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Introduction

Ambrose Bierce, écrivain et journaliste américain à l’humour un peu sombre de la fin du XIXe siècle, définissait déjà la société, dans son « Dictionnaire du Diable », comme « un système ingénieux pour obtenir des bénéfices individuels sans responsabilité individuelle »(1).

C’est ainsi que par le biais de la société, on peut percevoir des avantages personnels, la responsabilité étant à la charge de la collectivité. C’est sur elle que tout repose : l’individu n’a pas à assumer lui-même certains de ses propres risques.

Ce principe prend tout son sens lorsque l’on s’attarde davantage sur le système progressivement mis en place visant l’indemnisation des risques inhérents au monde professionnel.

La vie de tous les jours n’est faite que d’aléas, sur lesquels nous n’avons a priori qu’un pouvoir limité – pour ne pas dire que nous n’en avons aucun – afin d’en éviter la survenance. Le développement des activités humaines, les avancés scientifiques, les déplacements humains facilités par les progrès technologiques sont autant de facteurs contribuant à une croissance de ces risques que nous assumons chaque jour, chaque minute, chaque seconde.

La révolution industrielle a fait prendre conscience à la société de l’absolue nécessité de se prémunir contre les dommages liés à l’exercice d’une activité professionnelle. Davantage de travailleurs, de nouvelles industries : ceci entraîne inévitablement une augmentation du nombre et de la gravité des dommages.

Le salarié blessé ou – dans le pire des cas – ses ayants-droits, étaient a priori seuls face à cette réalité et devaient en assumer toutes les conséquences, qu’elles soient financières (frais médicaux, pertes de salaire) ou morales.

Naturellement, la question de la prise en charge se pose : collective ou individuelle ?

L’individu doit-il assumer le risque lié à son activité personnellement ? La collectivité a-t-elle son rôle à jouer, le travail de chacun servant l’ensemble de la société, et impliquant donc une intervention étatique ?

Pour tenter de répondre à une telle interrogation, on peut trouver des pistes dans les textes fondamentaux. Dès 1789, les représentants du peuple français reconnaissaient dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen le droit pour tout citoyen à une certaine sécurité, à la « sûreté »(2).

Ce principe sera par la suite repris dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 adoptée au Palais de Chaillot, à Paris, par les 58 Etats Membres de l’Assemblée générale des Nations Unies(3).

C’est donc assez précocement qu’émerge une idée de « droit à la sécurité », même si sa réelle mise en œuvre sera plus tardive.

Ce besoin de sécurité trouve encore davantage de sens dans le cadre de la vie professionnelle. Le travail contribue à faire vivre les ménages et subvenir à leurs besoins, mais c’est également un postulat indispensable au fonctionnement optimal de la société et de l’économie. Chacun effectue une tâche qui profite à l’ensemble de la collectivité.

Sans rentrer dans des débats politiques sur le rôle que doit jouer la société et les diverses conceptions qui ont pu (ou peuvent encore) s’opposer, une question nous traverse inévitablement l’esprit : le travail de chacun servant la communauté et étant en quelque sorte sa raison d’exister, ne serait-il pas logique que ce soit cette dernière qui en assume les risques potentiels ?

La démarche des dirigeants, aidée par les pressions sociales, a pu aboutir à la mise en place d’un système spécifique visant l’indemnisation des travailleurs lésés.

Donner naissance à un tel régime, qui soit financièrement vivable, n’a pu se faire que par le biais de compromis de la part de chaque acteur.

Chaque pays a eu sa propre approche, à sa propre période. Objectivement, on constate que le mécanisme choisi répond tout de même aux mêmes logiques.

En constante évolution, ce système d’indemnisation des accidents du travail et maladies professionnelles (AT-MP) est loin d’être figé. On retrouve toujours un socle de base, souvent rendu légalement obligatoire, auquel les employeurs doivent se conformer. Il s’affine et se précise au fil des jurisprudences et des interventions législatives successives.

Cela parait tout à fait logique du fait de l’évolution des sociétés, des mentalités et des risques liés aux activités professionnelles qui sont, elles aussi, mouvantes.

