La question de la ségrégation est fréquemment traitée dans le domaine de la recherche en sciences sociales, à la fois, par la sociologie urbaine, mais aussi par la géographie sociale. Un nombre important d’études fait appel, par ailleurs, à une approche pluridisciplinaire : géographes, sociologues, urbanistes ou politologues exposent leur vision des faits sociaux existant dans l’espace urbain. A partir de là, se pose la question de la raison d’être d’une nouvelle étude sur le sujet. Le nombre d’ouvrages consacrés aux causes et aux conséquences des phénomènes ségrégatifs font en effet légion ; chacun de ces ouvrages tentant de balayer le spectre des différents formes de ségrégation de manière plus ou moins exhaustive. Ainsi, les mécanismes générateurs d’exclusion, de relégation, de ségrégation sont bien identifiés. Par conséquent, si la question de la ségrégation a pu être fréquemment traitée à partir d’études de cas sur des espaces urbains aux profils socio-morphologiques variés, une nouvelle étude sur ce thème pourrait paraître dispensable.
Néanmoins, l’objet d’étude choisi dans le cas présent a une singularité. Il sera l’objet d’une profonde mutation dans les années à venir. En effet, le quartier de la Découverte-Espérance, situé à Saint-Malo, fait partie de ces quartiers construits après-guerre et qui a bénéficié depuis les années quatre-vingt de plusieurs procédures émanant des Politiques de la ville et qui a été retenu par le Programme national de rénovation urbaine (PNRU), issu de la loi du 1er août 2003, dite Loi d’orientation pour la ville et la rénovation urbaine, modifiée par la loi du 18 janvier 2005. Ce programme vise en priorité les quartiers des ZUS dans le but de favoriser la « mixité sociale et fonctionnelle », en les restructurant par des opérations d’aménagements lourdes : démolition, construction, réhabilitation de logements et d’équipements collectifs par exemple.
Par ailleurs, ce PNRU présente une innovation au moins sur un point. Les procédures concernant le mode de financement de ces opérations, qui caractérisaient les anciens contrats de villes ont été abandonnées au profit de la création d’un -selon l’expression désormais largement répandue- « guichet unique »: l’Agence nationale de rénovation urbaine (ANRU). Par suite, ce contexte nous a paru intéressant pour s’intéresser au cas de la Découverte-Espérance…
La commune de Saint-Malo qui présente une population de 50800 habitants est un pôle urbain d’importance régionale. D’un point de vue démographique, Saint-Malo se situe au deuxième rang des communes en Ille et Vilaine, ce qui en fait la cinquième commune la plus peuplée de la région bretonne. Avec un taux proche des 25%, Saint-Malo est aussi la commune de Bretagne présentant la plus forte proportion de logements sociaux. Le quartier de la Découverte-Espérance est précisément le quartier de la ville où la concentration de logements sociaux est la plus forte. Ce quartier est donc notre objet d’étude pour cette présente recherche. Le postulat de départ, préalable à toute étude sur la ville, est, en effet, de considérer cette dernière, non pas comme un terrain d’étude, mais bien comme un objet de recherche. Le phénomène urbain doit être lu comme une forme sociale, résultat des interactions des acteurs impliqués dans ledit phénomène, à la lumière d’une perspective historique.
Notre objet d’étude, en l’occurrence le quartier de la Découverte-Espérance, a donc été appréhendé à partir d’une problématique, récurrente aujourd’hui, dans la prise en compte des faits sociaux dans les villes françaises : celle de la ségrégation socio-spatiale dans un contexte particulier, cependant, d’opération de renouvellement urbain.
Qu’est ce qui différencie le quartier de la Découverte-Espérance des autres quartiers de la commune, auquel il appartient, pour qu’il fasse l’objet d’une telle intervention qui conduira à le modifier sensiblement, aussi bien d’un point de vue morphologique que social? Ce quartier est-il concerné par des « mécanismes » conduisant à « mettre à l’écart » des autres espaces de la ville de Saint-Malo, les populations qui y résident, pour que celui-ci reçoive un traitement spécifique? Autrement dit, nous avons voulu mettre la question de la ségrégation socio-spatiale à l’épreuve de l’opération de rénovation urbaine à la Découverte.
