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INTRODUCTION

1. La science juridique

Le Droit est une discipline. En ce sens, il n’a aucune existence propre. Il se façonne. L’homme et, plus particulièrement, le juriste est l’initiateur de cette science. Il va édifier ce que l’on peut appeler la « technique juridique »(1). Plus précisément, la construction du Droit ne peut se détacher de l’idée de systématisation. Cette notion signifie que le juriste va créer des systèmes juridiques c’est-à-dire qu’il va regrouper, synthétiser et normaliser des solutions d’espèces par la création de règles de droit qui se veulent impersonnelles et abstraites. En d’autres termes, l’édification d’un système juridique repose nécessairement sur l’établissement de normes juridiquement obligatoires qui se doivent d’être assez générales pour s’appliquer à toute personne placée dans une situation concrète relativement similaire. Systématiser revient donc à « ramener à des lignes simples le chaos des espèces »(2).
Cependant, pour arriver à cette finalité systémique, le juriste se doit d’être méthodique. En effet, l’épistémologie fait partie intégrante de toute approche scientifique. S’agissant de Droit, il convient d’admettre que celui-ci « ne pourrait constituer un système sans avoir recours à des concepts et des catégories juridiques. Le concept appelle la définition tandis que la catégorie ouvre un champ à la qualification, deux opérations intellectuelles au coeur du raisonnement en droit »(3). Par conséquent, la construction de tout système juridique repose sur deux composantes essentielles celles de concept et de catégorie juridiques.

2. La faute lourde, un concept juridique imprécis

La technique juridique suppose, au préalable, que le juriste détermine des concepts car « l’élaboration logique du droit ne peut se faire que par l’abstraction qui permet, par le groupement de certains éléments caractérisant une institution, un procédé, un instrument utilisé par le droit, d’en avoir une idée très précise. Ainsi naît le concept juridique qui est l’appréhension par le droit construit d’un phénomène, en dotant d’une généralité qui recouvre de multiples applications »(4). Une fois créé, le concept doit, bien évidemment, être défini pour cerner précisément la réalité qu’il recouvre. Une telle définition est, parfois, fournie par la loi. Ainsi, la notion de contrat est appréhendée à l’article 1101 du Code civil comme « une convention par laquelle une ou plusieurs personnes s’obligent, envers une ou plusieurs autres, à donner, à faire ou à ne pas faire quelque chose ».

Cependant, il arrive que le législateur recoure à des concepts sans en apporter de définition. Il se peut même qu’un instrument juridique soit ignoré du législateur pour ne recevoir qu’une consécration jurisprudentielle. Tel est le cas de la notion de faute lourde. Celle-ci n’apparaît à aucun moment dans le Code civil. Cependant, les juges ont quand même tenu à lui faire produire des effets en droit positif. Il leur appartenait alors de préciser le sens de cette notion non légalement envisagée et, par voie de conséquence, non légalement définie. Or, il convient d’admettre qu’une telle mission n’est pas forcément opportune et, ce, pour deux raisons essentielles. D’abord, parce que les solutions jurisprudentielles sont plus appelées à évoluer que celles légales, d’où une certaine instabilité juridique. Ensuite, des divergences de positions peuvent exister entre les différentes juridictions. Les discordances peuvent se révéler de manière verticale c’est-à-dire entre différents degré d’instances judiciaires mais, également, de manière horizontale à savoir, par exemple, entre les différentes chambres de la Cour de cassation. La notion de faute lourde n’échappe pas à ces inconvénients.

3. Domaine d’application de la faute lourde, la responsabilité contractuelle

La faute lourde est une notion propre à la responsabilité contractuelle. Celle-ci procède de l’inexécution du contrat. En effet, une fois le contrat formé, chaque partie est tenue d’honorer ses engagements et, ce, en vertu de l’effet obligatoire des conventions(5). Cependant, il peut arriver qu’un des contractants n’exécute pas ou plus ses obligations. Notre droit offre alors trois moyens de protection et de réparation à la victime d’une inexécution. Celle-ci peut d’abord demander, dans des conditions précises, l’exécution forcée de la convention(6). La victime a également la possibilité de solliciter la résolution judiciaire du contrat(7). Enfin, une dernière possibilité s’offre à elle, qui est le droit de réclamer des dommages et intérêts au débiteur en engageant sa responsabilité contractuelle. Celle-ci ne peut être mise en oeuvre que lorsque l’une des parties se refuse à exécuter ses obligations. Elle suppose donc toujours l’existence d’un acte juridique. Sur ce point, une telle responsabilité se distingue de celle délictuelle. Certes, dans les deux cas, on constate « l’obligation de répondre des dommages causés par sa faute »(8). Cependant, la faute puise sa source dans un fait juridique s’agissant de la responsabilité délictuelle alors qu’en matière contractuelle elle ressort de l’inexécution d’un acte juridique(9).

