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II) LES DANGERS, LES EFFETS PERVERS

Le processus d’anti-sélection étant en défaveur de l’assureur qui segmente le moins, il en
résulte que les assureurs devront plus ou moins s’aligner les uns sur les autres dans leur
politique de segmentation. Et comme il existera toujours un assureur qui, pour des raisons
commerciales, voudra segmenter davantage que ses concurrents, « on court le risque de
tomber dans une spirale de segmentation toujours croissante qui s’alimente elle-même »(15). Ce
qui n’est pas sans danger. Inassurabilité (A), risque d’exclusion (B), imperfection des critères
de segmentation (C) peuvent être cités au titre des reproches dirigés contre ces procédés.

A) Inassurabilité

La sélection renvoie à la notion d’assurabilité, laquelle dépend des caractéristiques du risque
et de la capacité de l’assureur concerné à couvrir un risque. Un risque assurable par un
assureur ne l’est pas forcément par un autre. Or, une segmentation excessive peut nuire à
l’assurabilité d’un risque.

A défaut pour l’assureur de disposer de données actuarielles, de statistiques, les risques
nouveaux devraient, si on s’en tient à la technique de l’assurance, être inassurables. Fort
heureusement, certains assureurs accepteront leur couverture dans l’objectif d’acquérir de
nouvelles parts de marché. De même, la mutualisation impliquant la réunion d’un certain
nombre d’individus exposés au même risque, les risques touchant une population d’assurés
insuffisante ne permettant pas une bonne mutualisation seraient également inassurables. Les
statistiques ont en effet le mérite de n’être fiables que sur des grands nombres.

De plus, la segmentation de plus en plus poussée entraine la réduction de la « solidarité
subsidiante »(16).

Solidarité en fonction de la segmentation

Tel que l’on peut le constater dans le schéma ci-dessus, le degré de segmentation n’a aucune
influence sur la « solidarité aléatoire »(17), laquelle subsiste au même niveau, alors qu’il influe
fortement sur le niveau de la « solidarité subsidiante ».

En segmentant de plus en plus, les assureurs cherchent à diminuer autant que possible la
« solidarité subsidiante » pour éviter que les bons risques contribuent pour les mauvais. La
segmentation « diminue la solidarité des risques appartenant à des segments différents »(18) Le
but ultime est d’établir au regard du risque encouru par chacun un montant «juste et équitable»
de prime correspondant au degré d’exposition au risque.

Dès lors, les individus présentant un risque important peuvent se trouver exclus, d’une part
parce que leur intégration ne permet pas de compensation au niveau de la mutualité, cette
forme d’inassurabilité est étroitement liée au degré de segmentation pratiqué par les
assureurs ; d’autre part, parce qu’ils n’arrivent pas à trouver de couverture pour leur risque à
un prix abordable sur le marché. En cas de segmentation toujours plus poussée, un nombre
croissant de mauvais risques ne pourront donc plus être couverts ou seulement moyennant des
primes très élevées et donc impayables.

Si l’on peut croire que la segmentation constitue une conséquence normale du libre marché,
l’on doit cependant mettre en garde contre des applications débridées qui aggravent le risque
d’exclusion (B).

B) Risque d’exclusion

L’assurance joue un rôle social considérable. Elle conditionne par exemple l’accès à certains
biens et services, tel que l’accès à la propriété, au crédit, aux soins de santé, à la circulation.
L’accès à la propriété implique en effet, pour la majorité de la population, l’octroi d’un prêt ;
or ce dernier est conditionné par l’obtention d’une couverture d’assurance. De même,
l’assurance « responsabilité civile automobile » étant obligatoire, l’obtention d’une assurance
est une condition sine qua none pour pouvoir circuler (du moins licitement, sans fraude).

