« Afin de garder, en Sciences Politiques, la même liberté d’esprit que celle dont nous avons l’habitude en maths, j’ai pris soin de ne pas tourner en ridicule les agissements humains, de ne pas les déplorer ni les maudire, mais de les comprendre »
Baruch Spinoza, Traité politique, I, 4
L’eau est un objet de préoccupation majeur du XXIème siècle. Bien que 70% de la surface de la Terre soit couverte d’eau, 97% de celle-ci est salée. Sur les 3% d’eau douce, bien peu est utilisable par l’Homme. Seuls 13% sont directement accessibles, et non figés dans les glaciers ou bien contenus dans le sol ou dans de profonds aquifères. De plus, l’eau est très inégalement répartie au niveau géographique. Ainsi la majorité des ressources disponibles en eau (60%) est partagée par seulement dix pays: le Brésil, la Russie, le Canada, l’Indonésie, les Etats-Unis, le Bangladesh, la Chine, l’Inde, le Venezuela et la Colombie(1). Pour parfaire les comparaisons il est nécessaire de confronter la quantité d’eau disponible dans un pays à l’importance de sa population.
Ainsi, la Chine dispose d’une quantité d’eau importante, (environ 7% de l’eau mondiale) mais abrite 22% de la population mondiale(2). La Chine dispose donc d’environ 2 295 m³ par habitant contre, par exemple, 26 622 m³ pour la Namibie (3) qui apparaît pourtant comme un pays désertique. Cependant, ces statistiques cachent les disparités territoriales, l’eau n’étant souvent pas là où les Hommes en ont besoin. Ce décalage parfois observable entre les populations et l’abondance de l’eau est à l’origine de l’idée de transfert massif. Les transferts d’eau existent depuis l’antiquité sous la forme d’adductions urbaines (aqueducs de Carthage) ou de foggaras(4). La prolifération des transferts, qui tendent aujourd’hui à être qualifiés de massifs, correspond à la prégnance du mode de pensée fordiste (à un problème sociétal correspond une solution technicienne) et illustre le besoin croissant en eau.
L’eau se fait en effet de plus en plus rare. L’agriculture intensive conduit à une consommation incontrôlée. La mondialisation amène certaines multinationales à s’approprier des nappes phréatiques malgré des résistances illustrées par celles des femmes du Kerala (en Inde) qui se battent contre Coca-Cola asséchant leurs puits(5). Cette rareté en fait un objet précieux et convoité : l’«or bleu». Les tensions qu’elle provoque sont telles que beaucoup d’éditorialistes et de scientifiques n’hésitent pas à parler de futures guerres de l’eau. Ces tensions peuvent se retrouver à l’échelle régionale, lorsque deux ou plusieurs états se disputent la consommation de l’eau, notamment dans le cas des fleuves transfrontaliers tels que le Nil, le Jourdain, le Tigre ou l’Euphrate. A une plus grande échelle sa consommation peut être contestée entre plusieurs groupes de population d’un Etat, ses différents secteurs (agricoles, industriels ou services) ou même, comme pour le cas des femmes du Kerala, entre groupes d’individus et firmes multinationales.
• La Grande Rivière Artificielle
Dans le contexte actuel, où l’eau est devenue un sujet de préoccupation à toutes les échelles, on comprend aisément que sa possession en fait un objet de pouvoir non négligeable.
De nombreux spécialistes, tels que Christian Chesnot, George Mutin ou Françoise Rollan ont étudié l’eau comme un objet de domination d’un Etat sur l’autre à travers des travaux portant notamment sur les fleuves transfrontaliers. Il paraît cependant intéressant de souligner l’importance du contrôle de l’eau à une plus grande échelle, celle d’un Etat. Les enjeux sont particulièrement sérieux lorsqu’il s’agit d’un Etat pauvre en eau. Ainsi, dans le désert, celui qui contrôle le puits ou l’oasis contrôle la région.