4. Contenu de la faute contractuelle

La faute contractuelle consiste en l’ « inobservation, par le débiteur, d’une obligation née du contrat (par inexécution totale, exécution défectueuse ou tardive) qui engage sa responsabilité contractuelle »(10). Ainsi, pour qu’il y ait faute contractuelle, il faut qu’il y ait inexécution d’une obligation née du contrat. Cela suppose donc que trois éléments soient remplis, à savoir l’existence d’une obligation contractuelle, que celle-ci soit inexécutée et que cette inexécution soit fautive(11). Les deux premières conditions sont faciles à appréhender. En concluant un acte juridique, le débiteur s’engage à accomplir une prestation envers le créancier. Il existe autant de prestations qu’il y a de contrats. Ainsi, l’obligation peut consister en la livraison d’une chose, en la fourniture d’un local, au paiement d’un prix, à la fourniture d’un service… Il y aura alors inexécution si le débiteur n’exécute pas sa prestation.

Ce terme d’inexécution doit être entendu de manière large. Il peut s’agir d’une inexécution totale (défaut de livraison d’une chose), partielle (livraison d’une chose mais pas de ces accessoires), défectueuse (la chose est livrée cassée), ou tardive (retard dans la livraison). Il y a un intérêt pratique à distinguer suivant le type d’inexécution. En fait, plus celle-ci est grave (après avoir démontré qu’elle a été fautive) plus le montant des dommages et intérêts alloués par le juge est important.
Le dernier élément permettant d’engager la responsabilité contractuelle de la partie défaillante consiste à démontrer que l’inexécution est fautive. Cela pose alors deux questions, l’une ayant trait à la gravité de ce manquement, l’autre à sa preuve(12).

5. Indifférence quant à la gravité de la faute pour engager la responsabilité contractuelle

Les juristes de l’Ancien droit avaient mis au point une théorie complexe consistant en une division tripartite des fautes. Ils dissociaient d’abord la faute du dol, ce dernier consistant en « la faute intentionnelle qui comporte la mauvaise foi de la part du débiteur »(12). Ensuite ils établissaient une distinction suivant la gravité de la faute commise. Ils recensaient alors trois types de fautes(14). La première était la faute lourde, la plus grave, équivalente au dol et qui engageait, de ce fait, n’importe quel débiteur, quelle que soit son obligation. La seconde était la faute légère dont le débiteur devait répondre en présence d’une convention conclue dans l’intérêt des deux parties (vente). Le dernier type de faute était la faute très légère qui n’engageait le débiteur que si le contrat avait été conclu dans son intérêt exclusif (prêt à usage)(15). Ainsi, l’ancien droit avait un système de gradation des fautes très précis car « le débiteur était tenu de réparer le dommage survenu par son défaut de diligence, et cette diligence croissait avec l’intérêt qu’il avait eu dans le contrat »(16).

Pourtant cette division tripartite a été critiquée car on reprochait aux auteurs de l’Ancien droit « de confondre le contenu de l’obligation qui dépend avant tout de la volonté des contractants fixant le degré de diligence promis et, en cas d’inexécution, la détermination du seuil à partir duquel la responsabilité est engagée »(17). C’est pourquoi les rédacteurs du Code civil n’ont pas repris cette théorie. La conséquence à tirer de cet abandon est que toute faute, quelle que soit sa gravité, peut être invoquée par une partie victime d’une inexécution contractuelle pour obtenir des dommages et intérêts(18). Cependant, comme le souligne M. BÉNABENT, « ce traitement uniforme est trop contraire au bon sens et à l’équité pour être admis durablement. Aussi une hiérarchie s’est-elle recréée, au travers de la jurisprudence et de textes particuliers »(19).

6. Une indifférence à tempérer

Certes, n’importe quelle faute permet de mettre en jeu la responsabilité contractuelle du débiteur. Cependant deux tempéraments doivent être apportés à ce principe. Le premier concerne le contenu de l’obligation. Il est possible que certains textes particuliers imposent au débiteur une obligation plus ou moins étendue. Tel est d’ailleurs le sens de l’article 1137 alinéa 2 du Code civil qui dispose que l’obligation contractuelle de veiller à la conservation de la chose « est plus ou moins étendue relativement à certains contrats […] ». Cela se vérifie notamment en matière de prêt à usage pour lequel l’emprunteur est tenu d’avoir un comportement plus rigoureux que celui d’un bon père de famille(20).
Le second tempérament concerne la gravité de la faute. En pratique la victime a tout intérêt à démontrer que la faute perpétrée par le débiteur revêt une certaine gravité. En effet, suivant le degré de la faute commise, le législateur prévoit des solutions particulières consistant, principalement, en des sanctions plus ou moins lourdes.

