« Représentations et discours », tels sont les mots-clés de notre travail. Nous nous bornerons tout au long de notre étude à cerner les différentes représentations qui sont véhiculées dans les discours qui les ont engendrées. Précisons d’emblée qu’il ne s’agit pas de n’importe quels discours, mais bien de ceux concernant le phénomène de la « harga ».
Le problème des harraga a fait l’objet de bon nombre d’études d’ordre sociologique ou politique, mais il n’a pas encore été traité d’un point de vue linguistique d’une façon stricto sensu.
Ce constat, une fois établi, nous a permis d’inscrire le thème de la harga dans les sciences du langage, en le saisissant sous l’angle des représentations actualisées en discours.(1)
Précisons, avant même d’entamer une quelconque analyse linguistique de discours, que notre intérêt se porte non pas sur le phénomène social, en tant que tel, mais sur ce qu’il est advenu en discours. Il nous importe alors non pas d’expliquer un phénomène social complexe, mais de contribuer à comprendre sa mise en discours. « Les mots » plutôt que les « maux » tel est l’objet d’étude de ce présent travail.
Nous essayerons ainsi de cerner les différentes représentations des uns et des autres(2) autour du phénomène et notamment autour du candidat de la harga. La finalité de la recherche est une visée sémantique. Plus encore, nous étudierons les processus dynamiques mis en scène par les sujets-énonciateurs lorsqu’ils actualisent les potentialités signifiantes d’un praxème(3).
Pour assurer à notre travail une progression cohérente et une meilleure lisibilité, nous présenterons brièvement le contexte sociologique et les conditions sociohistoriques qui ont présidé à la genèse même du phénomène étudié. La contextualisation du phénomène étudié peut se révéler d’un concours sérieux dans le traitement linguistique des données.
0.1. Perspective sociohistorique :
Pour comprendre un discours, il faut nécessairement passer par les circonstances qui ont conduit à sa naissance autrement dit, le considérer non pas comme un produit, mais dans le processus qui a gouverné à sa production. Pour ce faire, nous avons jugé qu’il était préférable de donner, avant toute chose, un aperçu du phénomène en question et des causes qui ont conduit à sa naissance.
L’ère dans laquelle nous avons inscrit notre étude ne s’est pas faite par hasard, notre choix s’est effectué à partir d’observations quotidiennes, de médias en tous genres.
Ainsi, nous voulons montrer que le phénomène de la harga qui est un phénomène social à dimension mondiale a ses particularités en ce qui concerne notre pays, en l’occurrence l’« Algérie ».
L’immigration clandestine en Algérie est un phénomène qui touche principalement les jeunes issus des pays sous-développés. Ces derniers n’ont aucune chance d’améliorer leur sort et décident donc d’immigrer clandestinement vers des pays qui regorgent d’opportunités de travail, d’avenir, et de conditions de vie plus agréables, etc.
Ce que nous constatons chez la jeunesse algérienne c’est une souffrance quotidienne, un certain mal-être et particulièrement ceux, qui ont été exclus du système éducatif. Ces derniers obtiennent un travail qui ne leur permet nullement de vivre aisément. Ainsi, tout ce à quoi aspirent ces jeunes leur paraît vain et de là, ils voient tous leurs projets d’avenir partir en fumée : pas de maison, pas de voiture, et, surtout pas assez de revenus pour une dot en vue d’un mariage.
Le phénomène ne touche pas seulement les non instruits, même les diplômés de niveau supérieur se retrouvent coincés dans des métiers de plus en plus bas dans l’échelle des responsabilités et des salaires.
Et c’est ainsi que des jeunes qui étaient promus à un brillant avenir deviennent de futurs candidats à l’immigration clandestine : des « harraga ».
Depuis plusieurs années, les Algériens tentent désespérément d’occulter le phénomène de la harga en tenant pour responsable des flux migratoires, les « subsahariens ». Ils (algériens) refusaient de regarder la vérité en face et d’admettre qu’ils sont eux-mêmes plus nombreux à fuir leur pays que les subsahariens.
