Si les rescapés font encore des rêves de leur trauma des années après, c’est bien qu’il persiste encore une trace de ces excitations, et que du coup, l’organisme n’est pas parvenu à les lier pour les placer sous la domination du principe de plaisir. Nous avons vu que le geste de l’enfant exprimait sans doute le processus de liaison effectué puisqu’il prend un certain plaisir à répéter son jeu. Nous avons supposé, par comparaison et extension, qu’il se produisait le même processus dans les discussions privées des rescapés qui semblaient trouver une petite porte de sortie à leurs rêves compulsifs.
C’est en interrogeant les rapports entre la compulsion de répétition et le pulsionnel que Freud est amené à poser l’hypothèse du caractère conservateur des pulsions, qui poussent à répéter un évènement passé (dans notre cas les scènes de génocide). Il définit la nature conservatrice du vivant à partir des faits répétitifs observés aussi bien dans la nature, la biologie, l’embryologie, que dans le monde de l’âme. Du vol migratoire des oiseaux, toujours le même, à la vie cellulaire, jusqu’à la compulsion de répétition qui se manifestent par le rêve, tout n’est que répétition, héritage, conservation de ce qui fût dans le passé. La répétition d’une expérience passée serait un caractère général du vivant et des pulsions, opposée donc à toute idée de développement. Le phénomène de développement viendrait de l’influence de forces extérieures, mais en interne, la tendance générale est au retour à des états antérieurs, à la régression.
Ainsi apporte-il une nouvelle définition des pulsions : « une pulsion serait une poussée inhérente à l’organisme vivant vers le rétablissement d’un état antérieur que cet être vivant a dû abandonner sous l’influence perturbatrices de forces extérieures ;(1) ». Cette découverte, ou du moins cette hypothèse de la nature conservatrice du vivant, marque un véritable tournant dans la théorie psychanalytique et introduit pour la première fois l’hypothèse de la pulsion de mort, comme première pulsion à l’oeuvre pour ramener l’organisme à son état antérieur, c’est-à-dire à l’inanimé, au non-vivant. Ce sont des forces extérieures, perturbatrices, excitatrices, qui ont donné vit à la matière inanimée, engendrant ainsi les motions pulsionnelles, et la première de celles-ci, la pulsion de mort. Ainsi le but de la vie est la mort ; comme le dit Freud: « le but de toute vie est la mort, et en remontant en arrière, le non-vivant était là avant le vivant. »(2).
Non-vivant, vivant, mort : pour revenir à l’état inanimé, il faut mourir ; pour mourir, il faut d’abord vivre, ainsi que je l’interprète aussi dans ce vers d’Apollinaire :
« Rien n’est mort que ce qui n’existe pas encore »(3). Cet ordonnancement des choses nous parait évident, mais notre conception de la vie se trouve certainement bouleversée lorsque l’on pose la mort comme but de la vie. Vivre est donc l’état qui n’est pas le bienvenu dans la tranquillité de l’inanimé. Etat que la pulsion de mort est chargée d’anéantir. Si le but de la vie est la mort, alors la pulsion de mort est avant tout une pulsion d’autodestruction de l’organisme.
Autrement dit, le désir de mort est avant tout le désir de sa propre mort. Mais pourtant, on vit. Et pour nombre d’hommes et de femmes, le chemin qui mène vers la mort est relativement long. Freud y voit la marque des pulsions sexuelles, qui par leur fonction de préservation de la vie, s’opposent au travail des pulsions de mort. Pour parvenir à cette conclusion, il procède à toute une analogie avec la vie cellulaire. Pour résumer, il se base notamment sur les travaux de Weissman qui procède à un partage de toute cellule vivante en deux parties : le soma, partie mortelle, et le plasma germinal, source de vie.