Le monde arabe est alors particulièrement sensible à la question de l’eau et son contrôle. En cela, la Libye constitue l’exemple d’un pays majoritairement recouvert par le Sahara, désertique – dont les précipitations atteignent rarement plus de 600 mm/an (6) et dont l’isohyète 100 mm marquant la limite Nord du Sahara ne passe qu’à 150 km de la côte (7) – pour qui l’eau constitue un enjeu vital. En 1983, Mouammar Kadhafi lance le projet de Grande Rivière Artificielle (GRA)(8). Ce gigantesque projet consiste à transférer les eaux fossiles des bassins sédimentaires de Libye orientale et du Fezzan (Sud Est libyen) vers la côte. En phase finale, six millions de mètres cubes par jour seront prélevés, correspondant au débit d’une rivière moyenne. La première phase a été terminée en 1991, la deuxième en 1996, l’achèvement de la Grande Rivière prévu pour 2011 a été retardé par la révolution libyenne et les frappes de l’OTAN qui auraient endommagé une partie de la dernière phase de construction(9).
Le coût final s’élève à plus de 25 milliards de dollars, ce qui représente la moitié du budget libyen. Une part mineure de l’eau est destinée aux citadins et aux industries tandis que la grande majorité est réservée à l’agriculture. Il est nécessaire de souligner d’entrée les limites de ce projet pharaonique. La durée de vie du projet semble, pour commencer, très courte : la nappe fossile n’est pas renouvelable et l’aridité du climat commence déjà à poser des problèmes techniques sur l’installation. Ensuite, le prix de revient des produits agricoles obtenus ne pourra concurrencer les prix du marché international. La mauvaise qualité de l’eau, le manque de main d’oeuvre, l’évapotranspiration, les problèmes écologiques, constituent là aussi un ensemble de limites qu’il ne faut pas omettre.
Pour comprendre la Libye sous Kadhafi, il est nécessaire d’en faire un très rapide historique.
• La Libye sous Kadhafi
Lorsque Mouammar Kadhafi avec les “officiers unionistes libres” renverse la monarchie “Sanusi” du roi Idris le 1er septembre 1969, la population libyenne est encore très faible et commence à peine sa transition démographique; elle quadruplera entre 1964 et 1995, passant de 1 042 000 à 4 405 000 habitants(10). M. Kadhafi déclare, dans son premier communiqué, la République arabe libyenne, qui garantie liberté, union et justice sociale pour tous les citoyens(11).
L’obligation d’utiliser la langue et l’écriture arabes dans la vie publique et de faire précéder la date grégorienne par la date hégirienne marque une appropriation de l’identité nationale. La République arabe libyenne s’inspire directement du modèle nassérien, avec un parti unique, élitiste : l’union socialiste arabe et un pouvoir militaire collégial : le Conseil de Commandement de la Révolution (CCR).
Cependant la mort de Nasser, les déceptions unitaires et les tensions internes amènent Kadhafi à lancer une «Révolution Populaire» dont le point de départ est le discours de Zuwara le 15 avril 1973. Il fait alors appel aux «masses» (Jamahir) face à la bourgeoisie. La «Jamahiriya»(12) est officiellement proclamée lors du congrès de Sebha le 2 mars 1977 refusant aussi bien la démocratie parlementaire que le parti unique. Le pouvoir au peuple, l’économie au service des besoins de chacun (à travers la rente pétrolière), le refus de toute aliénation politique, économique et sociale donnent naissance à des comités diversifiés aboutissant finalement à un Congrès Général du Peuple.
En réalité, c’est Kadhafi, «le Guide», qui gouverne par consensus. Cela durera jusqu’à la contestation de son autorité par la révolution de 2011. L’acceptation de Kadhafi par la population pendant près de quarante deux ans est facilitée par la prospérité financière garantie par le pétrole et la police d’Etat omniprésente. Il semble cependant indéniable que Kadhafi a su, par sa personnalité, exercer une influence notable sur la population libyenne. Il a réussi, tout au long de son règne, à renforcer sa stature de dirigeant politique, héros de la révolution, à travers un charisme certain et nombre d’objets de personnalisation du pouvoir.