Une autre problématique voit également le jour actuellement. Avec l’internationalisation des échanges, les employeurs sont de plus en plus amenés à opérer à l’étranger, de manière ponctuelle ou permanente.

Ils se retrouvent confrontés à d’autres législations, parfois assises sur un modèle totalement différent et répondant à des logiques opposées. Ils doivent pour autant s’y conformer, sous peine d’encourir une sanction, au mieux administrative, au pire pénale, de la part de « l’Etat d’accueil ».

Tout cela devient alors un véritable casse-tête. Il est indispensable de bien connaître la réglementation en vigueur, pour ne pas risquer de telles pénalités aux conséquences financières parfois très lourdes.

L’exemple flagrant est celui des Etats Unis d’Amérique (USA). Législation issue du droit de la Common Law, leur conception de l’intervention étatique se montre significativement différente de la conception française.

Alors que le mécanisme français ne laisse que peu de doute sur le caractère public de cette prise en charge des AT-MP, il en va différemment des Etats-Unis. C’est plutôt par le biais d’un système assurantiel privé, rendu obligatoire pour l’employeur, que cette indemnisation sera assumée. Néanmoins, dans les deux cas, l’employeur participe au coût de la réparation des préjudices (primes d’assurance ou cotisations sociales).

L’histoire de chaque Etat permet de mieux comprendre la conception que chacun a du niveau d’intervention étatique approprié. Les origines romano-germaniques du droit français, à distinguer de la base de Common Law du droit américain, expliquent en majeur partie ces différences culturelles.

Les évolutions de la société et de l’économie ont conduit l’Etat à remplir une fonction de « régulateur social » de plus en plus prononcée, alors qu’il se limitait auparavant uniquement à un rôle « d’assistance », laissant place aux solidarités traditionnelles que sont l’Eglise, la charité, la famille,…

Progressivement, des mécanismes d’assurance sociale viennent se substituer, en Europe, à ces systèmes d’initiative privée ou basés sur l’assistance.

En France, cela donnera naissance à la « Sécurité Sociale », projet initié par le juriste Pierre Laroque(4) en 1945. Mélange des conceptions Bismarckienne(5) et Beveridgienne(6), ce système hybride instaure une sorte de mécanisme assurantiel (cotisations des travailleurs) mais généralisé, centralisé et global pour tous les travailleurs (et non pas pour toute la population).

La conception américaine est tout autre. L’homonyme américain de la « Sécurité Sociale » (Social Security) désigne un programme fédéral n’offrant qu’une indemnisation limitée des frais médicaux pourtant parmi les plus élevés du monde(7), et exigeant un paiement des frais avant de pouvoir être soigné. L’accès à la santé est loin d’être universel et aisé.

Ce n’est donc pas par le biais de la « Sécurité Sociale » à l’américaine que l’on peut compter concernant l’indemnisation des travailleurs : l’intervention étatique se fait a minima.

Suite aux évènements majeurs affectant la population, l’Etat fédéral a pris conscience de la nécessité d’intervenir lui aussi. Outre les différentes guerres qui ont pu toucher le pays(8), c’est surtout le Krash Boursier de 1929 à l’origine de nombreuses faillites des banques et entreprises et d’une vague massive de chômage.

Cette crise de 1929 va alors amorcer la politique de relance du « New Deal » à l’initiative de Franklin ROOSVELT.

Cela donnera entre autre lieu en 1935 à la création du « Social Security Act », devenant institution nationale et marquant la fin du libéralisme pur sur le sol américain.

Le besoin de solidarité né des guerres et autres catastrophes affectant les populations a donc poussé plus ou moins chaque Etat, à la conception initiale pourtant différente, à intervenir dans l’intérêt de la société.

Ces écarts culturels entre USA et France expliqueraient tout à fait que le fondement du système d’indemnisation des AT-MP ne poursuive pas une même logique. Dans chacun d’eux néanmoins, ces systèmes sont apparus approximativement aux mêmes périodes : fin IXe, début XXe.

En France, c’est en 1898 qu’un régime spécifique dérogatoire au droit commun a été instauré, même si il a évolué par la suite.

