« La transformation de l’outillage, la mise en place de nouvelles méthodes de production, la conquête de nouveaux marchés et, plus généralement, le recours à de nouveaux procédés dans les affaires introduisent, avec la dimension du pari, le risque de l’erreur et se heurtent à des obstacles que l’on ne rencontre pas lorsqu’on s’en tient à une gestion routinière », Joseph Aloïs Schumpeter (1).
Véritable force motrice de toute dynamique économique, l’innovation telle que conceptualisée par Joseph Aloïs Schumpeter résulte de la vitalité intellectuelle d’une certaine catégorie d’individus, les entrepreneurs innovateurs. Ce processus revêt deux aspects diamétralement opposés, un aspect créateur d’une part, avec l’émergence de nouveaux domaines d’activités, et un aspect destructeur d’autre part, avec la disparition des secteurs ou des moyens de production empreints d’obsolescence. Cette dynamique oxymorique, théorisée par Schumpeter sous le terme de « destruction créatrice »(2), est ainsi perceptible à différentes époques. La révolution industrielle ou encore l’apparition des nouvelles technologies de l’information et de la communication en constituent les illustrations les plus flagrantes.
Au stade le plus primaire de sa conception l’innovation est assimilable à une simple idée susceptible de n’atteindre maturité que dans les rares hypothèses où cette pensée, immatérielle par nature, se concrétise. Le capital-risque constitue dans ce contexte un connecteur logique entre l’idée innovante d’une part et sa réalisation d’autre part. Ce dernier se définit ainsi comme un mode de financement spécifique consistant en un apport en capital à de jeunes entreprises innovantes et à fort potentiel de croissance.
La « dimension du pari et le risque de l’erreur(3) » influencent inéluctablement les sources de financement d’un projet innovant. Plus le risque est élevé, plus le spectre d’investisseurs potentiels se restreint, et ce malgré des perspectives de rentabilité incitatives en cas de réussite. Frank Knight, économiste américain, distinguait dès 1921 dans son ouvrage « Risk, Uncertainty and Profit » la notion de risque de celle d’incertitude. Contrairement au risque, où la réalisation d’événements futurs peut faire l’objet d’une évaluation, l’incertitude radicale ne présente pas un caractère probabilisable. Or les activités de capital-risque s’orientent principalement vers le développement d’innovations radicales plutôt qu’incrémentales, à savoir à l’origine de percées nouvelles et non uniquement relatives à l’amélioration des performances de produits existants. L’environnement du capital-risque n’est donc pas simplement risqué, il est par nature empreint d’incertitude.
L’incertitude Knightienne pèse sur la décision d’investissement des acteurs, laquelle est alors fondée sur un exercice de jugement bien plus que sur un véritable calcul précis du risque. Par essence, le capital-risque n’est donc pas destiné à connaître un développement exponentiel mais tend plutôt à se limiter à un faible nombre d’investisseurs.
Face à cette limite inhérente au capital-risque, l’interventionnisme étatique peut avoir un rôle crucial. Conscients de l’importance du financement de jeunes sociétés innovantes dans le dynamisme économique d’un pays, les pouvoirs publics ont un intérêt certain à favoriser l’émergence et le développement du capital-risque. L’Etat dispose de la faculté de stimuler ce levier potentiel de financement et de lui faire atteindre des niveaux de développement difficilement accessibles dans le cadre d’une évolution autonome. Il s’agit dans cette optique d’influencer la rationalité des acteurs en intervenant directement sur la logique « coûts et avantages » gouvernant tout processus décisionnel. L’attractivité des activités de capitalrisque peut ainsi être renforcée par la création d’un cadre juridique et fiscal incitatif destiné à compenser cette notion d’incertitude.
Il semble en ce sens intéressant de noter que les pays considérés comme les plus avancés en matière de capital-risque sont ceux qui ont, le plus tôt, mis en oeuvre des politiques publiques destinées à encourager le développement du capital-risque. Il s’agit d’Etat tels qu’Israël, la Corée du Sud ou encore les Etats-Unis. Aux Etats-Unis par exemple, l’émergence du capitalrisque moderne résulte certes d’une initiative privée menée par le Général Georges Doriot au lendemain de la seconde guerre mondiale avec la création d’une firme de capital-risque indépendante, l’American Research & Development Corporation (ARD), mais c’est principalement l’Etat, par le biais de la Small Business Administration(4), qui est à l’origine du véritable essor du capital-risque américain. Des structures locales nommées « Small Business Investment Corporations » (SBIC) ont ainsi été créées dès 1958 avec pour vocation le financement de petites entreprises. Ces entités, subventionnées et pourvues de divers avantages fiscaux furent créées par centaines. Entre 1958 et 1969, approximativement 3 milliards de dollars furent investis par ces dernières(5). En 1980 fut également mis en place un programme public de soutien aux jeunes entreprises innovantes, le « Small Business Innovation Research program» (SBIR). De plus, la règle du « prudent man » qui interdisait aux fonds de pension d’investir dans des sociétés non cotées fut levée. Le capital-risque américain connut dès lors un essor considérable, les montants investis passant de 570 millions de dollars en 1980 à quelques 3000 millions en 1983(6).