Or, l’opération de segmentation repose sur une logique qui, à terme, semble perverse. Certes,
le souci de faire payer à chacun la prime qui correspond le plus exactement au risque qu’il
représente est louable, mais cela conduit à une dilution progressive de la solidarité et mène à
ce que l’individu présentant un risque aggravé paye plus cher que celui présentant un risque
moyen. Ainsi, les porteurs de risques les plus exposés sont fortement pénalisés, puisqu’ils se
verront, soit réclamer des montants de prime très élevés et donc inabordables, ce qui conduit
de facto à les exclure de l’accès à certains biens comme la propriété, soit purement et
simplement opposer un refus d’assurance. D’ailleurs, les autorités publiques ont été amenées
à intervenir afin de mettre en place des mécanismes correcteurs ayant pour but de garantir un
minimum de solidarité entre les assurés abstraction faite de leur degré d’exposition au risque.

Ainsi, la convention AERAS, « s’Assurer et Emprunter avec un Risque Aggravé de Santé », a
été mise en place pour contrer le risque d’exclusion que génère la segmentation. Le principe
de « justice actuarielle» qui anime la segmentation ne garantit pas la justice sociale.

De plus, les critères de segmentation qui servent d’indicateurs de risque ne sont pas exempts
de toute critique (C).

C) Critique des critères de segmentation

Les critères de segmentation font office d’indicateurs de risque en ce sens qu’ils permettent à
l’assureur d’établir des probabilités de réalisation d’un sinistre selon les profils de risque
qu’ils peuvent soumettre à des tarifications différentes.

Ils sont utilisés pour l’établissement de catégories entre assurés, garantis contre un même
risque et soumis à des tarifications différentes selon la probabilité plus ou moins grande
d’avoir un sinistre. C’est notamment ce qui explique la différence de tarif en assurance
automobile entre les femmes et les hommes, les jeunes conducteurs et vieux conducteurs.

Les critères du sexe et de l’âge sont des critères parmi d’autres employés à cette fin. Ces
critères bien qu’utilisés en pratique restent toujours imparfaits et approximatifs.

Des critères tels que par exemple la pratique d’un sport à risque, la consommation de
cigarettes, l’existence de sprinkler dans le local à assurer, l’utilisation de matériaux résistants
au feu pour une construction, sont autant de facteurs que le candidat à l’assurance maîtrise. Le
prétendant à l’assurance peut en effet influer sur ces facteurs en décidant ou non de se
comporter d’une manière risquée. En choisissant de se comporter d’une façon ou l’autre, il
peut devenir membre d’un groupe, d’un segment différent.

Cependant, certains facteurs utilisés en assurance pour calculer les primes ou les prestations
sont immuables et ne sont pas sous le contrôle de l’assuré. Parmi ces facteurs peut être cité le
sexe. Peu importent les efforts du candidat à l’assurance, ce dernier ne sera jamais en mesure
d’influencer les probabilités au niveau du groupe, et ne peut pas non plus faire partie de l’autre
sexe (du moins par la naissance, abstraction faite de l’hypothèse de transsexuel). La même
chose est vraie pour les personnes handicapées ou des personnes qui sont touchées par la
maladie ou une anomalie génétique. C’est pourquoi certains plaident en faveur de la solidarité
entre les sexes.

Ces considérations se retrouvent dans les conclusions de l’Avocat général Juliane Kokott
présentées le 30 septembre 2010 dans l’affaire C-236/09, Association belge des
consommateurs Test-Achats ASBL contre Royaume de Belgique. Une remise en cause du
critère de segmentation qu’est le sexe a été déclenché en Belgique. Nous renvoyons le lecteur
aux développements suivants.

Malgré les critiques qui peuvent être opposées à ces procédés, cette segmentation et cette
sélection ont pu se pratiquer sans se heurter à des difficultés juridiques particulières (chapitre 2).

15 N. DE PRIL et J. DHAENE, « Segmentation et sélection des risques : limites juridiques et éthiques », in
Compétitivité, Ethique et Assurance, par H. Cousy, H. Classens, Université Catholique de Louvain la Neuve, Éd.
Bruylant, 1998.
16 La «solidarité subsidiante» correspond à la solidarité qui s’opère entre les « bons » et les « mauvais » risques.
17 La « solidarité aléatoire » renvoie à la solidarité qui s’opère entre assurés sinistrés et ceux non sinistrés.
18 F. CORLIER, Segmentation : le point de vue de l’assureur, in Compétitivité, éthique et assurance, par H.
Cousy, H. Classens, Université Catholique de Louvain la Neuve, Éd. Bruylant, 1998

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