Aux USA, ceci sera légèrement plus tardif et progressif, chaque Etat adoptant sa propre législation.

Afin de mieux cerner ce que recouvrent ces hypothèses d’AT-MP, il convient d’en expliquer brièvement quels en sont les domaines d’intervention. Tout dommage ne sera pas forcément qualifié d’accident du travail ou de maladie professionnelle. Des critères spécifiques sont nécessaires, précisés et affinés au fil des jurisprudences.

Au niveau français, l’article L411-1 du Code de la Sécurité Sociale (CSS) définit l’accident du travail (AT) comme « L’accident survenu, quelle qu’en soit la cause, par le fait ou à l’occasion du travail, à toute personne salariée ou travaillant, à quelque titre que ce soit, ou en quelque lieu que ce soit, pour un ou plusieurs employeurs ou chefs d’entreprise ».

Quant à la maladie professionnelle (MP), elle ne fait l’objet d’aucune définition légale générale. Elle peut se définir comme « la maladie ou l’état de santé d’un salarié ayant un lien direct avec son activité professionnelle ou ses conditions de travail »(9). Elle résulte ainsi de l’exposition à un risque, plus ou moins prolongée, à laquelle est soumis le salarié lors de l’exercice habituel de sa profession.

Des tableaux ont successivement été mis en place par la Sécurité Sociale afin de recenser les affections reconnues comme telles. Dès lors qu’une pathologie figure dans l’un de ces tableaux, elle est présumée être d’origine professionnelle.

Du côté américain, les définitions sont fournies par l’OSHA(10), en quelque sorte équivalente américaine de notre Inspection du Travail.

Elle qualifie d’accident du travail (« Occupational Injury ») le dommage pour lequel « un évènement ou une exposition dans l’environnement de travail a causé ou a contribué à l’état du salarié, ou a significativement aggravé un état préexistant »(11).

Elle définit plus précisément la maladie professionnelle (« Occupational Disease ») comme « tout état ou trouble anormal, autre que ceux résultant d’un accident du travail, causé par l’exposition à certains facteurs associés à l’emploi exercé »(12).

Tant dans le système américain que français, les situations intermédiaires « d’accidents de trajet » (ceux survenant sur le chemin travail / domicile) sont écartées.

Il en est de même pour les maladies dont l’origine n’a aucun lien avec l’activité, même si elles surviennent au travail (telle qu’une attaque cardiaque survenant au travail mais sans aucun lien avec l’activité exercée).

Les AT-MP visent donc des réalités similaires. Cela facilitera la comparaison des deux mécanismes.

Partant de ce postulat, pourquoi ne serait-il pas possible de transposer le système français sur le sol américain ? Les employeurs ne pourraient-ils pas s’implanter mutuellement d’un côté et de l’autre de l’Atlantique ?

Avec la mondialisation, les entreprises installent de plus en plus naturellement des filiales à l’étranger : les frontières ne sont désormais plus un obstacle.

A l’image de l’Union Européenne qui a très largement facilité de tels échanges, notamment par le principe de liberté d’établissement (LE)(13) et par la possibilité d’exercer en libre prestation de service (LPS)(14), pourquoi ne pas envisager une démarche similaire Outre-Atlantique ?

Ne nous aventurons pas plus longtemps dans une telle hypothèse, actuellement encore irréalisable : une telle transposition de la LE ou de la LPS n’est absolument pas envisageable sur le territoire américain.

Différences culturelles, divergences de conceptions, absence de toute convention francoaméricaine réglementant un tel point : autant de facteurs interdisant formellement à un employeur français d’opérer sur le sol américain, dans quelque Etat que ce soit, comme il le ferait dans un autre pays membre de l’Union Européenne tel que l’Espagne ou la Belgique.

La seule et unique solution qui s’offre à lui reste alors – exception faite du choix de ne pas opérer aux USA – de se conformer parfaitement à la législation en vigueur dans l’Etat où il souhaite s’implanter (en achetant une assurance légale sur place).

Cependant, on se doute bien que ceci est loin d’être chose facile.

