraine »(3). Ainsi peut-on voir dans la tentative de maîtrise, une tentative « d’arrêter cette souffrance » comme le dit Martins. C’est en cela alors que la compulsion de répétition ne s’opposerait pas au principe de plaisir, mais qu’elle se situerait à coté, de manière indépendante, au-delà du principe de plaisir.
« Tentative » se rapporte à « tendance », qui signifie elle aussi que le but n’est pas forcément atteint. D’où, peut être, l’impasse, le désespoir dans lesquels on se trouve lorsqu’on ne parvient pas au but de maîtrise. Et ce serait bien là que les exemples du jeu de l’enfant et du rêve traumatique se séparent, en ce que le premier se rapproche plus d’une tentative de maîtrise réussite par le rôle actif que joue l’enfant, que la passivité des rescapés dans la répétition des rêves sur lesquels ils n’ont et ne peuvent avoir aucune maîtrise. La répétition du rêve s’apparenterait alors à une tentative désespérée de maîtrise de ce qui nous a échappé. Maîtrise qui nous échapperait tant qu’on ne parviendrait pas à « comprendre » ce qui s’est passé, si l’on reprend l’idée de Martins. Et dans ce sens, aux yeux des rescapés, comme aux yeux de l’homme de paix qui ne l’a pas vécu, le génocide reste incompréhensible. Pour nous aussi il restera encore de vastes zones d’ombre quant à la question « pourquoi le génocide? ». Cette notion de « maîtrise » m’interpelle et m’amène sur un fait auquel je n’avais jamais prêté une attention particulière jusqu’alors.
Il s’agit des sortes de « discussions privées » entre rescapés uniquement, qui se déroulent de manière informelle, mais régulière. Ils se retrouvent par petits groupes d’amis ou voisinage, chez eux, ou le soir au cabaret autour d’un verre urugawa ou de bière, et se racontent à répétition leurs souvenirs du génocide. Le mot « répétition » lui-même revient régulièrement dans les paroles des personnes rescapées qui évoquent ces moments intimes entre eux. J’ose y voir une similitude avec le jeu de l’enfant, dans le sens où les rescapés cherchent à jouer ici un rôle actif pour maîtriser le moment de douleur. Ainsi peut-on y voir, comme chez l’enfant, une tentative « plus maitrisée » que le rêve, pour arrêter la souffrance ? Ici les souvenirs ne reviennent pas de force, ils sont « voulus » par les rescapés eux-mêmes qui les racontent, se les remémorent. Cassius en parle comme d’un moment de soulagement: « Parler entre nous dégage de la douleur ».(4). Et lorsque Francine dit qu’ « on parle des tueries presque tous les jours avec le voisins, sinon on en rêve la nuit. »(5), le mot « sinon » signifie-t-il que les jours où ils ne parlent pas du génocide, les rêves reviennent les hanter la nuit?
Freud s’interroge sur la fonction du rêve que la psychanalyse avait défini jusqu’alors. Le rêve était censé être la projection de nos désirs refoulés, donc au service du principe de plaisir. Il y aurait alors une autre fonction du rêve, plus primaire, au service de la compulsion de répétition, « au-delà du principe de plaisir », c’est-à-dire au service de la tentative de maîtrise avant tout. « Avant tout » signifiant bien avant la recherche du plaisir. Ecoutons Freud à nouveau : « Ainsi, ce ne serait pas la fonction originaire du rêve que d’écarter les motifs d’interruption du sommeil, en accomplissant le désir des motions perturbatrices ; il ne peut assumer cette nouvelle fonction avant que l’ensemble de la vie psychique ait accepté la domination du principe de plaisir. S’il y a un « au-delà du principe de plaisir », il est logique d’admettre, même pour la tendance du rêve à accomplir le désir, l’existence d’un temps qui l’aurait précédée. Ceci ne contredit pas la fonction ultérieure du rêve. »(6). La fonction du rêve définie jusqu’alors par la psychanalyse reste valable, mais cette fonction apparaît désormais comme « ultérieure » par rapport à une autre que l’on peut appeler « fonction de maîtrise ». Essayons de mieux saisir cette fonction de maîtrise par une autre approche. Mais avant, attardons nous encore sur une autre interprétation que donne Freud au jeu de l’enfant.
Freud observait déjà chez cet enfant que celui-ci avait l’habitude de jeter au loin ses jouets lorsque sa mère s’absentait, comme la bobine de fil. On peut interpréter ce « lancé au loin », dans le rôle actif que prend l’enfant, comme la manifestation d’un désir de vengeance envers celle qui lui a fait du mal en l’ « abandonnant ». L’objet lancé symbolise la mère, l’enfant répète la scène douloureuse de séparation, mais cette fois c’est lui qui jette la cause de sa douleur au loin, comme s’il disait « Eh bien, pars donc, je n’ai pas besoin de toi, c’est moi qui t’envoie promener ! »(7). Y verrait-on à l’oeuvre une pulsion agressive, déjà présente chez l’enfant mais réprimée habituellement, et qui trouverait satisfaction lorsque l’enfant rejette l’objet symbolisant celle ou celui qui lui a causé souffrance ? C’est en tout cas l’hypothèse de Freud : « En rejetant l’objet pour qu’il soit parti, l’enfant pourrait satisfaire une impulsion réprimée dan sa vie quotidienne, à se venger de sa mère qui était partie loin de lui »(8).
Chez certains rescapés, on retrouve explicitement un désir de vengeance envers ceux qui leur ont causé souffrance en tuant leur proche, et en trahissant la confiance qu’ils avaient envers eux avant le génocide. Si une telle pulsion d’agressivité existe, enfouie en nous et attend le moment opportun pour s’exprimer, on se demande alors si ce n’est pas également elle qui s’est exprimée chez les Hutus en 1994. Mais s’il est plus facile d’identifier la douleur causée par la mère du point de vue de l’enfant, ou celle que les Hutus ont causée aux Tutsis, il est plus difficile de cerner le mal que les Tutsis auraient bien pu faire aux Hutus, d’autant plus quand on entend ces derniers révéler qu’en fait ils n’avaient pas spécialement de haine envers les Tutsis, comme le dit Jean-Baptiste : « Moi je ne sais pas pourquoi je me suis mis à détester les Tutsis. »(9). N’y avait-il pas déjà en lui une haine refoulée qui a trouvé l’occasion de se satisfaire sur les Tutsis ?
1 S. Freud, Au-delà du principe de plaisir in Essais de psychanalyse, Payot, 1981 (1920), p. 60
2 Ibid., p. 61.
3 André Martins, Pulsion de mort : cause ou effet ?, Figures de la psychanalyse, 2005/2, n° 12, p. 165 – 178, p. 169.
4 (Cassius) Jean Hatzfeld, Dans le nu de la vie, Paris, Le Seuil, 2000, p. 18.
5 (Francine) Jean Hatzfeld, Dans le nu de la vie, Paris, Le Seuil, 2000, p. 43.
6 S. Freud, Au-delà du principe de plaisir in Essais de psychanalyse, Payot, 1981 (1920), p. 82.
7 Ibid., p. 61.
8 Ibid., p. 61.
9 (Jean-baptiste) Jean Hatzfeld, Une saison de machette, Le Seuil, 2003, p. 243
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