Cette étude visant à cerner les contours de la faute lourde, il est donc important de présenter sommairement chacune des fautes consacrées par notre droit positif pour déterminer non seulement la place de la faute lourde en droit positif, c’est-à-dire son degré de gravité par rapport aux autres types de manquements contractuels existants, mais, aussi, les effets que la jurisprudence lui attache.

7. Hiérarchie des fautes

Comme le souligne LALOU, « Ainsi que la vertu, le vice a ses degrés »(21). Lorsque l’on se réfère à la loi et à la jurisprudence, on constate qu’il existe, principalement, quatre degrés de fautes contractuelles en droit des contrats, dont les frontières ne sont pas toujours évidentes à tracer(22).

La faute la moins grave est la faute légère qualifiée de faute ordinaire(23). Il s’agit « d’une simple imprudence ou négligence »(24). Notre droit ayant abandonné le système tripartite des fautes de l’Ancien droit, il faut considérer que cette simple faute est toujours suffisante pour engager la responsabilité contractuelle du débiteur. Or, pour qu’une faute contractuelle soit caractérisée, il suffit que le débiteur n’ait pas adopté le comportement d’un bon père de famille et, ce, en conformité avec les exigences de l’article 1137 du Code civil. Cela ne fait cependant pas obstacle, comme il l’a été précisé, à ce que dans certains cas exceptionnels prévus par des textes spéciaux, une faute d’une certaine gravité soit exigée pour pouvoir engager la responsabilité contractuelle du débiteur(25).

Parmi les fautes plus graves, se trouvent ensuite la faute lourde, la faute inexcusable et, enfin, le dol.
La faute inexcusable se définit comme la « faute particulièrement grave qui suppose chez son auteur la conscience d’un danger et la volonté téméraire de prendre le risque de sa réalisation sans raison valable […] »(26). En d’autres termes, une telle faute se caractérise par une gravité exceptionnelle en ce sens qu’elle suppose, de la part de son auteur, « une volonté consciente du danger que l’action peut entraîner »(27). Son champ d’application est, par contre, assez réduit. En effet, elle se rencontre dans trois domaines qui sont les accidents du travail, de la circulation et de transports de marchandises(28).
S’agissant du dol commis au moment de l’exécution des contrats(29), celui-ci doit être appréhendé comme une « espèce de faute contractuelle »(30) naguère synonyme « de faute intentionnelle, aujourd’hui caractérisée par le fait que le débiteur, malhonnête, manque sciemment à ses obligations »(31). En d’autres termes, le débiteur commet une faute dolosive dès lors qu’il n’exécute pas ses obligations de manière délibérée. Il y a donc forcément une intention malhonnête à l’origine du manquement contractuel.
La faute lourde apparaît, quant à elle, comme une faute plus grave que la faute simple mais moins grave que les fautes inexcusable et dolosive. Elle présente donc une certaine gravité. Or, si son domaine d’application ne soulève aucune difficulté particulière, tel n’est pas le cas de sa définition. En effet, comme nous l’avons précisé, une telle faute n’est pas consacrée par le législateur. C’est la jurisprudence qui est alors intervenue, en 1932, pour assimiler une telle faute au dol(32). D’où la formule jurisprudentielle selon laquelle la faute lourde est « équipollente » au dol. Cela signifie que ces deux notions produisent les mêmes effets.