Les barrières de la langue et encore une fois les conceptions différentes de la matière, de plus en constante évolution, constituent des freins non négligeables rendant la compréhension exacte de la législation américaine délicate : il n’est pas aisé de se conformer à cette dernière sans risque potentiel de commettre un impair quelconque.

Il serait totalement illusoire de croire que l’on puisse transposer le concept français de l’indemnisation des AT-MP purement et simplement sur le sol américain.

Le préalable indispensable est donc la parfaite connaissance des principes applicables dans le pays d’accueil : cela évitera à l’employeur de se retrouver dans un contexte épineux, confronté à un problème de conformité de sa situation aux législations en vigueur et donc aux sanctions associées. Les mouvances législatives et jurisprudentielles amenant parfois à de totales refontes des notions ne sont pas là pour faciliter la tâche.

Un état des lieux du fonctionnement de chacun de ces systèmes d’indemnisation des AT-MP est un préalable nécessaire (Partie I) à la présentation des moyens mis à la disposition des employeurs afin de protéger leur responsabilité contre les attaques judiciaires des salariés (Partie II).

Partant de cette comparaison, il nous sera alors plus aisé de réfléchir sur le point de savoir si, avec le temps, ces deux modèles ne convergeraient-ils pas vers une même réalité. N’arriverons-nous pas, à terme, à deux systèmes interchangeables ? La solution européenne de libre prestation de services et de libre établissement ne trouvera-t-elle pas à l’avenir sa place au cœur des relations internationales entre deux pays qui, historiquement, ne présentaient que peu de similitudes ?

1 Corporation : « an ingenious device for obtaining individual profit without individual responsibility », The Devil Dictionary, 1911.
2 DDHC de 1789, article 2 « le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression
3 DUDHC de 1948, Nations Unies, article 3 « Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne ».
4 Pierre LAROQUE : haut fonctionnaire français (1907-1997).
5 Otto Von BISMARCK (1815-1898), homme politique allemand d’origine prussienne, prônant une politique d’assurances sociales, opposée à celle de l’assistance sociale. Selon lui, la protection sociale doit donc être accordée en contrepartie d’une activité professionnelle et non pas d’office à toute personne dans le besoin.
6 William BEVERIDGE (1879-1963), économiste et homme politique britannique, prônant le principe de « sécurité sociale » offrant une protection sociale « universelle » (couverture de l’ensemble de la population pour tous les risques sociaux), « uniforme » (prestations en espèces basées sur le besoin et non pas les revenus), et unique (gestion étatique de l’ensemble), financée par l’impôt. Rapport « Social Insurance and Allied Services », rapport de 1942
7 À titre d’exemple, une simple consultation chez un médecin généraliste pourra facilement coûter entre $70 et $300 (soit entre 55 et 228 € : nous sommes donc bien loin des 23€ conventionnés des généralistes français).
8 Guerre de Sécession (1861-1865) , première Guerre Mondiale (1914-1918).
9 Dictionnaire du droit du travail, Editions TISSOT
10 OSHA : Occupational Safety and Health Administration, créée par l’OSH Act en 1970 adopté par le Congrès américain. Cette organisation fait partie intégrante du Département du travail américain (US Department of Labor) et a pour mission d’assurer la sécurité et la salubrité des conditions de travail des travailleurs, notamment par la mise en place de standards et par des actions offrant des formations, une assistance aux personnels. www.osha.gov
11 « An injury is considered work-related if an event or exposure in the work environment either caused or contributed to the resulting condition or significantly aggravated a pre-existing condition”, OSHA.
12 « Any abnormal condition or disorder, other than one resulting from an occupational injury, caused by exposure to factors assciated with employment ».
13 LE : liberté pour une personne physique ou morale d’un Etat membre de l’UE d’avoir une présence permanente sur le territoire d’un autre Etat membre (Europa.eu).
14 LPS : liberté pour une personne physique ou morale d’un Etat membre de l’UE d’exercer son activité de manière temporaire et occasionnelle sur le territoire d’un autre Etat membre de l’UE ou de l’EEE, depuis son pays d’origine (Europa.eu).

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