D’un point de vue méthodologique, la difficulté rencontrée, et qui semble fréquente pour l’apprenti chercheur, est de se noyer de prime abord dans les informations recueillies : bibliographie mal ciblée donnant lieu à une redondance des informations, accumulations de statistiques…avant d’avoir clairement défini l’objet même de sa recherche, d’avoir émis des hypothèses. Une fois l’écueil évité, reste à définir une démarche.
Gaston Bachelard décrit la démarche scientifique en ces termes : « Le fait scientifique est conquis, construit, constaté », conquis par les préjugés, construit par la raison, constaté dans les faits. Cette démarche est similaire à celle résumée par P. Bourdieu, J-C Chamboredon et J-C Passeron dans Le métier de sociologue, Paris, Mouton, Bordas, 1968. Elle est composée de trois phases : la rupture, la construction, la constatation ou expérimentation. La rupture ou « rompre avec le sens commun » voilà ce qui résume la position à adopter par le chercheur. Cette phrase de Pierre Bourdieu montre la nécessité d’aller au-delà de la réalité sensible, de rompre avec les évidences. La construction constitue le cadre théorique auquel va se référer le chercheur tout au long de son travail. Sans ce périmètre conceptuel défini, pas d’expérimentation possible. La constatation, enfin, est la mise à l’épreuve des faits.
Signalons que, l’ensemble du travail réalisé pour ce mémoire a été facilité grâce à un stage de 3 mois, réalisé à la Direction de l’architecture de l’urbanisme et du foncier de Saint-Malo. Celui-ci, nous a permis de côtoyer des professionnels de l’urbanisme et de l’aménagement, ce qui est source d’enrichissement, mais aussi d’avoir accès à des sources documentaires conséquentes, utiles pour notre recherche.
Le premier constat qui peut être fait quand on aborde l’étude du quartier de la Découverte-Espérance est que les informations relatives à ce territoire sont pléthoriques. Nombre de rapports diagnostics ont été établis lors d’études préalables avant le lancement de différentes politiques contractuelles : procédure de Développement social des quartiers, Contrats de ville ou plus récemment dans le cadre du Programme de rénovation urbaine de l’Agence nationale de rénovation urbaine. Mais, ce qui est peut-être frappant est qu’aucun de ces rapports, même s’ils mettent en avant les particularités du site étudié sur lequel les pouvoirs publics désirent agir, ne posent clairement la question qui permettrait d’affirmer ou d’infirmer l’hypothèse d’un territoire ségrégué dans la ville de Saint-Malo. Autrement dit, le mot ségrégation en lui-même n’est, à notre connaissance, à aucun moment mentionné dans ces écrits.
D’autre part, il n’est bien sûr pas question de nier les informations présentées dans ces rapports diagnostics qui sont une mine d’informations, de surcroît aisément réutilisables -ce qui facilitent de manière significative le travail de récoltes de données pour un travail de recherche- mais plutôt de s’appuyer sur celles-ci pour les questionner.
Les sources bibliographiques utilisées pour la réalisation de ce mémoire sont constituées, aussi, à la fois d’ouvrages et d’articles présentant les travaux de chercheurs en géographie sociale ou en sociologie urbaine pour une grande part mais aussi d’urbanistes. Ceux-ci nous ont permis de proposer une synthèse -certainement loin d’être exhaustive cependant- des différents aspects théoriques des questions de ségrégation/ agrégation, d’enclavement, et de mixité. C’est la lecture de ces ouvrages qui a permis la construction d’un cadre théorique pour entreprendre cette recherche sur la mise en évidence de phénomènes ségrégatifs, ou tout au moins d’ouvrir des pistes de réflexions, sur l’éventualité de l’existence de tels phénomènes dans l’espace urbain malouin.