8. Effets similaires du dol et de la faute lourde

Une fois caractérisée, la faute dolosive emporte de lourdes conséquences. Comme toute faute, elle permet de mettre en jeu la responsabilité contractuelle du débiteur. Cependant, en raison de son caractère particulièrement antisocial, sa responsabilité va se trouver alourdie à plusieurs égards.
D’abord, la faute dolosive commise par l’assuré n’est pas couverte par l’assureur(33). Cette conséquence particulièrement lourde pour l’assuré n’a pas été étendue par la jurisprudence à l’égard de l’auteur d’une faute lourde. Par contre, celui-ci est tenu des deux autres conséquences propres à la commission d’un dol. La première tient à la nature du dommage réparable. En ce domaine, le législateur apporte un principe et une exception. S’agissant du principe, l’article 1150 du Code civil dispose que « Le débiteur n’est tenu que des dommages et intérêts qui ont été prévus ou qu’on a pu prévoir lors du contrat […] ». En d’autres termes, le contractant défaillant ne voit, en principe, sa responsabilité contractuelle engagée que pour les dommages qualifiés de prévisibles lors de la conclusion du contrat. Cependant, cette règle connaît une limite en cas de faute dolosive du débiteur comme en dispose l’article 1150 du Code civil in fine : « Le débiteur n’est tenu que des dommages et intérêts qui ont été prévus ou qu’on a pu prévoir lors du contrat, lorsque ce n’est point par son dol que l’obligation n’est point exécutée ». Ainsi, la caractérisation d’une faute dolosive du débiteur a pour effet de le contraindre à indemniser la victime de l’intégralité de son préjudice. Une telle sanction peut être très lourde à supporter pour le débiteur fautif. Elle s’applique également à l’auteur d’une faute lourde(34).

Le deuxième effet s’attachant à la commission d’une faute dolosive tient à l’efficacité des clauses aménageant la responsabilité. En vertu du principe de liberté contractuelle de telles clauses sont valables(35). Ainsi, les parties peuvent très bien insérer dans leur convention soit une clause exonératoire de responsabilité, celle-ci ayant « pour objet d’exonérer à l’avance une personne de toute responsabilité pour tel ou tel dommage possible »(36) soit une clause limitative de responsabilité, c’est-à-dire une clause visant à « limiter par avance à une somme ou à un taux déterminé le montant des dommages-intérêts »(37). Ces deux clauses sont soumises au même régime. Ainsi, en principe, leur validité est admise. Cependant, par exception, elles doivent être écartées si le débiteur défaillant est l’auteur d’un dol(38) ou d’une faute lourde(39).

Pour autant, une fois posée la règle jurisprudentielle selon laquelle la faute lourde est équipollente au dol, toutes les difficultés ne sont pas réglées. En effet, avant même de s’intéresser aux incidences d’une telle faute sur la responsabilité contractuelle du débiteur défaillant encore faut-il la qualifier. Pour se faire, il conviendrait de se référer à une définition claire et rigoureuse de la notion qui préciserait les éléments constitutifs d’un tel manquement. Or, c’est justement sur les contours d’une telle faute que la jurisprudence oscille.

9. Oscillations jurisprudentielles quant à la définition de la faute lourde

De manière classique, la jurisprudence analyse la faute lourde comme une faute particulièrement grave se caractérisant par une attitude hautement répréhensible du débiteur défaillant. Elle apparaît alors comme la traduction d’un « comportement anormalement déficient »(40). Cependant, à partir des années quatre-vingt, une évolution s’est produite engendrant un élargissement des contours de la faute lourde(41). Ainsi, dans certaines décisions la Cour de cassation s’est écartée de cette définition pour consacrer une conception objective de la faute lourde consistant en la violation d’une obligation essentielle(42). Avec cette approche on ne focalise plus sur le comportement du débiteur défaillant mais sur « la gravité objective des conséquences de ce comportement »(43). Or, un tel élargissement de la faute lourde a eu pour résultat d’obscurcir les contours d’une telle faute. Celle-ci est devenue une notion difficile à cerner. La doctrine s’accorde d’ailleurs sur la complexité à la définir. Ainsi, Madame NGUYEN THANH-BOURGEAIS écrit « En réalité, la faute lourde est une notion dont on connaît mieux les effets que les contours. Aucune disposition du droit français ne définit le degré de gravité qu’elle doit présenter et les juges en ont donné une notion multiforme »(44). Elle rajoute que « Malgré l’existence d’un contrôle de la Cour de cassation sur la qualification de la faute […], la notion de faute lourde est insaisissable en une seule formule. Elle possède un contenu complexe et répond à des critères variés »(45). P. JOURDAIN, quant à lui, affirme qu’ « en dépit des importantes et nombreuses études doctrinales qui lui ont été consacrées, la faute lourde demeure une notion protéiforme au contenu incertain. Elle peut contenir des éléments de nature diverse sur lesquels les décisions mettent l’accent au grès des espèces »(46).
Surtout, depuis le célèbre arrêt Chronopost de 1996(47) dans lequel la Cour de cassation soutient que le manquement à une obligation essentielle constitue un fondement efficace pour tenir en échec une clause limitative de responsabilité, la jurisprudence n’a eu de cesse de rendre des arrêts complexifiant la matière.
La question récurrente qui se pose est alors toujours celle de savoir quel instrument juridique, outre le dol, permet de neutraliser une clause aménageant la responsabilité. Doit-on admettre qu’il s’agit de la faute lourde classique, c’est-à-dire celle attachée au comportement du débiteur défaillant ou de la faute lourde dans sa conception duale, envisagée comme celle qui englobe aussi le manquement à l’obligation fondamentale ?
Une interrogation s’est aussi développée consistant à se demander si cette notion d’obligation essentielle ne pouvait pas être analysée comme un fondement juridique autonome permettant, de ce fait, d’écarter, à lui seul, les clauses aménageant la responsabilité.
Or, il convient d’admettre que ces questionnements renvoient tous à un seul et même problème celui de savoir ce qu’il faut entendre par faute lourde. C’est pourquoi, il paraît essentiel de cerner avec précision les contours d’une telle faute. Cela suppose de s’intéresser à l’abondante évolution jurisprudentielle rendue en la matière. Cet examen va alors nous conduire à la constatation d’un mouvement jurisprudentiel en deux temps.

