« Le luxe est une nécessité qui commence où s’arrête la nécessité »
Gabrielle Coco Chanel
La surenchère de l’érotisme dans le paysage urbain
C’est la publicité Opium de Yves Saint Laurent qui amorcera ce nouveau registre de communication nommé « porno-chic(1) ». Une jeune femme, le corps extrêmement blanc, les cheveux roux, apparaît nue, les yeux mi-clos, la tête rejetée en arrière dans un semblant d’orgasme tandis qu’elle se met quelques gouttes du précieux parfum. Depuis, bien d’autres marques de luxe ont affirmé la tendance porno-chic, tel que Dolce Gabbana, Dior, Chanel, Gucci, Sisley, Ungaro, Louis Vuitton, Moschino… L’érotisme a ainsi commencé à se « démocratiser » voire à se banaliser. En effet, les images ayant recours à l’érotisme sont de plus en plus nombreuses et ne sont plus confinées à quelques « obscurs » magazines de charme au fond des boutiques de presse. La publicité de luxe participe pour beaucoup à la dilution de ces images érotiques dans le paysage urbain, sous forme d’affiches, de couvertures de magazines, de sucettes dans les abris-bus etc.
Longtemps, la publicité de luxe a puisé son inspiration dans ces codes pornophotographiques donnant lieu à cette pratique publicitaire désignée «porno chic».
Devenu l’un des principaux modes d’expression, l’intérêt du porno chic a principalement résidé dans la polémique qu’il a suscitée, tant dans le public que dans le monde publicitaire. Chanel, Dior, Dolce & Gabbana, Gucci, Moschino, Rochas, Saint Laurent, Sisley, Ungaro, Vuitton, Weston, utilisent ces codes afin notamment, de ne pas passer inaperçu : la publicité de luxe doit faire preuve d’audace. Dans Le Neuromarketing en action(2), Patrick Georges, neurochirurgien, et Michel Badoc, professeur à HEC, analysent que « pour être efficace, le marketing du XXIe siècle doit, au-delà de la satisfaction, devenir un marketing du désir qui sait faire rêver le client. Pour y parvenir, il lui faut répondre aux frustrations, aux pulsions, aux émotions profondes des conso-acteurs ».
Des moeurs sexuelles qui évoluent
Ce véritable phénomène de société est aujourd’hui accentué par une libéralisation du sexe ludique (cf. le Passage du désir à Paris, sex-shop célébrant l’érotisme, est dédié au «développement durable du couple», leur slogan.), ou encore par les nouvelles pratiques sexuelles des Français largement diffusées par nos médias comme le libertinage.
En 2009, Le Nouvel Observateur et RTL ont publiés un sondage sur les pratiques sexuelles des Français. Cette enquête, réalisée auprès d’un échantillon représentatif de 1000 personnes trace le portrait d’une France décomplexée. Cette enquête fait ainsi apparaître 5 sexotypes différents au sein du couple (les «traditionnels distanciés» – 12% des Français – qui manifestent peu d’intérêt pour la sexualité ; les «romantiques conformistes» – 25% – pour lesquels sexes et amour sont indissociables ; les «amants fidèles» – 25% – à la sexualité épanouie et en quête de jouissance ; les «explorateurs affranchis» – 24% – qui sont les plus audacieux et les plus consommateurs de sexe, et les «décomplexés tranquilles» – 14% – qui affichent une sexualité épanouie). D’autres enquêtes et reportages, comme Génération Porno, un reportage diffusé sur Arte en 2008 mettent en lumière la consommation du sexe parfois compulsive mais assumée. Si l’âge d’une première relation sexuelle ne semble pas trop avancer, la découverte de nouvelles expériences semble s’effectuer de plus en plus tôt et le rapport au sexe évolue. Par exemple avec l’apparition des fucking friends dit aussi friends with benefits(3) -un système de relations sexuelles entre amis consentants- ou notamment la sur-diffusion d’articles dans la presse féminine se proposant de faire découvrir des pratiques sexuelles(4). Internet, a bien sûr largement accéléré cette libéralisation. En effet 2010, le blog de Online MBA(5)a publié un article illustré des statistiques de la pornographie sur internet intitulé Stats on Internet Pornography. Cette étude évaluerait à 12% le contenu pornographique sur internet (soit 24 644 172 sites) et ce marché engendrerait 4,9 milliards de dollars à travers le monde dont 2,84 milliards rien qu’aux USA.