Par analogie le soma représente la pulsion de mort, partie interne de l’organisme qui participe à sa propre destruction ; et le plasma germinal, assimilé aux pulsions sexuelles, partie source de la reproduction de l’espèce, qui cherche à se lier à d’autres cellules pour conserver la vie cellulaire. Liaison. Nous avons déjà rencontré cette fonction lorsque l’appareil réagit à une effraction d’excitations. Il cherche à les lier (d’autant plus si le système envahi est déjà préparé), dans le but de préparer à leur évacuation, servant ainsi le principe de plaisir. Liaison des cellules germinales, liaison des excitations dans l’appareil psychique, nous venons d’établir la fonction principale des pulsions sexuelles : lier. A l’échelle des sociétés, dans Malaise dans la culture, ce sont encore les pulsions sexuelles que Freud place derrière la tendance des hommes à établir des relations avec l’Autre, au-delà de la seule nécessité objective de survie face à la nature. Ainsi elles sont à l’oeuvre dans le processus civilisationnel qui lie les hommes libidinalement entre eux. Freud les regroupe sous le nom d’Eros, comme pulsion de vie.
Je ne me risquerais pas davantage dans l’analogie avec la vie cellulaire, en dehors de celle de Freud, si le hasard ne m’avait pas poussé à y jeter encore un coup d’oeil. Alors que je suis en train de rédiger cette partie, il se trouve que mes parents lisent un livre de Jean Claude Ameisen, dont ils me font part, intitulé La sculpture du vivant. Le suicide cellulaire ou la mort créatrice. Comment ne pas y jeter un coup d’oeil alors que je suis en train d’écrire que le but de la vie est la mort, et que la pulsion de mort est avant tout une pulsion d’autodestruction ! Ainsi peut-on y lire que « Le pouvoir de s’autodétruire semble être profondément ancré au coeur du vivant. Et il est probable que ses origines sont sans rapport aucun avec l’ « utilité », le « rôle » et la « fonction » qu’il nous semble exercer, aujourd’hui, dans nos corps. »(4) Ou bien encore : « Une cellule vivante est une cellule qui a réussi, jour après jour à réprimer, pour un temps encore, son autodestruction. Une cellule qui soudain disparait est une cellule qui, pour la première fois, a cessé de réprimer le déclenchement de son suicide. »(5).
La tendance à l’autodestruction qui s‘origine dès le début de la vie, par la vie elle-même, c’est ce que nous appelons pulsions qui ont pour but de ramener la vie à la mort, c’est-à-dire le groupe des pulsions de mort. La « répression » du suicide dont parle Ameisen, c’est ce que nous nommons pulsions sexuelles (ou pulsions de vie) qui, en s’opposant aux pulsions de mort qui cherchent à atteindre leur but directement, allongent la durée de vie, ou retardent l’heure de la mort. L’analogie avec la vie cellulaire semble donc conserver toute son actualité et toute sa pertinence.
A ce stade de la démonstration, on pourrait croire que le caractère régressif des pulsions ne concerne que les pulsions de mort qui ont pour but de ramener l’organisme à l’état inanimé. Il y aurait alors une contradiction avec le caractère régressif général des pulsions qu’on a établi. En fait, ce n’est pas la régression en soi qui révèle la présence de la pulsion de mort. Les pulsions sexuelles ont elles aussi l’objectif de ramener l’organisme à un état antérieur.
Elles ont bien un caractère régressif qui se révèle particulièrement dans les cas de névroses, mais à la différence des pulsions de mort, leur but n’est pas de mettre fin à la vie. Si la fonction principale des pulsions sexuelles est de lier pour reproduire, permettre, conserver la vie, et si elles s’opposent aux pulsions de mort, alors « ramener l’organisme à l’état inanimé » signifie, pour les pulsions de mort, délier ce que les pulsions sexuelles ont lié. Liaison et dé-liaison, ce sont par ces deux fonctions que pulsions de vie et de mort se distinguent. La pulsion de mort se présente alors comme libre, déliée, comme dans la compulsion de répétition qui ramène l’individu à l’état d’effroi, état dans lequel la liaison psychique ne se réalise pas. On en déduit l’oeuvre de la pulsion de mort dans la compulsion de répétition comme expression d’une pulsion déliée. On saisit mieux l’opposition entre répétition comme expression d’une dé-liaison, et remémoration comme travail de liaison.
1 Ibid., p. 88.
2 S. Freud, Au-delà du principe de plaisir in Essais de psychanalyse, Payot, 1981 (1920), p. 91
3 Guillaume Apollinaire, Cortège (dernière strophe) in Alcools, 1913.
4 Jean-Claude Ameisen, La sculpture du vivant. Suicide cellulaire ou la mort créatrice, Le Seuil, 2003 (1999) p.18.
5 Ibid., p. 150.
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