Enfin, les autres sources mobilisées pour cette recherche sont le fruit d’entretiens réalisés à la fois avec les « habitants » de la Découverte-Espérance et aussi avec des « habitants » d’autres secteurs de la commune de Saint-Malo. Au total, ce sont vingt personnes qui ont été sollicitées pour les besoins de notre étude. « Les habitants » du quartier de la Découverte- nous emploierons indifféremment l’expression Découverte ou Découverte-Espérance- ont été approchés par le biais d’entretiens exploratoires ou semi-directifs. Il était en effet question de « faire parler » les personnes rencontrées sur leur vie…Les seules questions posées étaient liées à la mobilité et à la sociabilité.
Le public rencontré dans le quartier était composé à parts égales d’habitants des immeubles locatifs sociaux et de résidents du parc privé pavillonnaire, soit dix individus au total. Dans le premier cas, nous avons privilégié des « secteurs » du quartier aux profils socio-économiques et morphologiques, a priori, très « marqués ». C’est-à-dire des espaces qui cumulent, au sens où l’entendent les rapports diagnostics lus et les acteurs intervenant sur ceux-ci, le plus de « handicaps » : population dont les revenus sont issus des minima sociaux, « diagnostic » d’enclavement posé par les acteurs institutionnels. Dans le second cas, nous avons eu à faire exclusivement à des retraité(e)s.
Les dix autres enquêtés proviennent de plusieurs autres quartiers de Saint-Malo : Saint-Servan, Paramé, La Madeleine. La démarche a été ici toute différente. Nous avons privilégié l’entretien directif. Nous voulions recueillir les propos de résidents de différents « secteurs » de Saint-Malo sur la manière dont celui-ci est perçu. Les questions ont porté sur « l’image » du quartier de la Découverte et sur la « pratique », la fréquentation de celui-ci par ces mêmes personnes.
Le produit final de cette recherche se présente donc ainsi : en premier lieu, nous présentons les différents aspects théoriques des thèmes mobilisés pour l’étude de la division socio-spatiale des espaces urbains en France. Nous proposons donc, à la lecture, les définitions données aux notions de ségrégation, enclavement ou mixité, leur construction scientifique objectivée, ainsi que la manière dont celles-ci sont passées du domaine de la recherche à la « sphère » politico-médiatique et les glissements sémantiques et les atténuations de sens qui s’en suivent…
L’objet des deux autres parties est alors de mettre à l’épreuve ce concept de ségrégation dans le cas du quartier de la Découverte. Dans la deuxième partie, nous présentons donc trois éléments, disons dimensions, susceptibles d’éclairer la réalité existante sur ce quartier : l’histoire et la dynamique du quartier par rapport à l’ensemble de la commune de Saint-Malo, ainsi qu’une présentation des politiques de la ville dont a « bénéficié » le quartier, une présentation des études morphologiques réalisées sur le quartier et une approche de la question de la ségrégation sociale à travers le prisme d’indicateurs socio-économiques. Enfin, ce chapitre s’achève par un questionnement relatif à la configuration socio-spatiale de la ville de Saint-Malo. L’ensemble de ces éléments nous permet donc de voir comment tout un discours institutionnel s’est sédimenté autour du quartier de la Découverte, de comprendre comment celui-ci, de ZUP moderne des années soixante est devenu en quelques décennies un territoire relégué, du fait, entre autres, de l’existence de ce discours politico-médiatique et par les représentations qu’ont certains « habitants » de Saint-Malo de cet espace.
Le dernier chapitre, justement, questionne les faits évoqués auparavant. La parole donnée à quelques individus résidant dans d’autres quartiers de Saint-Malo est « analysée » parallèlement avec le discours de certains médias. Enfin, les discours des « habitants » du quartier sur leur quartier, mais aussi sur leur ville et la façon dont ils les investissent, sont présentés et remettent en perspective les « diagnostics institués » sur le quartier.
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