10. Plan

Les juges ont d’abord évolué vers une conception duale de la faute lourde, celle-ci devant alors être entendue tant dans son acceptation classique, à savoir une faute dénotant un comportement d’une extrême gravité du débiteur défaillant, que dans une conception objective, c’est-à-dire comme le manquement à une obligation essentielle. Nous verrons qu’un tel élargissement de la faute lourde présentent plusieurs inconvénients notamment quant à ses effets sur l’efficacité des clauses limitatives de responsabilité (Partie 1).
Cependant, depuis quelques années, la jurisprudence semble à nouveau s’orienter vers une conception classique de la faute lourde, correspondant à celle qu’elle avait consacrée en 1932.
Il sera alors important d’approfondir ces décisions car celles-ci instaurent un schéma assez complexe quant aux possibilités de tenir en échec une clause limitative de responsabilité (Partie 2).

1 Expression empruntée à R. ENCINAS DE MUNAGORRI dans son article « Qu’est-ce que la technique juridique ? », D. 2004, chron., p. 711 et s.
La technique juridique peut se définir comme l’ « ensemble des moyens spécifiques (procédés, opérations : présomption, fiction, assimilation, qualification, etc.) qui président à l’agencement et à la réalisation du Droit ; compartiment des instruments de précision de la pensée juridique dans la science fondamentale du Droit ». G. CORNU, Vocabulaire juridique, Association Henri CAPITANT, PUF, 8ème éd., mise à jour « Quadrige », 2007, V° « Juridique », puis (technique), a/, p. 529.
2 J. RIVERO, « Apologie pour les faiseurs de systèmes », D. 1951, chron., p. 99 et s., spéc. p. 99.
3 Ph. MALAURIE et P. MORVAN, Introduction générale, Defrénois, 3ème éd., 2009, p. 324, n° 382.
4 Ch. LARROUMET, Droit civil, tome 1, Introduction à l’étude du droit privé, Economica, 5ème éd., 2006, p. 84, n° 143.
5 Article 1134 alinéa 1 du Code civil.
6 L’exécution forcée est surtout mise en oeuvre lorsque l’obligation non exécutée repose sur une somme d’argent. S’agissant des obligations de faire, l’exécution forcée devrait normalement être exclue, l’article 1142 du Code civil disposant que de telles obligations se résolvent forcément en dommages et intérêts. Pour autant, dans un arrêt du 16 janvier 2007, la Cour de cassation a admis que « la partie envers laquelle un engagement contractuel n’a point été exécuté a la faculté de forcer l’autre à l’exécution de la convention lorsque celle-ci est possible ». Cass. 1ère civ., 16 janv. 2007 : Bull. civ. I, n° 19 ; D. 2007, p. 1119, note O. GOUT ; ibid., pan., p. 2973, obs. B. FAUVARQUE-COSSON ; JCP 2007, I, p. 161, n° 6 et s., obs. MEKKI ; CCC 2007, n° 144, note LEVENEUR ; RDC 2007, p. 719, obs. D. MAZEAUD, et p. 741, obs. G. VINEY ; RTD Civ. 2007, p. 342, obs. J. MESTRE et B. FAGES. Dès lors, il convient d’admettre que l’exécution forcée du contrat est toujours possible en présence d’une obligation de faire sauf si la réalisation matérielle de l’obligation s’avère impossible.
Pour pouvoir être mise en oeuvre, l’exécution forcée suppose, au préalable, que le créancier mette en demeure le débiteur de s’exécuter. Si cette mise en demeure reste infructueuse alors le créancier pourra, en vertu d’un titre exécutoire, demander l’exécution forcée de l’obligation.