L’érotisme dans la publicité de luxe : le libertinage
Toutefois, le recours à l’érotisme dans la publicité de luxe passe par les codes du libertinage (afin de signifier une sexualité débridée mais aussi élitiste, tout comme les produits que la publicité de luxe met en scène : parfum, bijoux, vêtements de hautecouture, etc…). Le libertinage apparaît au 17ième siècle. C’est un mouvement philosophique porté par des libres penseurs comme Sade(6), le plus célèbre des auteurs de ce mouvement de pensée.
Aujourd’hui le libertinage pourrait se traduire sous la forme d’une quête égoïste du plaisir(7). La vie en société est présentée comme un jeu de dupe dont les libertins maîtrisent à la perfection les codes et enjeux (non sans rappeler Les Liaisons dangereuses de Laclos).
Auparavant, acheter un produit de luxe c’était avant tout acheter une image, un univers. C’est toujours le cas aujourd’hui néanmoins, le libertinage dans la publicité de luxe amène une autre dimension : acheter un produit de luxe aujourd’hui c’est comme revendiquer un statut libertin au sens où l’on peut se permettre d’être oisif, on possède sa liberté d’entreprendre. On assiste ainsi à une association libertin-liberté. La marque est alors au service de notre plaisir et ceux qui la portent se distinguent par leur luxe de l’oisiveté(8). Par exemple, chez Dolce & Gabbana (printemps-été 2007), Gucci (2006) ou encore Calvin Klein (2009), on retrouve toujours de jeunes protagonistes plus ou moins dénudés, au corps sublimé (avec par exemple, l’utilisation d’une huile satinante, largement utilisée dans les médias à caractère pornographique afin de mettre en valeurs les corps) à l’attitude lasse. Les corps sont ainsi dans l’attente, l’attente d’un futur passage à l’acte, l’attente d’une jouissance. De plus malgré des scènes très controversées (la publicité Dolce & Gabbana 2007 fut censurée car considérée comme une incitation au viol collectif), l’ambiance générale de ces publicités est épurée (corps lisses, utilisations de tons clairs…). Cette contradiction entre un univers épuré et une véritable tension sexuelle pourrait se traduire par le proverbe anglais, « l’oisiveté est mère de tous les vices » et une citation de la Bible «le travail est un châtiment». En effet, évoluant dans des espaces clairs et lumineux, les protagonistes esthètes à l’attitude lasse pourraient presque s’apparenter à des êtres de lumière, des anges dont l’oisiveté entraînerait le développement d’une sexualité. Ainsi, porter les mêmes vêtements que ces protagonistes c’est s’associer à cette image lasse, oisive où tout nous est permis.