• Etudier le rôle de la Grande Rivière Artificielle dans le régime de Kadhafi
En recherchant, à travers une question initiale, les éléments qui ont poussé Kadhafi à faire construire la Grande Rivière Artificielle, il est difficile de n’y voir qu’une volonté de sa part de développer l’agriculture en Libye ou de rendre plus accessible l’eau aux citadins libyens.
Pourtant, ces explications, communément admises dans la plupart des guides touristiques, ou des livres -ou articles- plus scientifiques, tendent à assimiler la Grande Rivière Artificielle à une réponse quasiment instantanée au manque d’eau qui caractérise la région libyenne. La Grande Rivière est généralement assimilée à un tremplin pour le développement de l’agriculture du pays, la clé de l’autosuffisance.
Il est cependant nécessaire d’étudier la politique de Kadhafi, son recours aux symboles, à la domination charismatique, à la communication politique, à la personnalisation de son pouvoir, et, finalement, à la dimension populiste de son régime. Ainsi, il semble impératif d’étudier la Grande Rivière Artificielle dans son contexte politique.
Il sera donc intéressant d’axer cette étude dans un cadre conceptuel de personnalisation du pouvoir, et de populisme. En cela, après avoir défini le concept général de personnalisation, ainsi que de populisme, plusieurs concepts – qui s’y rapportent – resteront à préciser avec leurs dimensions. Ainsi, les concepts de domination, pouvoir, charisme, communication politique, symbolique politique seront détaillés.
o Le concept de populisme
«Il est arrivé une singulière mésaventure au mot “populisme”, il est récemment devenu populaire »(13). Ce ʺpseudo conceptʺ fait polémique. Ernesto Laclau, alors qu’il se propose d’élaborer une théorie du populisme, reconnait d’abord l’imprécision et l’extension indéfinie des usages de ce mot :
« “Populisme” est un concept insaisissable autant que récurent. Peu de termes ont été aussi largement employés dans l’analyse politique contemporaine bien que peu aient été définis avec une précision moindre. Nous savons intuitivement à quoi nous nous référons lorsque nous appelons populiste un mouvement ou une idéologie mais nous avons la plus grande difficulté à traduire cette intuition en concept»(14).
A l’inverse d’Ernesto Laclau qui recherche un modèle théorique du populisme, Margaret Canovan préfère dresser l’inventaire des divers populismes observables.
Il est tout de même nécessaire de retrouver des composantes ou du moins des indicateurs permettant de qualifier un régime, un parti, ou un discours de “populiste”.
« Certains observateurs voient du populisme là où d’autres ne voient rien de tel »(15). Le choix des indicateurs ne peut alors se départir d’une réflexion personnelle, qui se veut le résultat d’une étude des différentes perceptions de ce concept. Ainsi il sera choisi de l’étudier avec à travers les ouvrages de Guy Hermet(16) ainsi que celui de Jean-Pierre Rioux(17) qui distinguent plusieurs indicateurs du populisme.
Selon eux, les populistes ambitionnent d’incarner le peuple, tandis que les démocrates veulent l’abstraire dans une représentation collective. Une autre composante d’un régime populiste peut être relevée : le rôle de la figure dominante d’un leader providentiel « sublimant en quelque sorte la volonté du peuple » (18)(un rôle révélé crucial dans les régimes sud-américains, avec Vargas ou Perón, ou même le Nassérisme ou encore le régime de Saddam Hussein).
Cependant, comme le révèle l’auteur, ce trait « distinctif » augmente le risque de chevauchement avec d’autres concepts comme le « culte de la personnalité » des systèmes totalitaires par exemple. Le plus important des indicateurs semble être alors le procédé démagogique d’appel direct au peuple, l’exploitation systématique du rêve, faisant du populisme un procédé antipolitique répondant instantanément à des problèmes ou à des aspirations que « nulle action gouvernementale n’a en réalité la faculté de résoudre ou de combler de cette manière soudaine »(19). Jean-Pierre Rioux retrouve, en comparant les différents régimes populistes, des éléments tels que la « représentation idéalisée du peuple », « la défiance envers les institutions représentatives »(20) et la dénonciation de la domination.