7 La résolution est une sanction qui s’applique aux contrats synallagmatiques (sauf quelques exceptions comme le contrat d’assurance pour lequel est appliquée une sanction particulière qui est la déchéance). Une telle sanction suppose certaines conditions comme une inexécution d’une certaine gravité.
8 Ph. MALAURIE, L. AYNÈS et Ph. STOFFEL-MUNCK, Les obligations, Defrénois, 4ème éd., 2009, p. 493, n° 933.
9 Certains auteurs ont pu défendre l’idée selon laquelle le critère de distinction entre les responsabilités contractuelle et délictuelle réside dans le lien de prévisibilité. Voir en ce sens l’étude de J. HUET, Responsabilité contractuelle et responsabilité délictuelle, thèse Paris II, 1978 et celle de I. SOULEAU, La prévisibilité du dommage contractuel, thèse Paris II, 1979. Celle-ci écrit notamment p. 478 et 479, n° 475 et 476 : « Cela ne fait aucun doute. Le dommage n’est contractuel que lorsqu’un rapport de prévisibilité le rattache aux obligations nées du contrat, et que le débiteur a donc pu ou dû en prévoir la réalisation. […] Toute responsabilité contractuelle suppose à l’origine l’existence d’une obligation entre les parties, qui rend prévisible le fait dommageable. Ce fait dommageable en révèle alors l’inexécution, il est une inexécution, et non un simple accident imprévisible. Nous avons d’ailleurs maintes fois insisté sur la prévisibilité de droit de l’inexécution en responsabilité contractuelle. C’est que si le fait dommageable était imprévisible, ce ne serait plus une inexécution, et l’on serait dans l’ordre délictuel. L’hypothèse de responsabilité contractuelle suppose un fait dommageable prévisible d’après le contrat, rattaché par un lien de prévisibilité aux obligations du débiteur.
Telle est d’ailleurs le critère adopté en conclusion de sa thèse par M. Huet, pour la nouvelle délimitation qu’il propose entre les deux ordres de responsabilité. La synthèse doit être faite « dans la notion de prévision » ».
10 G. CORNU, Vocabulaire juridique, Association Henri CAPITANT, PUF, 8ème éd., mise à jour « Quadrige », 2007, V° « Faute contractuelle », p. 403.
11 Fr. TERRÉ, Ph. SIMLER, Y. LEQUETTE, Droit civil, Les obligations, Dalloz, 10ème éd., 2009, p. 570, n° 566.
12 La question de la preuve fait référence à la distinction des obligations de moyens et de résultat.
13 Fr. TERRÉ, Ph. SIMLER, Y. LEQUETTE, op. cit., p. 576, n° 572.
14 Voir en ce sens : H. LALOU, « La gamme des fautes », D. H. 1940, chron., p. 17 et s., spéc. p. 17.
15 Ibidem ; Ph. MALAURIE, L. AYNÈS et Ph. STOFFEL-MUNCK, Les obligations, Defrénois, 4ème éd., 2009, p. 508, n° 951.
16 R. RODIÈRE, « Une notion menacée, la faute ordinaire dans les contrats », RTD Civ. 1954, p. 201 et s., spéc. p. 202, n° 2.
17 Fr. TERRÉ, Ph. SIMLER, Y. LEQUETTE, Droit civil, Les obligations, Dalloz, 10ème éd., 2009, p. 576, n° 572.
18 A. BÉNABENT, Droit civil, Les obligations, Montchrestien, 12ème éd., 2010, p. 295, n° 412 ; Fr. TERRÉ, Ph. SIMLER, Y. LEQUETTE, op. cit., p. 577, n° 573 ; Ch. LARROUMET, Droit civil, tome 3, Les obligations, Le contrat, 2e partie, Les effets, Economica, 6ème éd., 2007, p. 675, n° 621.
19 A. BÉNABENT, op. cit., p. 295, n° 412.
20 L’article 1882 du Code civil dispose : « Si la chose prêtée périt par cas fortuit dont l’emprunteur aurait pu la garantir en employant la sienne propre, ou si, ne pouvant conserver que l’une des deux, il a préféré la sienne, il est tenu de la perte de l’autre ».
21 H. LALOU, « La gamme des fautes », D. H., 1940, chron., p. 17 et s., spéc. p. 17.