L’Algérie se contentait de refouler les migrants subsahariens et oubliait que le vrai problème résidait dans son propre pays avec ses propres enfants.
Nous pourrons ainsi discourir sans fin de ce mal social qui range l’Algérie comme bien d’autres pays de ce que l’on nomme avec euphémisme « les pays émergents ». Mais le propre de notre travail est encore de présenter une analyse linguistique.
Il nous faut poser, en cette ouverture, que le mot Harraga a été attesté dès les années quatre-vingt pour désigner les flux migratoires qui touchaient la société à cette époque. Depuis il ne cesse d’être produit et actualisé en discours dans différents genres : presse, texte de loi, chansons, romans, films, etc.) Le mot a même traversé la frontière pour être occurrent dans les journaux français (le monde par exemple) (1). Ce terme qui est issu des milieux urbains(4) fait contre toute attente son entrée dans le dictionnaire de langue française : Le Larousse 2011.
Les harraga émigrent dans des pays qu’ils nomment communément « l’étranger » « el ghorba ». Ce lexème qui ne reflète pas vraiment leur pensée concernant les pays d’accueil, car ils ne leur sont point étrangers. Ils ont déjà une nette vision de ce que sera leur vie ; leurs prédécesseurs leur ont brossé le portrait d’une existence merveilleuse qui les attend de l’autre côté des frontières. Ajouté à cela, l’image constante qui leur est projetée quotidiennement par les médias et qui fait naître en eux cette envie incessante d’un ailleurs supposé regorger d’opportunités : un « eldorado » au sens étymologique de ce mot(5). Mais l’accès à ce « monde merveilleux » leur est interdit et c’est cette interdiction justement qui fait d’eux des « harraga ». Ces derniers soulèvent l’interdiction, provenant des pays de destination tout comme des pays d’origine, en émigrant clandestinement(6).
Cette interdiction revêt un caractère différent en fonction de son point d’émission. Elle est différente selon qu’elle provient des pays-sources ou des pays-cibles.(7)
Pour évoluer avec méthode et assurer à notre travail une lisibilité dans sa progression, nous traiterons, dans un premier temps, l’introduction du néologisme harraga dans les discours puis nous examinerons sa mise en circulation dans des discours évaluatifs à tonalités différentes en mettant bien en évidence son caractère axiologique. Les uns l’intègrent, dans une perspective de légitimation, avec une dimension méliorative, et d’autres, en revanche, accentuent une perspective dévalorisante.
Aussi, nous verrons comment ce vocable est passé d’un discours constatif à un discours explicatif. Et pour ce faire, nous passerons par bon nombre de discours. Ceux qui incriminent le harraga et ceux qui le défendent et s’en servent comme alibi à la dénonciation politique. Nous étudierons la chose en mettant en exergue le rôle des médias dans la circulation des informations. Ces derniers (les médias) en tant que pouvoir arrivent à prendre comme bouclier le harraga afin de répandre certains messages personnels.
Les discours sont recueillis dès le départ à travers une structure prédéterminée selon notre objet de recherche, donc le corpus est préparé en fonction de notre problématique.
0.2. Problématique
Notre étude tend à cerner les différentes pratiques discursives et argumentatives ainsi que les enjeux utilisés dans la présentation du phénomène des « harraga » par les médias en Algérie. Le but de notre travail n’est pas de faire une étude sociologique ou politique, mais bien une étude linguistique. Cette dernière ne s’attachera nullement à traiter le fait lui-même, mais les mots qu’il porte et qui le portent. Nous avons limité notre recherche à l’observation et l’analyse des pratiques (en tous genres) mises en scène dans le discours lors du traitement d’un fait social.