Dans le cas d’un régime populiste, la masse s’en remet alors à un dirigeant « dont elle espère des solutions miraculeuses ». Il est intéressant de relever un passage du livre de Jean-Pierre Rioux : « l’alliance tacite qui fonde le régime populiste repose sur un processus d’identification entre son dirigeant, l’Etat et les masses […] le chef prend figure de porte parole, mais aussi d’interprète du peuple »(21).
o Le concept de personnalisation du pouvoir
La personnalisation, quant à elle, est généralement définie comme «tout phénomène visant à renforcer la stature d’un dirigeant»(22). D’après Albert Mabileau(23), pour constater une personnalisation de pouvoir, il faut d’abord faire état d’une “concentration du pouvoir” où l’autorité politique est concentrée entre les mains d’un homme. Il faut ensuite faire état, selon lui, d’une “personnification du pouvoir”, phénomène extérieur à l’autorité en elle-même qui permet au pouvoir de s’incarner dans la personne de son détenteur -réel ou supposé- aux regards de l’opinion publique. En fait, selon lui, pour qu’il y ait personnalisation du pouvoir, l’objectif et le subjectif doivent être réunis, la concentration du pouvoir étant un “mécanisme du pouvoir”, et la personnification une “représentation du pouvoir”. Jean Touchard parle de «concept très contestable»(24).
Ainsi, cette étude se basera sur la définition que donne Albert Mabileau de la personnalisation, et celle de Guy Hermet et Jean-Pierre Rioux du populisme. Leurs indicateurs tels que l’importance de la communication de masse, le caractère charismatique du chef et l’influence qu’il exerce auprès de ses partisans seront alors primordiaux.
o La domination charismatique
Le concept de domination comprend le rapport à autrui ; il n’est pas forcément politique. Il suppose le consentement des dominés sur une durée relativement longue, où le “dominant” parvient à acquérir une légitimité et non l’obéissance liée à la crainte, une adhésion normale pour les sujets. On songe ici à Rousseau : «le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir»(25).
Il est courant de distinguer trois dimensions dans le concept de domination à l’exemple de Max Weber : la domination traditionnelle, la domination légale/rationnelle, et enfin la domination charismatique. La domination traditionnelle repose sur «la croyance quotidienne en la sainteté des traditions valides de tout temps et en la croyance dans la légitimité de ceux qui sont appelés à exercer l’autorité par ces moyens»(26), en cela la monarchie en est le régime typique. La domination légale/rationnelle est basée sur la croyance des “dominés” en la légalité des règlements arrêtés et du droit de donner des directives qu’ont ceux qui sont appelés à exercer la domination. Les démocraties contemporaines en sont l’exemple le plus caractéristique.
La domination charismatique est liée à une forte implication affective de la part des assujettis envers le leader qui dispose d’une légitimité considérée par ceux-ci comme naturelle. Weber parle d’une «communauté émotionnelle» poussant les dominés à un «abandon né de l’enthousiasme ou de la nécessité ou de l’espoir» (27). Cette affection peut transformer le leader politique en un prophète ou conducteur du peuple. Il souligne qu’être charismatique ne veut pas dire être doué de compétences extraordinaires mais plutôt que ceux qui lui obéissent croient qu’ils lui sont soumis parce qu’il a un caractère extraordinaire.