22 Voir notamment sur ce point : G. VINEY, « Remarques sur la distinction entre faute intentionnelle, faute inexcusable et faute lourde », D. 1975, chron., p. 261 et s.
23 Ch. LARROUMET, Droit civil, tome 3, Les obligations, Le contrat, 2ème partie, Effets, Economica, 6ème éd., 2007, p. 675, n° 621.
24 A. BÉNABENT, op. cit., p. 297, n° 412-4.
25 Voir supra, n° 6.
26 G. CORNU, Vocabulaire juridique, Association Henri CAPITANT, PUF, 8ème éd., mise à jour « Quadrige », 2007, V° « Inexcusable », p. 488.
27 Fr. TERRÉ, Ph. SIMLER, Y. LEQUETTE, op. cit., p. 579, n° 575.
28 Ibidem.
29 Il convient de ne pas confondre cette notion de dol avec celle consacrée à l’article 1116 du Code civil qui a trait au dol commis lors de la formation des contrats, celui-ci étant alors appréhendé par le droit positif comme un vice du consentement.
30 G. CORNU, Vocabulaire juridique, Association Henri CAPITANT, PUF, 8ème éd., mise à jour « Quadrige », 2007, V° « Faute dolosive », p. 403.
31 Ibidem.
32 Cass. req., 24 oct. 1932 : S. 1933, p. 289 ; D. P. 1932, 1, p. 176, note E. P.
33 Article L. 113-1 alinéa 2 du Code des assurances : « Toutefois, l’assureur ne répond pas, des pertes et dommages provenant d’une faute intentionnelle ou dolosive de l’assuré ».
34 Voir notamment en ce sens : Cass. com., 11 mai 1976 : D. 1976, somm., p. 64. – Cass. com., 4 oct. 1989 : JCP 1990, II, 21423, concl. JÉOL.
35 S. PORCHY-SIMON Droit civil, 2ème année, Les obligations, Dalloz, 6ème éd., 2010, p. 237, n° 500.
36 G. CORNU, Vocabulaire juridique, Association Henri CAPITANT, PUF, 8ème éd., mise à jour « Quadrige », 2007, V° « Clause », puis « – de non-responsabilité », p. 160.
37 G. CORNU, op. cit., V° « Clause », puis « – limitative de responsabilité », p. 161.
38 Pour le rejet d’une clause exonératoire de responsabilité, voir notamment : Cass. civ., 29 juin 1948 : JCP 1949, II, 4660. – Cass. com., 7 juin 1952 : D. 1952, p. 651. – Cass. com., 15 juin 1959 : Grands arrêts, t. 2, n° 167 ; D. 1960, p. 97, note R. RODIÈRE. – Cass. 1ère civ., 4 févr. 1969 : D. 1969, p. 601, note J. MAZEAUD. – Cass. ass. plén., 30 juin 1998 : JCP 1998, II, 10146, note P. DELEBECQUE ; CCC 1998, n° 143, obs. L. LEVENEUR ; RTD Civ. 1999, p. 119, obs. P. JOURDAIN. – Cass. com., 3 avr. 2001 : Bull. civ., IV, n° 70 ; JCP 2001, I, 354, n° 11, obs. LABARTHE.
Pour le rejet d’une clause limitative de responsabilité, voir notamment : Cass. 1ère civ., 24 fév. 1993 : Bull. civ. I, n° 88 ; D. 1994, p. 6, note AGOSTINELLI ; D. 1993, somm., p. 249, obs. HASSLER ; JCP 1993, II, 22166, note PAISANT ; Defrénois 1994, p. 354, obs. D. MAZEAUD. – Cass. 1ère civ., 4 fév. 1969 : D. 1969, p. 601, note J. MAZEAUD. – Cass. 1ère civ., 22 oct. 1975 : D. 1976, p. 151, note J. MAZEAUD ; RTD Civ. 1976, p. 352, obs. G. DURRY. – Cass. com., 4 mars 2008 : JCP 2008, II, 10079, note L. GUIGNARD ; RTD Civ. 2008, p. 490, obs. P. JOURDAIN.
39 Pour le rejet d’une clause exonératoire de responsabilité, voir notamment : Cass. req., 24 oct. 1932, arrêt préc. – Cass. 1ère civ., 17 févr. 1976 : JCP 1976, IV, 122. – Cass. 1ère civ., 28 mai 1980 : JCP 1980, IV, 300. – CA Versailles, 5 mars 1998, RJDA 1998, n° 947. – CA Paris, 13 sept. 2000 : RJDA 2001, n° 311.