Le but de cette étude est de cerner le sens du praxème « harraga » et de voir ainsi comment à travers ces pratiques et mises en scène — des producteurs(8) sociaux — les sens sont infléchis en modifiant à chaque fois le noyau sémantique du mot lors de son apparition en discours. Pour ce faire, il faut d’emblée poser comme point de départ la position du journaliste vis-à-vis de son énoncé. Est-il vrai que ce dernier est neutre et dépourvu de toutes marques de subjectivité ? Nous savons pertinemment aujourd’hui que les discours médiatiques ne répondent pas à la complète objectivité et qu’il est impossible pour un chercheur, lorsqu’il traite d’un fait, quel qu’il soit, de ne pas prendre part à son discours et ne pas se manifester, même si cela est fait de manière implicite.
Nous essayons ainsi de montrer comment le phénomène des harraga est traité par les différents supports médiatiques et aussi comment les chercheurs qui s’y intéressent et qui le traitent arrivent parfois à véhiculer plus d’informations qu’ils ne devraient le faire. Le fait en lui-même devient un support qui tend à montrer certaines pratiques auxquelles s’adonnent les scripteurs-énonciateurs.
Bien sûr, le harraga comme thème de recherche est important, car ce qui demeure pertinent à notre niveau c’est bien le praxème « harraga », nous tenterons de cerner ce dernier par tous les moyens en usant d’un bon nombre de théories et d’analyses afin d’atteindre notre objectif de recherche, qui est de suivre le cheminement sémantique d’un vocable vers sa mise en actualisation en discours. Par la même occasion, nous tenterons d’établir l’identité conférée au sujet de la harga (le harraga) qui devient pour nous objet des discours.
En parcourant les différents discours des divers supports médiatiques, dans lesquels le mot harraga est occurrent, nous avons remarqué qu’il y a des clans qui se constituent : celui des partisans et celui des opposants. Pour bien expliquer ce que nous cherchons à prouver, nous dirons que les médiateurs utilisent certaines pratiques discursives qui nous renseignent sur leurs représentations du monde. C’est à travers ces pratiques que nous arriverons, au final, à cerner l’identité qui est conférée au « harraga ».
Pour notre recherche nous avons choisi de nous intéresser exclusivement aux discours dans lesquels le terme « harraga » est occurrent, nous avons, ceci dit, limité la recherche en ne portant intérêt qu’à l’année 2008 et au journal quotidien indépendant EL Watan (nous expliquerons ce choix ultérieurement). Nous comptons ainsi recueillir des articles de journaux, de différentes rubriques : l’éditorial, les interviews, idées-débats, actualité, etc. À partir de cela, nous verrons comment les discours viennent à chaque fois greffer de nouvelles représentations autour d’un même phénomène ou plus exactement autour d’un même « mot ».
Comme nous l’avons signalé au préalable, le terme « harraga » s’est développé par son usage dans la presse et dans les discours. Afin de comprendre la structure et les logiques de ce phénomène dans le débat public, il nous est nécessaire de passer par le langage.
Notre problématique centrale sera de voir comment s’effectue la circulation du vocable harraga dans les discours et comment ce dernier infléchit une moralisation et une dénonciation.
Le mot harraga fonctionne déjà comme une réalité signifiante. Les discours qui le portent en témoignent. Nous avons d’un côté ceux qui incriminent les individus harraga et de l’autre ceux qui compatissent à leur désarroi en dénonçant ainsi les abus d’un pouvoir qu’ils dénoncent.
Tout au long de notre étude, nous essayerons d’approcher le vocable sous différents angles et nous l’interrogerons en vue de répondre à notre problématique centrale qui est de voir comment à l’aide de procédés cognitifs, langagiers et discursifs ainsi qu’à travers des représentations énonciatives les producteurs sociaux catégorisent et construisent un noyau sémantique d’un praxème.
Autrement dit : comment les discours, qui sont supposés être informatifs, arrivent à véhiculer et à infléchir des sens nouveaux qui viennent se superposer à ceux qui préexistaient ?
Nous avons remarqué que le praxème « harraga » est traité de manière différenciée par les différents producteurs sociaux. Ces derniers arrivent parfois à passer d’une simple information à une totale dénonciation (politiques, religieuses, sociales, culturel… etc.). Bien sûr les discours changent selon les rubriques dans lesquelles ils apparaissent. En ce qui concerne le choix des rubriques du journal, et de l’année 2008, nous allons l’expliquer dans la partie qui suit et qui est intitulée : justification du choix.