o Symbolisme politique
Pour assurer sa pérennité en temps que chef politique, le leader charismatique doit faire appel à un «ensemble de formes symboliques exprimant le fait que c’est lui qui gouverne en réalité»(28). Ainsi, le leader doit rechercher un ensemble d’objets ou de moyens assurant sa prééminence au sommet de la société et permettant, comme l’évoque Régis Debray à propos de l’Etat, «aux assujettis d’incorporer les principes de leur sujétion»(29). La recherche d’objet symbolique n’est néanmoins pas propre à la domination charismatique ; ainsi Maurice Agulhon a pu développer les différents symboles propres à la République Française – tels que Marianne, le drapeau tricolore ou les fêtes nationales – dans deux ouvrages consacrés à l’imagerie et la symbolique républicaines(30). Ces symboles peuvent être des objets (emblèmes, insignes, monuments) chargés de significations notamment historiques. Ils peuvent aussi être immatériels (mythes). Dans le cas d’une République comme celle de la France, les symboles ne représentent pas le gouvernement en place mais le concept de République qui «doit à tout prix se faire voir et entendre par des métaphores»(31). Toutefois, dans le cas d’une domination charismatique à l’image de celle de Kadhafi, la symbolique cherche à effacer l’individu qui assume des responsabilités politiques par un “profil symbolique”.
C’est ainsi qu’après avoir été désigné comme Secrétaire Général du Congrès du Peuple en 1977, Kadhafi se proclame “Guide”: «je suis le guide de la révolution qui a eu lieu en 1969. En 1977 j’ai remis le pouvoir au peuple par le truchement des comités populaires. Le guide a une valeur symbolique comme la reine Elizabeth.»(32). Kadhafi tend également à être considéré comme un héros national. Le Général Pierre Rondot définit un héros national comme « un libérateur, un champion de l’indépendance». Il souligne également que la plupart de ces héros nationaux apparaissent lors d’une seconde phase, lorsqu’il faut «parfaire la libération contre les séquelles de l’impérialisme»(33).
C’est le cas de M. Kadhafi qui renverse la monarchie corrompue et mal aimée établie depuis l’indépendance libyenne en 1951. En cela on peut identifier le régime libyen, du moins à son début, jusqu’en 1973, à ceux de Nasser en Egypte ou même d’Atatürk en Turquie, moins dictatoriaux que populaires, notamment de par l’origine du chef. Celui-ci accède de l’armée au pouvoir, il sort de la classe moyenne, ce qui lui donne une notion des besoins élémentaires des hommes. Il promet généralement et avec sincérité un relèvement de niveau de vie global, une justice sociale, et même l’égalité pour tous. A travers le concept de héros, développé notamment par Albert Burloud(34), on retrouve le concept de symbolisme politique qui vise à justifier ou à pérenniser la place d’un homme à la tête d’un pays. Etudier le symbolisme politique amène automatiquement à se pencher sur le concept de communication politique.
o La communication politique
L’action politique relève très largement de l’univers du langage : non seulement la parole et l’écrit mais aussi, plus largement, tout système de signes intelligibles comme l’architecture officielle, les cérémonies avec leurs rituels et leur décorum, défilés et démonstration de masse. Ces formes de langages sont généralement regroupées dans le concept de communication politique, une des dimensions du concept plus large de la communication. Plusieurs théories ont été développées sur la communication. Les premières étaient trop linéaires : la communication se limitait au transfert d’une information entre une source et une cible, un système sans encrage social qualifié de « télégraphique »(35). Il semble plus utile, dans le cadre de l’étude réalisée, de s’appuyer sur de plus récents travaux comme ceux de Riley et Riley, les premiers à avoir considéré le processus de communication avant tout comme un processus social, en étudiant notamment le contexte social.(36)
En ce qui concerne le concept de communication politique, il est visible dans tous les types de régime. Toute relation entre gouvernant et gouverné est nécessairement caractérisée par une communication. Il sera intéressant de s’appuyer sur les travaux de Lasswell, qui, bien que concevant la communication dans un sens trop linéaire, la définit comme un processus d’influence et de persuasion très proche de la publicité: «Who says what to whom trough wich channel with what effect!?»(37).
o La propagande politique
Hitler affirmait en 1943 : « La propagande nous a permis de conserver le pouvoir »(38). Il existe presque autant de définitions de la propagande qu’il y a d’auteurs. Les démocraties occidentales redoutent la propagande et, en public du moins, s’y opposent. Elle est perçue comme un instrument de manipulation employé par les dictatures. Les grandes dictatures du XXe siècle ont adopté un autre point de vue, envisageant la propagande comme un phénomène nécessaire et bénéfique. Cette étude s’inspirera de la définition donnée par Jacques Ellul: « La propagande est l’ensemble de méthodes utilisées par un groupe organisé en vue de faire participer activement ou passivement à son action une masse d’individus psychologiquement unifiés par des manipulations psychologiques »(39).
