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Introduction

Troisième volet de mes recherches sur le génocide du Rwanda, ce mémoire de Master 2 marque un premier aboutissement de mes apports dans la compréhension des forces pulsionnelles à l’oeuvre au Rwanda, avant, pendant et après le génocide, sans prétendre clore l’exploration des champs psychanalytique et politique, au Rwanda, ou de la théorie générale de l’inconscient, loin de là. Après Les forces psychiques et politiques à l’oeuvre durant le génocide du Rwanda de 1994 et dans les processus qui y ont conduit et Quel travail subjectif réaliser au Rwanda pour empêcher le retour de l’horreur de masse ?, nous prenons ici la pulsion de mort à bras le corps comme fil conducteur qui nous suivra tout au long de la réflexion. Elle n’est pas une partie spécifique dans ce Mémoire, mais l’hypothèse qui le traverse tout du long. Nous essayons de la garder en tête en permanence dans notre analyse de ce qui s’est passé.

Que signifie la pulsion de mort ? Quelle est-elle ? Que signifie processus civilisationnel ? Qu’implique-t-il ? Pourquoi questionnons-nous les enjeux civilisationnels avec l’hypothèse de la pulsion de mort ? Quel rapport entre les deux ? Voilà le genre de questions que nous nous posons à partir du moment où nous décidons de prendre en compte la pulsion de mort dans nos analyses. Théoriquement, « prendre en compte la pulsion de mort » signifie d’abord deux choses.

En premier lieu, le fait que pulsion de mort et pulsion de vie (Eros) sont intriquées ou dés-intriquées dans une dialectique pulsionnelle dans laquelle les différents types d’alliages pulsionnels, les liaisons et les dé-liaisons déterminent le destin des individus et des civilisations. Ainsi, il ne s’agit pas de ranger la pulsion de mort du côté du Mal en tant que tel. Il nous faut la prendre, l’aborder, l’approcher, sous son double aspect, le « double visage de Thanatos » dirait Nicole-Edith Thévenin dans Le prince et l’hypocrite. Liée à la pulsion de vie, symbolisée ou sublimée, la pulsion de mort peut devenir source de créativité, libération de ce qui nous domine, nous écrase, « relance du processus vital » nous dit Thèvenin. Mais liée au pouvoir génocidaire, si rien ne lui barre la route, si rien ne l’entrave et la remanie pour la détourner sur un autre chemin, elle devient alors pure violence de mort, destruction de l’humanité.

Ensuite, comme nous venons de l’aborder à l’instant, le mouvement pulsionnel ne se réalise pas tout seul de lui-même. L’Autre qui intervient dans ma vie, les contraintes civilisationnelles qui pèsent sur les individus, et les idéologies qui nous influencent, mettent en branle, activent ou ré-activent le pulsionnel. C’est ainsi que la pulsion de mort peut s’articuler aux différents types de pouvoir qui ont tous en commun de chercher une légitimité, conserver ou prendre leur place dans la scène politique. Pouvoir renvoie à idéologie, stratégie, structures politiques, Etat. Ce sont avec ces éléments là, constitutifs du pouvoir, que la pulsion de mort s’est articulée au Rwanda. Le contexte économique, politique, social est donc déterminant dans le nouage pulsionnel et les différents destins que peut prendre la pulsion de mort.

Le titre Que signifie prendre en compte la pulsion de mort au Rwanda ? fait référence à l’article d’Adorno Que signifie : repenser le passé ? dans lequel Adorno s’inquiète de la persistance du nazisme dans la démocratie : « J’estime que la survie du nazisme dans la démocratie présente plus de dangers potentiels que la survie des tendances fascistes dirigées contre la démocratie. Le ver dans le fruit est quelque chose d’objectif ; des figures ambigües réapparaissent, occupant des positions de force, uniquement parce que les conditions sont favorables. »(1) dit-il. C’est la même inquiétude que nous avons au Rwanda actuellement et que j’avais déjà dans le précédent mémoire lorsque je découvrais que la plupart des bourreaux semblaient n’avoir aucun regret de leurs actes, au moins dans la période où ils étaient encore emprisonnés.

