A. Communautés d’expérience : partager des biens culturels liés à l’objet de culte
Les Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication permettent aux fans de communiquer et d’échanger des avis et des critiques concernant l’oeuvre dont ils sont tous passionnés. Des communautés d’expérience peuvent ainsi se développer et leurs participants peuvent échanger au travers de relations qui sont le plus souvent numériques. On parle de « Communauté d’expérience » pour parler des communautés de fans qui, parce qu’ils sont tous passionnés du même objet culturel, partagent leurs connaissances, leurs attitudes et surtout leurs goûts. La différence avec les communautés d’intérêt est subtile, mais permet néanmoins de souligner ce qu’apporte la connaissance et l’expérience des fans, à propos d’un objet culturel. Au sein de la communauté, les membres sont « experts » et transmettent des goûts « autres » qui sont susceptibles de plaire et de se répandre parmi les admirateurs. L’expérience de fan se transforme en expérience de transmission, dès lors que les fans commencent à partager leurs goûts, en les liant à l’objet de culte. Les montages vidéos comme nous le verrons, sont un moyen de rendre hommage à la série ou à l’un de ses aspects, en exaltant son émotion par le biais de musiques significatives quant à ce que l’on veut montrer. Ces musiques illustrent, le temps d’une vidéo de quelques minutes, un outil permettant de mettre en scène une série, un couple, un comédien ou une autre caractéristique de l’univers. Il n’est pas rare de voir les musiques utilisées se transmettre et être réutilisées par les fans pour d’autres montage, ou tout simplement de les voir apparaître dans leurs goûts musicaux préférés. De même avec ce que l’on appelle les « fanarts ». Il s’agit de créations artistiques basées sur des personnages, ou un élément de l’histoire, et réalisées par des admirateurs. Il peut s’agir de fond d’écrans, d’avatars ou de fanfictions. Lorsque l’on est fan et que l’on intègre une communauté, on se retrouve presque systématiquement face à l’une ou plusieurs de ces créations. Il n’est pas rare dans ces cas là, de vouloir se lancer et devenir l’artiste de ses propres créations, en s’essayant au photomontage, par exemple.
La transmission concerne ici le savoir faire créatif. On se transmet des références, qui s’ajoute à notre capital culturel. Cette notion soulève deux dimensions : matérielle d’abord, car on possède des biens culturels à proprement parlé, et immatérielle, dans le sens où on enrichit un « habitus ». La transmission qui se passe entre les fans, témoigne des ressources sans cesse renouvelées, qui sont propres à la condition de l’amateur le plus fidèle. Les fans acquièrent des connaissances et des goûts qui sont propre à un fandom, et les font passer à d’autres. Au sein de chaque espace de socialisation (pour les fans, il se traduit par sa communauté d’intérêt), il existe des modèles et des références qui deviennent spécifiques à l’oeuvre de culte. Ces ressources peuvent être mobilisées ou non, par les fans, en fonction de leur préférence et de leur sujet. L’intérêt de soulever l’importance de la transmission de goûts chez les fans, tient à ce constat selon lequel l’habitus de ces dernier est cultivé par leur attachement à la série. Celle-ci peut modifier ses normes éducatives et son épanouissement, comme l’explique Bernard Lahire(53), dans son essai : De la théorie de l’habitus à une sociologie psychologique.
Nous nous efforçons de montrer, depuis que ce mémoire est commencé, que de multiples influences et prescripteurs orchestrent le quotidien des fans de série. Le fait que ces derniers soient eux-mêmes des prescripteurs pour leurs semblables apparaît comme une conséquence de leur attachement au programme et des pratiques qu’ils ont au quotidien.
B. Les montages vidéo de fans : devenir prescripteur de goûts
L’exemple le plus probant de partage par lesquels les pratiques de fans dévoilent à ceux-ci un caractère d’expert, est celui des montages vidéo. Il s’agit de vidéos de quelques minutes qui consistent à sélectionner des extraits ou des images, pour créer un nouvel assemblage. Si l’ordre d’un extrait n’est pas modifié, il peut être changé grâce à des effets spéciaux ou des changements dans le son. Les montages sont généralement associés à une bande son réalisée à partir de musique où de nouveaux dialogues et de bruits ajoutés. Les montages vidéo font qu’une même scène, même très courte, va pouvoir être perçue de différentes manières. Le nouveau sens modifie la perception et les codes de l’audiovisuel rattaché à l’oeuvre originale. De nouvelles émotions, de nouveaux sens et de nouveaux enjeux deviennent perceptibles.