Ellul n’envisage pas seulement la propagande dans ses manifestations évidentes (par exemple les rassemblements de masse, les journaux et les affiches) mais aussi dans son contexte social, qui inclut l’éducation, les arts et toute la panoplie des techniques et des méthodes modernes. C’est l’ensemble des moyens par lesquels on persuade les hommes d’accepter le pouvoir en place ; elle consiste non seulement à dire des choses aux gens, mais aussi à s’assurer de leur coopération, à les persuader d’agir pour soutenir le système et renforcer les attitudes souhaitées.
• Etudier le rôle de la Grande Rivière artificielle à travers le cadre théorique de l’action sociale
Il est nécessaire d’inscrire cette étude à travers le cadre théorique de l’action sociale. Max Weber développe la théorie de «l’action sociale» dans Economie et Société(40). Il la définit comme tout comportement auquel l’agent attribue un sens personnel, lequel détermine directement son déroulement. L’action sera dite «sociale» quand un rapport à autrui est impliqué dans ce sens subjectif. M. Weber exclut les comportements constituant de simples réactions à une situation donnée comme le fait d’ouvrir son parapluie lorsqu’il pleut. En se basant sur le paradigme wébérien de «l’action sociale», il est possible d’expliquer le comportement de Kadhafi recherchant une légitimité permanente par une série d’«actions sociales».
Ainsi comme il a précédemment été évoqué, il semble intéressant de s’appuyer sur la définition wébérienne de “domination charismatique”. Elle n’est selon lui «légitime que dans la mesure où (et aussi longtemps que) “vaut” le charisme personnel en vertu de sa confirmation ; celui-ci n’est “utilisable” auprès de l’homme de confiance, du disciple, du partisan que pour le temps qu’il est assuré de durer»(41). Il faut alors faire appel à plusieurs moyens pour faire perdurer ce charisme. On l’a vu plus haut, la communication politique à travers la propagande, le symbolisme politique participent à renforcer la dimension charismatique du personnage.
Dans cette étude, plusieurs positions ont été prises quant au choix de la définition de certains concepts considérés comme “incertains” ou “contestables” ; certains auteurs ont été privilégiés au détriment d’autres.
• La recherche d’un lien entre la GRA et la politique intérieure de la Libye
A travers les différentes définitions conceptuelles, souvent développées sous l’influence du cadre théorique wébérien, on peut se demander en quoi le contrôle de l’eau en Libye à travers la Grande Rivière Artificielle peut-il être considéré non seulement comme l’aboutissement de l’obsession pour l’eau, cultivée dès sa jeunesse, par Mouammar Kadhafi mais également comme un instrument populiste de personnalisation de son pouvoir participant à la légitimation du régime en place ?
Il s’agira de démontrer la motivation capricieuse de la construction de la Grande Rivière Artificielle. Ainsi, cette construction semble être vouée à disparaître à moyenne voire courte échéance par manque d’eau ; des facteurs tels que l’évapotranspiration n’ont pas été pris en compte ou volontairement omis par les études du gouvernement. Une première hypothèse peut donc être conçue autour du rôle de la Grande Rivière Artificielle. Celle-ci parait avoir été conçue autour d’un rêve de verdure, d’un désir d’autosuffisance résultant de la volonté obsessionnelle du dirigeant.
Il convient également de montrer que le régime de Kadhafi est caractérisé par une forte personnalisation du pouvoir et empreint d’une importante dimension populiste.
Beaucoup d’éléments, tels que l’utilisation d’objets symboliques, la personnification de son régime, son appel constant au peuple et à ses rêves peuvent amener à cette seconde hypothèse.