Les Rwandais rescapés sont pris dans la répétition de cauchemars de scènes du génocide, témoignant de leur traumatisme. Aucun cauchemar chez les tueurs, si ce n’est ceux de leurs périples après le génocide, lorsqu’ils fuyaient l’armée du FPR(2) qui mettait fin au génocide et prenait le pouvoir au Rwanda, ceux des camps de réfugiés au Congo, ou encore ceux de leur vie de prisonnier avant la mise en oeuvre de la politique de réconciliation. Les évènements post-génocide semblent les avoir plus perturbés que le génocide lui-même. Plus encore, c’est carrément de la nostalgie de la période génocidaire que l’on peut décrypter dans leurs paroles lorsqu’ils se plaignent aujourd’hui du retour de leurs difficiles conditions de vie en comparaison à ce que le génocide leur procurait : nourriture abondante (en tuant les vaches des Tutsis), enrichissement (par le pillage des biens des Tutsis) et prestige social. Il est cependant difficile de connaitre exactement le fond de leur pensée sous la sévère politique de réconciliation imposée par le gouvernement qui interdit de parler du génocide en dehors des procès gacaca(3).

Par ailleurs, une fois que les bourreaux avaient tout intérêt à jouer le jeu de la réconciliation, en se montrant « gentils » avec les Tutsis devant les autorités et en lâchant des bribes de vérité en échange de réductions de peines, il est difficile de croire aux excuses qu’on a pu entendre lors des procès. Il est surtout difficile de croire que les tueurs sont véritablement revenus sur ce qu’ils ont fait, ont pris conscience de ce qui les a transformé en tueurs du jour au lendemain. Comment Eros a-t-il pu perdre à ce point son combat contre Thanatos ? Comment toute une masse de Hutus a-t-elle pu répondre « oui » à l’appel à tuer ? Nous sommes effrayés de constater la puissance de destruction de Thanatos capable de se délier d’Eros jusqu’à briser les relations sociales que Tutsis et Hutus ordinaires avait établies, parmi elles, des relations d’amour et d’amitié. Nous connaissons de tels faits dans ce qu’on appelle les « faits divers » qui nous montrent des individus tuer, violenter, torturer leurs proches. Nous savons donc déjà que les relations affectives sont empruntes de haine et d’amour à la fois, ce que la psychanalyse nomme « l’ambivalence affective ».

Mais ce qui s’est passé au Rwanda n’est pas un « fait divers », c’est à une échelle de masse que s’est produite la tuerie, comme si toute la haine des individus hutus s’était exprimée en même temps, mais dirigée non pas vers toutes leurs relations affectives, mais vers un objet précis : les Tutsis. Toute une masse de Hutus a repris à son compte l’idéologie génocidaire portée jusqu’alors par des milices et groupes politiques. C’est là où inconscient et idéologie se retrouvent en prise. Là où la question délicate de la responsabilité des individus se pose. Dans un langage plus familier à la théorie politique, nous disons qu’un pouvoir ne s’impose pas uniquement de l’extérieur par la force, mais que les dominés légitiment ce pouvoir, trouvent un intérêt à se soumettre. Toute relation de domination ou de soumission masque une sorte de contrat passé entre le dominé et le dominant.

C’est le paradoxe que Rancière nous rappelle dans La haine de la démocratie : pas de rapports inégalitaires sans rapports égalitaires. « Pas de maître qui ne s’endorme et ne risque ainsi de laisser filer son esclave, pas d’homme qui ne soit capable d’en tuer un autre, pas de force qui s’impose sans avoir à se légitimer, à reconnaître donc, pour que l’inégalité puisse fonctionner, une égalité irréductible. »(4) dit-il. Quel « intérêt » les Hutus ont-ils pu trouver dans leur soumission au pouvoir génocidaire ? Il devait être suffisamment fort, attractif, pour qu’ils en viennent à briser, par la mort, leurs relations avec les Tutsis.