L’amorce d’un changement
Or depuis le contexte de crise apparu ces dernières années, accompagné de l’essor d’internet et de la concurrence des marques de masse, un changement dans la communication des publicités de luxe semble s’observer. Un retour à l’authenticité, aux valeurs et au style rétro se fait remarquer. Dans sa campagne printemps été 2012, Dolce & Gabbana par exemple, a mis en scène une famille italienne typique : bruyante, chaleureuse et élégante (mettant notamment en scène l’actrice Monica Bellucci et le mannequin Bianca Balti). La griffe italienne reprend ici les valeurs de la famille pour faire parler ses différentes affiches publicitaires. Pour cette campagne Dolce & Gabbana a voulu faire un mélange intergénérationnel. La scène de cette campagne très familiale se déroule en Italie à Portofin, un retour aux sources qui permet de mélanger le passé au présent. Passé, présent, le temps est souvent suspendu. Dans sa campagne printemps-été 2012, Chanel propose une publicité en noir et blanc, à la mise en page très graphique : deux mannequins en tailleur se tiennent à bout de bras, telles de véritables athlètes, sur deux barres en bois, dos à la mer(9). La maison Chanel fait donc ici clairement un clin d’œil à son histoire et rappelle l’origine de son succès (néanmoins on pourrait s’interroger sur l’inspiration de ces clichés nous rappelant clairement les photographies de Leni Riefenstahl(10) couvrant les Jeux Olympiques de Munich en 1972). Les notions de transmission – héritage, passage de témoins intergénérationnels – sont donc clairement mises en valeurs. Ainsi depuis 2010 Louis Vuitton, Chanel, Gucci ou encore Hermès mettent en avant l’artisanat lié à leur marque (le groupe LVMH a notamment ouvert ses portes pendant deux journées afin de montrer le savoir-faire artisanal de ses maisons en septembre 2011). Ces initiatives montrent bien que les marques de luxe se sont engagées dans un recentrage autour des valeurs fondamentales de leur marque et du luxe.
Vers une évolution de la communication ?
Bien sûr, toutes les marques ne cèdent pas à la communication de l’authenticité et restent dans les codes du porno chic comme Calvin Klein. Néanmoins, ces provocations se veulent tout de même un peu plus sobre qu’auparavant. Dans sa campagne printemps été 2012, l’univers proposé se veut plus onirique, malgré la semi-nudité des protagonistes on ne perçoit aucune tension sexuelle, la jeune femme aux yeux fermés cache même ses seins par pudeur. On peut alors se demander comment communiquent les marques de luxe aujourd’hui ? La crise a-t-elle bouleversé les stratégies de communication dans le secteur du luxe ? Qu’est-ce que cela nous apprends sur la société actuelle ? Assiste-t-on à un repli social dans la publicité du luxe aujourd’hui ? Quels sont les codes de la publicité de luxe aujourd’hui ?
Nous verrons à travers différents exemples que malgré la subsistance de certains codes liés au plaisir sexuel, liés aux rapports de pouvoirs et aux plaisirs oisifs, une certaine austérité s’est installée dans la plupart des stratégies de communication des maisons de haute couture ou marques de luxe. Il semble que même les pionniers comme Tom Ford se soient assagit. En effet, la marque habituée aux rapports de pouvoirs et aux corps complètement nus a pour sa campagne printemps été 2012, habillé ses mannequins. Les invocations d’un passé nostalgique, les valeurs familiales et fondamentales des marques sont donc mises en avant et semblent primer face au libertinage. Un véritable repli social semble s’instaurer au sein des publicités dans le domaine du luxe. Nous étudierons donc le luxe dans ses valeurs, son histoire et ses différentes parts de marché afin de pouvoir comprendre et étudier la communication du luxe dans le secteur de la mode. Nous verrons ainsi les différentes stratégies de communication utilisées avant 2008 (l’univers onirique, l’art, le porno chic…) et dans une seconde partie nous verrons les nouvelles valeurs mises en avant et les nouvelles figures utilisés jusqu’à aujourd’hui.
1 Le porno chic est un phénomène qui touche la publicité et est utilisé au début des années 2000 pour désigner une nouvelle approche de la communication publicitaire, notamment par certaines grandes marques de luxe. Jusqu’alors habituées à un scrupuleux respect des codes conventionnels du luxe, les publicités n’hésitèrent pas à emprunter axes, visuels et/ou accroches à connotations pornographiques. www.e-marketing.fr/Definitions-Glossaire-Marketing.html
2 Georges et Michel Badoc, Le neuromarketing en action : Parler et vendre au cerveau, Editions Eyrolles, Paris, 2010.
3 Traduction littérale : « relation amicale avec bénéfices, privilèges » sous entendant des relations sexuelles régulières entre deux individus sans pour autant évoluer sur une relation de couple. Deux films en 2011 traiteront de ce sujet : le premier est Sex Friends, Ivan Reitman, USA, février 2011, et Friends with benefits, Will Gluck, USA, septembre 2011.