Dans cette étude, il s’agit de considérer que la création de montages vidéo est une forme d’art, une pratique qui occupe les fans, et leur permet, à leur tour, de transmettre leurs goûts et leur passion. Les raisons pour lesquelles un artiste fait de l’art sont nombreuses. D’un point de vue étymologique, l’art est pensé comme un domaine d’activités qui vise à produire de la beauté.
Celle-ci, quelle que soit l’activité en question, s’acquiert grâce à la pratique et à la maîtrise de techniques aussi riches que nuancées. N’est-ce pas là, comme nous l’avons vu, la définition du montage vidéo? Les critères s’appliquent en effet à ces créations audiovisuelles du web, dont le but est de produire un effet chez un spectateur, par le biais de techniques. Des techniques qui relèvent aussi bien de l’inventivité que du maniement des outils de montage d’un programme. L’art en général, est aussi un moyen de communication, au même titre que la parole (qui elle-même, peut être considérée comme un art) ou la gestuelle. La télévision communique un programme à destination de publics plus ou moins ciblés. Le montage vidéo se charge de communiquer à son tour le programme, via un autre médium: Internet. L’auteur de la vidéo communique également.
Son attachement pour la série d’une part, mais aussi son attachement pour un personnage, un couple, un épisode ou encore un événement en particulier, à l’intérieur même du programme. Ce n’est pas tout. Le vidder communique son dévouement, mais aussi son envie de le communiquer, et de partager sa maîtrise de la technique.Les montages vidéo véhicule des contenus affectifs forts, liés aux émotions de leurs créateurs, et qui vont leur permettre de créer des liens. Bien que souvent jugés de non légitimes par les sociologues, elles mettent en avant des objets culturels retravaillés par des amateurs, et s’ancrent ainsi dans la culture populaire. En anthropologie, il s’agit d’analyser les manières de vivre, de sentir une scène d’un programme et de le représenter pour un groupe social qui va nous juger. Quête incessante d’expression, les montages constituent en ce sens, un moyen d’extérioriser sa vision des choses et ses opinions. C’est le propre des Cultural Studies, de considérer la culture en son sens large, et de se rapprocher au maximum de la culture qui lie et créé les groupes sociaux. La forte présence de ce type de créations est légitimé par le fait que leur nombre accroît en permanence, créant parfois la fascination du côté de la presse ou des médias en général. Les goûts de chaque créateur doivent se penser comme des produits de socialisation, auxquels on lira la notion d’Habitus.
Pour les fans, générer du contenu permet donc de communiquer leur affection pour l’objet culturel. Comment alors, parler d’influence de la série sur la vie des fans ? Ce type de manipulations audiovisuelles trouve sa légitimité dans l’abondance des contenus hébergés sur Youtube. Cela nous renseigne sur le fait que les montages vidéo sont extrêmement populaires auprès des communautés, et que de nombreux fans occupent leur temps libre à la confection de nouvelles oeuvres. Il s’agit d’une forme de partage, et d’une manière de revendiquer son attachement aux autres fans. Quant à la qualité et à la popularité d’une vidéo en particulier, elle s’explique en général par l’émotion qu’elle va réussir à transmettre à ses spectateurs. Par ailleurs, à la question de savoir ce que les auteurs de ces vidéos entendent transmettre aux autres membres de leurs communautés, nous pouvons dire qu’il s’agit de réinterpréter une oeuvre originale, de ne pas simplement reproduire ce que les créateurs du programme ont déjà fait. Les vidders transmettent des hypothèses, des opinions, créent des réalités alternatives et soulèvent des questions sous une forme artistique. Le plaisir et l’intérêt réside également dans la possibilité de ces manipulations vidéo, qui peuvent transformer une scène en multipliant les points de vue et en reconstruisant son sens. Au sein d’une communauté, les fans réinventent l’histoire et se retrouvent dans certaines opinions où certaines de leurs réécritures respectives. Naissent ainsi des épisodes, des fins et des couples alternatives, dont certains prennent de l’ampleur sur le web, au point de devenir plus populaires que la «réalité fictive» du programme. Un montage pourra rendre une scène plus légère, changer le caractère où la réaction d’un personnage, et même réinventer un dialogue pour en faire une parodie.
53 LAHIRE B. De la théorie de l’habitus à une sociologie psychologique », in Le travail sociologique de Pierre Bourdieu, La Découverte, Paris, 2001
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