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INTRODUCTION

ADIAL

Epictète enseignait à son impérial élève, Marc-Aurèle, qu’ « il est des choses qui dépendent de nous et des choses qui ne dépendent pas de nous ». Les juges ont su s’inspirer de ce précepte de la sagesse stoïcienne, lorsqu’ils se sont trouvés aux prises avec ce que Paul Esmein appelait « les affres de la causalité » et ont voulu adapter la responsabilité des hommes à leurs possibilités d’agir.

En effet, il existe une multitude d’hypothèses dans lesquelles la faute du défendeur a permis ou facilité la réalisation du dommage, mais où il est impossible d’affirmer que ce fait en a été « la cause génératrice », ni même la « condition sine qua non », parce que nul ne saura jamais si, même en l’absence de cette faute, le dommage ne se serait pas réalisé.

Face à cette situation épineuse, deux cas de figure :
– Soit le juge renonce à réparer le dommage lorsqu’il considère que la preuve n’est pas faite d’un préjudice certain et qu’il n’existe pas en l’espèce de présomptions « graves, précises et concordantes » qui permettent de faire le saut du connu à l’inconnu et d’affirmer, dans la solennité d’un jugement, que la faute doit être réputée avoir causé l’entier dommage.
– Soit le juge accepte de réparer le dommage lorsqu’il considère que, si le lien de causalité entre le préjudice final et la faute n’est pas établi de manière certaine, il n’en demeure pas moins un préjudice relatif, qui s’analyse en la perte d’une chance d’obtenir le résultat escompté. Cette solution suppose alors que le degré de probabilité de survenance de l’événement favorable ait été important.

En réalité, cette démarche audacieuse mais réaliste, est déjà bien ancienne. En effet, la notion de perte de chance a pris naissance dans la jurisprudence civiliste à la fin du XIXe siècle, par un arrêt de la chambre des requêtes de la Cour de cassation du 17 juillet 1889 . Avait alors été admise la responsabilité d’un mandataire de justice ayant privé un justiciable de la possibilité d’exercer un recours. La chambre civile l’a admis peu après par un arrêt du 23 mars 1911 , en condamnant un avocat ayant laissé passer le délai de recours et ayant de ce fait privé son client de gagner son procès.

Il en fut également ainsi plus tard de la veuve d’un étudiant en sixième année de médecine mortellement blessé dans un accident, au motif qu’elle serait privée de la possibilité de jouir de la situation matérielle dont les revenus attendus de la profession à laquelle son mari se destinait lui aurait permis de bénéficier . Peu à peu la notion de perte de chance s’est diffusée dans la plupart des branches de la responsabilité civile.

Bien plus tard, le juge administratif adoptera cette notion. Il l’a fait tout d’abord sans même utiliser l’expression, dans le contentieux des permis de stationnement ou permissions de voirie . Ce mode d’engagement de la responsabilité des personnes publiques a été ensuite consacré dans le contentieux de la fonction publique .

Cette jurisprudence a recueilli une très large adhésion de la doctrine et on la retrouve dans divers pays étrangers . Pour autant, l’application de cette notion au droit médical crée un véritable scandale.

Cette initiative des juges du fond fut d’abord acceptée par les juges de la haute juridiction administrative. Par un arrêt du 24 avril 1964 , le Conseil d’Etat admet que les services hospitaliers ou les médecins qui, par leur faute, avaient « compromis les chances de guérison d’un patient, sans qu’il fut pour autant certain que cette faute était la cause génératrice du décès ou l’infirmité constatés, devaient réparer partiellement le dommage final subi par le malade ou ses ayants droits ».

La Cour de cassation confirmera cette jurisprudence dans trois arrêts . A partir de là, les critiques à l’encontre de la perte de chance vont se multiplier. Cela tient à la spécificité du domaine médical. Comme le souligne Monsieur PREVOST, cette extension de la perte de chance dans cette matière, avec ses spécificités, peut paraître « téméraire, étant donné que la chance de guérir est déjà entachée d’un aspect négatif représenté par la maladie elle-même et les réactions biologiques individuelles imprévisibles » .