4 Couverture du BIBA juillet 2009 « 25 idées très très hot pour un plaisir sans limites … », sept. 2010 « Au début, nous deux, c’était juste sexuel », oct. 2010 « connaître ses vrais désirs et aller jusqu’au bout ».
5 Online MBA est un site classant les meilleures universités où effectuer un master of business and administration. Leur blog publie régulièrement des articles sur l’actualité économique et politique. http://www.onlinemba.com/blog/stats-oninternet-pornography/
6 Ecrivain français, philosophe, libertin et athée, Donatien Alphonse François, marquis de Sade est né dans une vieille famille aristocratique et a très vite affirmé son goût pour la luxure. Ses ouvrages alternent entre les scènes pornographiques souvent extrêmes et les dissertations philosophiques. Ce n’est qu’à partir du milieu de XXe siècle que son œuvre, longtemps interdite et diabolisée, sera redécouverte et réhabilitée. Elle n’est plus lue sous le seul angle superficiel du “sadisme” et de la pornographie, mais sous sa fonction libératrice en s’attaquant aux hypocrisies de la société et à la pensée dominante. Le marquis de Sade défend les vices au nom de la nature, en en faisant apparaître les contradictions. Son imagination souvent outrancière est perçue comme le désir de libérer l’homme de ses contraintes. http://atheisme.free.fr/Biographies/Sade.html
7 Dans sa quête du plaisir, il arrive que l’individu se prenne pour seule mesure et oublie, de fait, les principes qui déterminent son appartenance et son admission au sein du corps social. Animé par un désir de jouissance, capable de se muer en une force d’insoumission de nature égotiste, il menace en puissance le projet toujours en crise d’une communauté réglée, hiérarchisée et harmonieuse. Pour être inoffensif et s’arracher à son égoïsme originaire, le plaisir devrait s’accorder avec la vertu, telle qu’elle est célébrée sous sa forme sociale et politique et religieuse. Frédéric Prot, La place de l’énergie du désir de plaisir dans le discours politique, Université Paris III CREC
8 Dans la seconde partie de son discours sur les arts, Rousseau mentionne à trois reprises les liens entre le luxe les sciences et les arts. À certains endroits, le luxe est un effet des sciences et des arts et, à d’autres, il est la cause de leur développement. Comme les lettres et les arts, le luxe est « né de l’oisiveté et de la vanité des hommes. Le luxe va rarement sans les sciences et les arts, et jamais ils ne vont sans lui. », Discours sur les sciences et les arts, Livre de Poche, Paris, 2004 (1750), p.15.
9 Parmi les indémodables lancés par la styliste, il y eût […] et ses tailleurs en tweed très sport à partir de 1924. En 1957, c’est la consécration, avec un Oscar de la mode reçu à Dallas: Coco accède au statut de créatrice de mode la plus influente du XX siècle. C’est aussi l’année où Mademoiselle lance la fameuse sandale bicolore beige et noire. Elle ouvre alors deux magasins en province à Deauville et Biarritz.
10 Leni Riefenstahl est une actrice, réalisatrice et photographe allemande considérée comme la cinéaste officielle du national-socialisme, depuis qu’elle a filmé Adolf Hitler et son régime avec fascination (Le Triomphe de la volonté, 1934) et développé une esthétique du corps en adéquation avec l’idéologie nazie (Les Dieux du stade en 1938, un documentaire sur les Jeux Olympiques de Berlin). Dans Les Dieux du stade, les images sportives exaltent la virilité et la force martiale, notamment à travers l’esthétique du corps masculin athlétique et les différentes techniques de cadrage innovantes.