Ces deux hypothèses amènent à la suivante : la Grande Rivière semble avoir été un formidable et gigantesque objet de propagande au service du régime en place, le symbole d’un pays désertique où le manque d’eau ne poserait plus problème.
• Le choix méthodologique de la revue littéraire
Afin de répondre à ces hypothèses, l’étude se basera principalement sur une revue de littérature. Il s’est en effet avéré impossible d’effectuer un travail de terrain. Le temps, les moyens, et la situation politique actuelle du pays ne permettaient pas d’envisager un tel travail. Le manque de sources a constitué un véritable handicap tout au long du travail. La révolution libyenne de 2011 a malheureusement limité l’accès à de nombreux travaux et ouvrages libyens, les sites officiels ont été fermés.
Il est aujourd’hui impossible, sans travail de terrain, d’appréhender la situation exacte des travaux pour la GRA. Le site officiel de la Grande Rivière a été bloqué. L’essentiel a alors consisté à croiser les sources. La Grande Rivière est trop souvent étudiée sous l’angle économique et non politique. Il s’agissait donc de retrouver dans chaque étude scientifique des éléments que l’on pouvait ensuite mettre en relation avec, par exemple, les différentes composantes du populisme retrouvées dans d’autres ouvrages. La révolution libyenne a néanmoins fait fleurir de nombreuses biographies de Mouammar Kadhafi, certes peu scientifiques, mais très utiles pour ce travail de recherche.
Pour palier au manque d’ouvrages scientifiques sur la Libye de Kadhafi, il a été indispensable d’étudier rigoureusement les instruments de la politique kadhafiste. Ainsi le Livre Vert(42) a permis de repérer des éléments clés nécessaires à l’étude. Il a également été intéressant d’analyser divers outils de propagande tels que la philatélie, les affiches ou la monnaie. L’étude des discours du dirigeant aurait permis d’avoir une image plus approfondie du rôle du dirigeant. Cependant, ceux-ci ont également subi une censure à la suite de la révolution de 2011.
Afin de répondre à la problématique, le choix a été fait de souligner la relation étroite entre Kadhafi et la Grande Rivière Artificielle avant de se pencher sur l’instrumentalisation de celle-ci au service du régime en place entre 1969 et 2012.
L’étude de la jeunesse de Mouammar Kadhafi et celle du rôle véritable de la Grande Rivière artificielle en Libye permet, en premier lieu, de constater que celle-ci résulte grandement d’une volonté obsessionnelle de la part du colonel de contrôler l’eau (partie 1).
Dans un second temps, la mise en relation du Programme de la Grande Rivière Artificielle (PGRA) avec le type de régime en place permettra de mettre en évidence, dans une seconde partie, le lien direct entre ce projet et le régime populiste de Kadhafi.
1 Frédéric LASSERRE et Luc DESCROIX, Eaux et territoires: tensions, coopérations et géopolitique de l’eau, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2011, 490p.
2 Idem
3 Frédéric LASSERRE et al., Transferts massifs d’eau: outils de développement ou instrument de pouvoir, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2005, 576p.
4 Galeries de drainage souterraines répandues notamment dans le Sahara algérien
5 Vandana SHIVA, «Les femmes du Kerala contre Coca-Cola», Le monde Diplomatique, mars 2005
6 George MUTIN, L’eau dans le monde arabe: menaces, enjeux, conflits, Paris, Ellipse, 2011, 176p
7 Danielle BISSON, Jean BISSON, Jacques FONTAINE, La Libye: à la découverte d’un pays, tome 1: identité libyenne, Paris, l’Harmattan, 1999
8 Great Man Made River (GMMR)
9 Human Right Investigation, NATO bombs the Great Man Made River, 27 juillet 2007, http://humanrightsinvestigations.org/2011/07/27/great-man-made-river-nato-bombs/ [consulté le 21/11/2011]
10 Fontaine Jacques, «La Libye : une littoralisation presque obligée», Méditerranée, Tome 91,. pp.57-62.
11 Communiqué du 1er septembre 1969, cité par D. BISSON, J. BISSON & J. FONTAINE
12 «Etat des masses»
13 Pierre André TAGUIEFF, «le populisme et la science politique» in Jean-Pierre RIOUX (dir.), Les populismes, Paris, Perrin, 2007, p17 – p59.