Les différentes expériences analysables à l’échelle internationale permettent de distinguer différents moyens d’intervention. Cette théorisation de l’interventionnisme public revêt deux aspects principaux. Le premier concerne la « structuration » des opérations, à savoir les instruments juridiques utilisés dans les opérations de capital-risque, leur régime juridique et fiscal, et l’environnement au sein duquel ils s’insèrent. Le second est relatif au « financement » des opérations et concerne l’Etat en tant qu’investisseur.
– Interventionnisme relatif à la structuration des opérations.
La création d’un cadre juridique flexible et adapté au capital-risque constitue une étape fondatrice. L’objectif est de créer un environnement accessible et compréhensible pour les différents acteurs du capital-risque, quelle que soit leur nature.
Ce cadre juridique doit être pourvu d’un régime fiscal incitatif. L’idée est alors de compenser l’incertitude inhérente au capital-risque. L’Etat peut ainsi influencer la rationalité des acteurs en intervenant dans la balance « avantages et inconvénients » inhérente à chaque décision d’investissement. Une situation fiscale avantageuse influe inéluctablement sur le processus décisionnel des investisseurs et permet d’accroître le recours à ce domaine d’activités. Le spectre des investisseurs potentiels du capital-risque peut donc être élargi par l’intermédiaire d’une politique fiscale incitative.
Des structures publiques peuvent également avoir un rôle d’accompagnement. Il s’agit de favoriser l’innovation en facilitant l’accès aux ressources financières et matérielles, à l’image d’incubateurs publics ou encore de services d’accompagnement juridique.
– Interventionnisme relatif au financement.
Le soutien à l’innovation peut également être de nature financière par le biais de prêts et garanties, mais surtout, s’agissant du capital-risque, par l’intermédiaire d’investissements publics. Favoriser l’investissement public dans des fonds de capital-risque ou directement dans des sociétés innovantes est ainsi susceptible de générer un effet de levier en incitant les financements privés à se joindre à l’initiative. Cette forme d’interventionnisme peut aboutir sur un véritable modèle de développement du capital-risque fondé sur un partenariat entre fonds privés et fonds publics. Ce soutien financier n’a pas nécessairement à revêtir un caractère permanent. Rien n’empêche le maintien d’un tel dispositif dans le temps si l’Etat dispose de ressources conséquentes.
Cependant, une fois l’effet recherché atteint, à savoir la stimulation d’un capital-risque privé suffisamment conséquent, ce soutien financier peut diminuer, voire disparaître et ainsi permettre une réallocation des ressources publiques vers d’autres secteurs. Ce fut le cas s’agissant du programme Yozma en Israël.
– La situation en France.
L’interventionnisme public en matière de capital-risque commence véritablement à se manifester en France en 1972 avec la création des sociétés financières d’innovation (SFI).
Aujourd’hui peu usité, ce modèle sociétaire s’avérait à l’époque novateur car destiné à « faciliter en France la mise en oeuvre industrielle de la recherche technologique ainsi que la promotion et l’exploitation d’inventions (…)(7) ». La SFI, sous réserve de respecter certaines conditions légalement prévues telles que l’obligation d’investir 60% de son capital dans des sociétés innovatrices ou de technologie au bout de trois ans, bénéficie d’un régime fiscal de faveur(8).
Les SFI constituèrent ainsi les premières manifestations d’un interventionnisme étatique dont l’importance dans le développement du capital-risque allait être grandissante. Quelles sont donc les manifestations de la théorie de l’interventionnisme étatique dans le cadre du développement du capital-risque français ? Comment se concrétise-t-il en France ? C’est précisément ce mouvement interventionniste, protéiforme, qui sera analysé dans le cadre de ce mémoire.
L’interventionnisme public perceptible en France influence tout d’abord la structuration des opérations de capital-risque (I). Si la création d’instruments juridiques incitatifs relève essentiellement de prérogatives étatiques, force est de constater que les institutions européennes jouent également un rôle crucial dans l’internationalisation des opérations, notamment en permettant la commercialisation de véhicules d’investissement dans l’ensemble de l’Union.
L’interventionnisme public est également perceptible dans le cadre du financement des opérations de capital-risque (II). La crise économique a en effet bouleversé le paysage des investisseurs en capital-risque, diminuant considérablement les ressources disponibles. Dans ce contexte nouveau, l’Etat joue un rôle crucial non seulement dans le financement de fonds de capital-risque et de sociétés innovantes, mais également dans l’émergence d’un nouveau modèle de financement fondé sur des partenariats entre secteurs privé et public dans le cadre de fonds mixtes.
1 J.A Schumpeter, économiste autrichien (1883-1950), Impérialisme et classe sociales
2 J.A Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie (1942)
3 J.A Schumpeter, économiste autrichien (1883-1950), Impérialisme et classe sociales
4 The Small Business Administration (SBA) is a United States government agency that provides support to entrepreneurs and small businesses. www.sba.gov
5 “Le capital-risque, mécanisme de financement de l’innovation”, Bernard Guilhon, Sandra Montchaud
6 National Venture Capital Association, YearBook 2006, Arlington 2006
7 Loi du 11 juillet 1972 (loi n°72-650)
8 Possibilité d’avoir un amortissement exceptionnel d’un montant correspondant à 50% des montants souscrits au capital de la SFI, ou encore une exonération partielle des plus-values sur cession d’actions de la SFI en certaines circonstances.