Pour le rejet d’une clause limitative de responsabilité, voir notamment : Cass. 1ère civ., 15 janv. 1976 : JCP 1976, IV, 80 ; D. 1976, IR, p. 95. – Cass. com., 4 déc. 1977 : D. 1978, IR, p. 216. – Cass. com., 17 janv. 1984 : JCP 1984 ; IV, 96. – Cass. 1ère civ., 24 févr. 1993 : JCP 1993, II, 22166, note PAISANT. – Cass. com., 31 janv. 1995 : RJDA 1995, n° 574. – Cass. com., 3 mars 1998 : RJDA 1998, n° 860. – Cass. mixte, 22 avril 2005 : Bull. civ. IV ; R., p. 339 ; BICC 15 juill. 2005, rapp. GARBAN, concl. DE GOUTTES ; D. 2005, p. 1864, note TOSI (2ème espèce) ; ibid., AJ, p. 1224, obs. CHEVRIER ; ibid., pan., p. 2750, obs. KENFACK, et p. 2844, obs. B. FAUVARQUE-COSSON ; D. 2006, pan., p. 1932, obs. P. JOURDAIN ; JCP 2005, II, 10066 , note LOISEAU (1ère espèce) ; JCP E 2005, 1446, note PAULIN ; RCA 2005, n° 175, note HOCQUET-BERG ; CCC 2005, n° 150, note LEVENEUR ; dr et patr., oct. 2005, p. 36, étude VINEY ; RDC 2005, p. 673, obs. D. MAZEAUD et p. 753, obs. DELEBECQUE ; RTD Civ. 2005, p. 604, obs. P. JOURDAIN, et p. 779, obs. J. MESTRE et B. FAGES.
40 G. VINEY et P. JOURDAIN, Les effets de la responsabilité, LGDJ, 2ème éd., 2001, p. 433, n° 226-2.
41 Sur cette coexistence de deux conceptions de la faute lourde voir, notamment : L. AYNÈS, « Droit français », in Les clauses limitatives ou exonératoires de responsabilité en Europe, actes du Colloque des 13 et 14 décembre 1990, LGDJ, 1991, sous la dir. de J. GHESTIN, p. 7 et s., spéc. p. 11, n° 11.
42 Voir en ce sens : Cass. 1ère civ., 15 nov. 1988 : Bull. civ. I, n° 318 ; D. 1989, p. 349 ; RTD Civ. 1990, p. 666, obs. P. JOURDAIN (faute lourde d’un banquier qui a manqué à une obligation particulièrement stricte de surveillance en ne vérifiant pas que la personne qui se présente à la banque, fût-elle munie des clefs du coffre, est habilitée à y avoir accès). – Cass. com., 9 mai 1990 : Bull. civ. IV, n° 142, p. 95 ; RTD Civ. 1990, p. 666, obs. P. JOURDAIN (faute lourde de l’éditeur de l’annuaire téléphonique professionnel qui a omis d’insérer dans l’annonce publicitaire, concernant l’activité professionnelle d’un artisan, son numéro de téléphone). – Cass. 1ère civ., 2 déc. 1997 : Bull. civ. I, n° 349 ; Defrénois, 1998, p. 342, obs. D. MAZEAUD ; JCP 1998, I, 144, n° 10, obs. G. VINEY (faute lourde d’une société de télésurveillance qui n’a pas avisé, dans la nuit, le directeur d’une bijouterie du déclenchement de l’alarme du magasin et, ce, à deux reprises, ce qui a donné lieu à un vol de bijoux). Voir aussi les célèbres arrêts Chronopost (infra n° 53) et les arrêts Forecia (infra n° 69 et 72) et Extand (infra, n° 70).
43 G. VINEY et P. JOURDAIN, op. cit., p. 433, n° 226-2.
44 D. NGUYEN THANH-BOURGEAIS, « Contribution à l’étude de la faute contractuelle : la faute dolosive et sa place actuelle dans la gamme des fautes », RTD Civ. 1973, p. 496 et s., spéc. p. 499, n° 6.
45 D. NGUYEN THANH-BOURGEAIS, art. préc., spéc. p. 511, n° 25.
46 P. JOURDAIN, RTD Civ. 1989, p. 666 et 667, spéc. p. 666.
47 Cass. com., 22 oct. 1996 : Bull. civ. IV, n° 261 ; GAJC, 11ème éd., n° 156 ; D. 1997, p. 121, note SÉRIAUX ; ibid., 1997, somm., p. 175, obs. DELEBECQUE ; JCP 1997, II, 22881, note D. COHEN ; ibid., I, 4025, n° 17, obs. G. VINEY ; ibid., I, 4002, n° 1, obs. M. FABRE-MAGNAN ; Gaz. Pal. 1997, 2, p. 519, note R. MARTIN ; Defrénois 1997, p. 333, obs. D. MAZEAUD ; CCC 1997, n° 24, obs. L. LEVENEUR ; RTD Civ. 1997, p. 418, obs. J. MESTRE. Sur une étude détaillée de l’apport de cet arrêt, voir infra, n° 53 et s.

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