Dans la foulée de ce que les médias appellent communément « le printemps arabe », un mouvement de contestation est né au Maroc le 20 février 2011 suite à des appels à manifester lancés par des jeunes et des organisations. Les manifestations vont se maintenir tout au long des mois suivant cette date. Elles constitueront un mouvement général qui portera le nom du 20 février.
L’objectif de cette recherche est de revenir à travers une observation participante issue d’une expérience militante ainsi qu’à travers des entretiens ethnographiques et une littérature existante, sur l’histoire du mouvement et du processus protestataire, les pratiques des acteurs, les liens existant entre
le mouvement 20 février (M20) et la structure sociale et économique de la société marocaine ainsi que les liens entre ce même mouvement et l’histoire politique du Maroc. Il s’agit de montrer comment le mouvement, dans son essence (son organisation, ses revendications, l’organisation et le discours de ses agents, ses slogans, ses stratégies et ses tactiques, etc.), est-il influencé par toute une histoire : l’histoire de ses agents (mon récit de vie permettrait
d’illuminer ce lien), l’histoire politique du Maroc, l’histoire des mouvements sociaux (au moins depuis les mouvements constitués sous le protectorat français en vue de la lutte pour l’indépendance). Par ailleurs, cette première partie tâchera de clarifier quelques liens qui existent entre le mouvement et les structures sociales et économiques de la société marocaine. Ces dernières décident elles aussi de l’Être et du devenir du mouvement. Les agents de ce mouvement, comme nous allons le voir, ont pris appui sur ces structures pour revendiquer un changement social. Le changement, ici, (ou ce que les agents interviewés veulent dire par changement) ne concerne pas seulement la chute d’un régime ou encore le chef de l’Etat. Il est employé au sens d’une transformation radicale des modes de productions dominants, de l’organisation sociale dominante, des règles du pouvoir politique, etc.
Il s’agit d’une première tentative de compréhension, à travers le cas d’un mouvement social, des liens et des relations qui existent entre structures et agents pour effectuer un changement social. Autrement dit, comment s’effectue le passage d’une société à l’autre, c’est-à-dire d’un mode de production à l’autre, d’un type de pouvoir à l’autre, de modèles sociaux, économiques et culturels à d’autres modèles ?
La question du changement sociale, à la fois complexe et datant de la naissance même des sciences sociales, a été approchée par plusieurs types de sociologies : structuraliste, fonctionnaliste, développementaliste, etc. Depuis le marxisme soutenant une vision matérialiste mettant les structures économiques, sociales ou encore les conditions matérielles d’existence (la place des hommes et des femmes dans les rapports de production) au centre des facteurs du changement social – inévitable et lié à la lutte des classes-, jusqu’au wébérisme ou encore la sociologie culturaliste qui promeut le rôle des agents libres et des cultures des groupes dans tout changement.
Le dépassement de ces théories fondatrices effectué par la sociologie bourdieusienne qui a hérité de Wéber et de Marx comme elle a hérité de la phénoménologie moderne ou encore de la philosophie herméneutique vient rappeler que le changement social continue à échapper à une théorie générale. La sociologie des mouvements sociaux, approchant ces mouvements comme étant des facteurs parmi d’autres facteurs qui contribuent au changement (la démographie, les élites, les facteurs économiques, institutionnels, politiques, juridiques, etc.) vient, elle aussi, rappeler que les mouvements sociaux eux-mêmes diffèrent d’un contexte à l’autre et d’une société à l’autre. Alain Touraine, Frantz Fanon ou encore des sociologues féministes contemporaines comme Nancy Fraser ont mis en garde contre l’ethnocentrisme qui oriente les travaux de sociologues analysant les autres sociétés(1). Un ethnocentrisme qui est resté incapable de se détacher de la rationalité héritée des Lumière et de l’histoire des luttes et des changements sociaux en Europe et aux Etats-Unis.
Cette première recherche se décline en trois temps :
– Par un travail réflexif, je reviens sur le processus de la mise en place du M20, les évolutions politiques suite à l’éruption du mouvement et les différentes phases de mobilisation jusqu’à l’essoufflement de la dynamique protestataire. Parler de ma trajectoire, en tant qu’acteur au sein du M20, me conduit à parler de mon histoire familiale et scolaire. Sans cette histoire, je ne pouvais être acteur du mouvement. Les histoires des acteurs qui ont participé à la mise en place du mouvement tel qu’il est aujourd’hui permettent de comprendre le mouvement. On ne peut comprendre ce dernier sans une connaissance des histoires et des trajectoires de ses acteurs. Connaître l’histoire des acteurs sert, donc, à comprendre en partie une société ainsi que ses évolutions.
– Dans un deuxième temps, je reviens sur le processus protestataire depuis l’élaboration des premiers appels à manifester jusqu’à l’essoufflement visible de l’action protestataire. A travers une observation participante et des comparaisons (basées sur la littérature existante sur les mouvements sociaux) cette partie permettra de suivre l’évolution du mouvement et de ses acteurs. Elle permettra d’avoir un regard sur l’organisation interne du mouvement et de comprendre les différents facteurs et combinaisons ayant décidé des évolutions de la dynamique protestataire au Maroc.
– Par un travail d’analyse, basé sur des observations et les premiers entretiens réalisés (8 entretiens ethnographiques), il s’agit de comprendre le poids des structures sociales qui participent à déterminer la nature, les évolutions et le devenir du mouvement. L’action sociale des acteurs semble (les entretiens ethnographiques tendent à confirmer cette hypothèse) être définie par un appui sur la stratification sociale (une prise en compte des groupes socioprofessionnels).
Ainsi, le mouvement tentera de privilégier les revendications des groupes qui constituent une force sociale et qui sont susceptibles de se mobiliser (les fonctionnaires du secteur public, les diplômés chômeurs, les étudiants, les agriculteurs). Je me limiterai dans ce cadre à l’analyse de certaines catégories socioprofessionnelle. Je me pencherai en deuxième lieu à l’analyse de l’institution éducative (l’Ecole) pour montrer son rôle dans la distinction et la stratification sociales. La troisième dimension structurelle est celle de l’histoire. Dans ce cadre il s’agit de montrer le poids de l’histoire (au moins l’histoire politique marocaine contemporaine) sur le mouvement et ses acteurs. Ces trois dimensions (organisation socioprofessionnelle, l’éducation nationale et l’histoire politique) vont déterminer les orientations du M20, ses revendications, les pratiques militantes de ses acteurs, etc. sans écraser, toutefois, leur liberté et leur capacité d’innovation. Les acteurs vont développer un « habitus » qui sera caractéristique de leur action.
1 Franz Fanon, Les Damnés de la terre, Editions François Maspero, Paris, 1961 Touraine, La parole et le sang, politique et société en Amérique Latine, Editions Odile Jacob, Paris, 1988 Nancy Fraser, Le féminisme en mouvement, Ed La découverte-Politique & société, Paris 2012 (texte écrit en 2009)