14 Ernesto LACLAU, Politics and ideology in Marxist theory, Capitalism – fascism – Populism, Londres, Verso, 1979.
15 Jean-Pierre RIOUX, Les populismes, Paris, Perrin, 2007, p.20
16 Guy HERMET, Les populismes dans le monde : une histoire sociologique, Paris, Fayard, 2001, 480p.
17 Jean-Pierre RIOUX, op. cit.
18 Guy HERMET, op. cit. p 48
19 Ibidem p. 50
20 Jean-Pierre RIOUX, op. cit. p. 231
21 Ibidem, p. 232
22 Guy HERMET, Bertrand BADIE, Pierre BIRNBAUM, Dictionnaire de la science politique et des institutions politiques, Paris, Armand Colin, 2010.
23 Albert MABILEAU, «la personnalisation du pouvoir et ses problèmes» in Léo HAMON et Albert
MABILEAU, La personnalisation du pouvoir, Paris, PUF, 1964, p. 11 – p.40
24 Jean TOUCHARD, «un concept ambigu» in idem
25 Jean Jacques ROUSSEAU, Du contrat social, Livre I, Paris, Hatier, 2007, 118p.
26 Dominique COLAS, Sociologie Politique, Paris, PUF, 2006, 334p.
27 Max WEBER «Les types de domination» in Max WEBER, Economie et société, tome 1, Paris, Pocket, 2003, 410p.
28 Clifford GEERTZ, Savoir local, savoir global : les lieux du savoir, Paris, PUF, 2002, 293p
29 Régis DEBRAY, L’État séducteur : les révolutions médiologiques du pouvoir, Paris, Gallimard, 1997, 202p.
30 Maurice AGULHON, Marianne au combat: l’imagerie et la symbolique républicaines de 1789 à 1880, Paris, Flammarion, 2001, 252p. et Marianne au pouvoir: l’imagerie et la symbolique républicaines de 1880 à 1914, Paris, Flammarion, 2001, 447p.
31 Régis DEBRAY, idem
32 François DELABARRE, Muammar Kadhafi: l’émir fou devenu sage, (entretien avec Kadhafi) Paris Match, 7 octobre 2010
33 Pierre RONDOT, «La personnalisation du pouvoir dans le Proche Orient», in Léo HAMON et Albert
MABILEAU, La personnalisation du pouvoir, Paris, PUF, 1964, p. 175 – p. 185
34 Psychologue français (1888-1954), il écrit un article en 1935: «Le héros» où il s’attarde sur le caractère du culte du héros qui tend à devenir plus national que mystique, Albert BURLOUD, «Le héros», Annales de Bretagne, Tome 42, n°3-4, 1935 pp. 303-325, http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/abpo_0003-391x_1935_num_42_3_1735 [consulté le 16/11/2011]
35 On pense notamment à celles développées par Shannon et Weaver ou celle d’Harold Lasswell.
36 Dominique PICARD, « De la communication à l’interaction : l’évolution des modèles», Communication et langages, N°93, 3ème trimestre 1992. pp. 69-83. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/colan_0336-1500_1992_num_93_1_2380 [consulté le 18/11/2011]
37 LASSWELLl, «The Structure and Function of Communication in Society», in Lyman BRYSON (dir.), The Comunication of Ideas, New York, Harper and Brothers, 1948, p. 37.
38 Randall L. BYTWERK, Machines à broyer les âmes, Paris, Klincksieck, 2011, p. 233.
39 Jacques ELLUL, Propagandes, Paris, Armand Colin, 1962, p. 74.
40 Max WEBER, op. cit., p5
41 Idem
42 Mouammar KHADAFI, Le Livre Vert, Tripoli, Centre mondial d’études et de recherches sur le Livre Vert, 1984.