Partant, il convient d’étudier le raisonnement du juge, dans le cas où la perte de chance est invoquée en droit médical. Il se fait en six étapes :
1. Une faute est prouvée, lors d’un acte médical.
2. Cette faute a diminué les chances de succès de cet acte ou a laissé s’aggraver l’état du patient
3. Le patient subit de ce fait un dommage.
4. Le juge reste indécis sur le point de savoir si des soins appropriés auraient évité le dommage.
5. Il estime la perte de chances subie.
6. Il évalue en argent la réparation à accorder.

Reprenons ces conditions, pour essayer de comprendre en quoi la perte de chance a pu être contestée.

Normalement, la perte de chance ne peut être invoquée que dans le cadre de la responsabilité pour faute, et ce même si F. SALLET a trouvé un arrêt du Conseil d’Etat de 1972 , cet arrêt constitue le seul.

Ensuite, il faut que cette faute ait des conséquences dommageables pour le patient, que sa situation se soit aggravée après la faute. Ainsi, elle ne doit pas être confondue avec la certitude, « elle n’est qu’une probabilité suffisante » , le juge utilisant pour la déterminer une «démarche probabiliste et statistique, de certitude relative » . Aussi bien pour la relation de cause à effet que pour établir dans quelle mesure on peut dire qu’une chance a été perdue, il se réfère donc à l’expérience et aux rapports des experts.

Mais qu’est-ce qu’une «chance perdue»? Si à l’instar de Madame VINEY , on considère que la perte de chance peut se diviser entre « la perte de l’espoir d’un avantage futur» et « l’apparition d’un risque compromettant les chances d’éviter une détérioration de la situation actuelle», force est de constater qu’en droit médical, la majeure partie des arrêts concerne cette deuxième sorte de perte de chance; généralement, le patient a perdu une probabilité de recouvrer la santé, de ne pas mourir voire aujourd’hui d’exercer un droit tel que l’avortement ou, pourquoi pas, si on peut le considérer comme tel, le suicide.

Dans le cadre de ce mémoire, nous ne nous intéresserons donc à la perte de chance en matière de responsabilité médicale.

Il est d’abord nécessaire de comprendre qu’en matière de perte d’une chance, le préjudice dans son intégralité n’est pas dû à la faute du médecin. En effet, si le patient est mort, c’est à la fois à cause de sa maladie et de la faute du praticien. Si la faute était l’unique cause du décès, on serait dans la situation de responsabilité classique et il n’y aurait nul besoin de recourir à cette théorie.

Ainsi, la faute du médecin n’est pas envisagée comme la cause de la mort mais comme la cause de la perte de chance de guérir . Selon Monsieur SAISON, «l’affirmation du lien de cause à effet entre la faute et le préjudice intermédiaire permet de contourner l’incertitude causale d’origine, de court-circuiter la causalité » .
Il faut donc pour invoquer cette théorie, que le dommage qui s’est produit soit en rapport avec l’état initial du patient ou soit une aggravation de cet état, dommage qui aurait pu ne pas se produire.

Cependant, ce n’est pas dans toutes les situations, que la solution est évidente. La question qui peut se poser est celle de savoir si un préjudice existe puisque, si aucune situation meilleure n’était envisageable, le malade n’a rien perdu. Plus souvent encore, c’est le fait de savoir si la faute du praticien est bien à l’origine du dommage qui est problématique.

La perte de chance doit donc, comme dans les autres hypothèses de perte de chance, «s’apprécier objectivement ». Le juge devra donc être réaliste, c’est-à-dire faire la part des choses entre les conséquences d’un mal inéluctable et celles d’un comportement fautif.

L’étude de la perte de chance du patient victime impose au préalable de définir qu’est ce que la perte de chance en matière de responsabilité civile médicale et de déterminer quel en est le régime applicable (Première partie).
Les difficultés qui en découlent rendent cette théorie plus qu’incertaine. Les objectifs de cette notion sont-ils réellement atteints ? N’existe-t-il pas d’autres notions permettant une meilleure prise en charge des intérêts des parties ? (Seconde partie).

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