Adorno parle du narcissisme collectif des allemands ordinaires qui ont abandonné au pouvoir hitlérien leur capacité à « penser par eux même »(5) en échange du réconfort qu’un tel pouvoir leur apportait. Plongés dans un sentiment d’impuissance insupportable pour leur existence, dans la période de crise profonde des années 1930, et en prise avec l’idéologie nazie, ils se sont réfugiés dans un narcissisme collectif pour y retrouver un sentiment de toute puissance au travers d’un « Nous allemands » fort dont Hitler en était le principal symbole. C’est également dans un « Nous hutus » délirant dans lequel les Hutus ordinaires se sont précipités en 1994. C’est pourquoi il nous faut étudier plus en profondeur la période du début des années 1990 au Rwanda – une période de guerre et de bouleversement économique et politique dans laquelle vingt ans de pouvoir d’Habyarimana commençait à s’effriter, et qui a réactivé les anciens clivages rwandais – pour mieux comprendre ce dont un pouvoir en place est capable pour se conserver et se reproduire lorsqu’il se sent menacé, et ce dont sont capables les hommes pour se libérer de ce qui les domine ou au contraire se précipiter dans un narcissisme collectif morbide et conserver leurs illusions qui les rassurent tant. Cette période du début des années 1990 fût déterminante dans l’activation de la pulsion de mort et dans sa prise avec l’idéologie génocidaire.

Dans un souci de mieux saisir de quoi il revêt lorsque nous parlons de « pulsion de mort », nous commencerons ce mémoire par une introduction à la pulsion de mort en reprenant essentiellement le raisonnement de Freud dans Au-delà du principe de plaisir. Afin de ne pas faire de cette première partie une pure synthèse du texte de Freud, qui paraisse trop abstraite vis-à-vis du Rwanda, et dans une perspective théorique de réactualiser et réhabiliter l’existence de la pulsion de mort à la lumière de nouveaux éléments, nous croiserons des éléments de démonstration avec des faits rwandais.

Dans une seconde partie, nous tenterons de mieux comprendre comment la pulsion de mort s’est articulée au « pouvoir de la mort » selon l’expression de Mbembe que nous reprenons. Nous utiliserons les concepts de nécropolitique (soumission de la vie à la mort) et nécropouvoir (le droit de tuer), concepts employés par Mbembe dans son article Nécropolitique, pour rendre compte des formes de soumission de la vie au pouvoir de la mort, qui pré-existaient déjà au génocide.

Ainsi nous reviendrons sur les caractéristiques du régime d’Habyarimana et sur la période du début des années 1990 que je n’ai fait qu’effleurer dans mes précédentes recherches en évoquant une période de troubles qui a réactivé les haines. Ce fût pourtant une période déterminante du génocide qui se préparait.

Notamment la combinaison de deux éléments, la guerre contre le FPR qui déclencha une offensive depuis l’Ouganda le 1er octobre 1990, et du processus de démocratisation du régime qui vit l’apparition de partis d’ « opposition », divisa et déstabilisa vingt ans de régime autocratique d’Habyarimana. Les vieux clivages historiques resurgirent, à commencer par les clivages régionaux. Ainsi nous apprenons avec André Guichaoua dans son livre Rwanda : de la guerre au génocide, Les politiques criminelles au Rwanda (1990 – 1994) que les discours de haine du « danger tutsi » servaient bien souvent de prétexte pour couvrir les clivages régionaux et les réels enjeux politiques qui s’y jouaient. Ce sont de telles stratégies de pouvoir, d’un pouvoir qui joue sur les peurs et sur les haines, que nous essaierons de rendre compte, dans un moment où le pouvoir dominant était remis en question au Rwanda.

1 Theodor W. Adorno, Que signifie : repenser le passé ? in Modèles critiques, Payot , Paris, 2003 (1963) p. 112.
2 FPR : Front Patriotique Rwandais : organisation politico-militaire composée de Tutsis réfugiés au Burundi et en Ouganda depuis les massacres des années 1960, qui luttaient pour le retour des réfugiés au Rwanda, et cherchaient à renverser le pouvoir par la lutte armée depuis l’extérieur. En même temps que se produisait le génocide, le FPR conquérait le Rwanda et mettait objectivement fin au génocide.
3 Gacaca (prononcer « gatchatcha ») : juridictions spécialement mises en place pour le jugement de la masse de génocidaires, inspirées des tribunaux populaires traditionnels d’avant la colonisation. Les gacaca se sont mises en place progressivement à partir de juin 2002, et les derniers procès devraient s’achever d’ici la fin de l’année. Selon le gouvernement rwandais, elles ont permis de juger plus de 1,4 millions de personnes (source : http://ibuka-france.org/spip.php?article195).
4 Jacques Rancière, La haine de la démocratie, La fabrique, Paris, 2005, p. 55.
5 Nous reprenons l’expression de Kant dans Qu’est-ce que les Lumières ?

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