0.3. Justification du choix :
Plus haut nous avons cité la date que nous avons choisie afin qu’elle nous serve de point de départ en ce qui concerne la délimitation du corpus. Cela dit, il nous a semblé judicieux d’expliquer ce choix. Ce dernier s’est effectué en raison du changement du Code pénal durant cette date parallèlement à la conférence nationale de la jeunesse ainsi que le discours du président Bouteflika appelant les jeunes à rester au pays et établissant des instructions de la part du gouvernement d’apporter des réponses aux préoccupations des jeunes. Mais l’erreur qui a été faite est que la gestion du phénomène s’est limitée aux aspects judiciaires et sécuritaires alors que la harga s’est amplifiée malgré les sanctions du code pénal.(1) (cf., article de liberté du 9 août 2009).
Maintenant, pourquoi avoir choisi le phénomène des « harraga » parmi tant d’autres faits sociaux ? À cette question nous répondrons que le problème de ces jeunes, qui aspirent à atteindre l’eldorado européen, est un fléau qui nous concerne tous, nous citoyens algériens, car c’est notre jeunesse qui est en cause et c’est l’avenir de notre pays qui se retrouve compromis par cette tragédie qui ne cesse d’aller de mal en pis.
Ce qui a vraiment orienté notre choix d’étude, c’est la lecture d’un article paru le 10 mai 2009 qui parlait d’un projet en cours et qui consistait à refaçonner la personnalité du harraga, ce projet avait pour titre principal : « Le rendez-vous avec l’avenir n’est pas un rendez-vous clandestin ». Ce dernier nous a tout de suite interpellés et cela nous a amenés à nous intéresser aux différents discours de presse tenus sur le phénomène.
0.4 Le choix d’El Watan
El Watan est un quotidien national indépendant ; il prône l’honnêteté et de dévouement absolu à son lectorat, en prenant soin de diffuser un maximum d’informations possibles, et ce en vue de tenir ces partisans au courant de l’actualité et les problèmes sociaux. Ce fut le premier quotidien algérien à créer un site web qui reproduit les parutions quotidiennes au format électronique.
Son tirage s’élève à 150 000 exemplaires d’après les statistiques de 2008.
El Watan est un journal qui prend souvent parti au nom de la justice ; il n’hésite pas à dénoncer ce qui doit l’être en assumant les conséquences de ses actes. Le directeur d’El Watan, Omar Belhouchet défend les droits de l’homme et le concept de la liberté d’expression. C’est aussi pour cette raison que nous avons opté pour ce journal. Premièrement parce qu’il est l’un des journaux qui traitent le plus du phénomène avec le Quotidien d’Oran, mais aussi parce qu’il nous permet d’avoir un taux très élevé de représentations. Nous précisons cependant que l’exhaustivité représentationnelle et/ou sémantique autour du praxème harraga n’est nullement prétendue, notre choix vise à étudier un exemple de processus dynamiques présentés par des acteurs sociaux dans des discours véhiculant les représentations desdits acteurs.
0.5 Les étapes de notre travail :
Notre travail est organisé en trois parties : une première petite partie aura pour but de donner les fondements théoriques qui ont servi de base à notre analyse, une deuxième partie visera à évaluer le taux d’intégration du vocable dans le discours de la presse francophone nous passerons bien sûr par les études sur l’emprunt, ainsi que sur la glose. Une troisième partie traitera de la théorie de la catégorisation ; nous toucherons ainsi à la sémantique du prototype afin de voir quelle est finalement la vraie identité des harraga.
L’objectif de toutes ces études entreprises est de cerner les représentations discursives et les systèmes de valeur véhiculés dans les textes — qui traitent du phénomène — et voir ainsi comment un fait de réalité est rapporté différemment selon les différents sujets-énonciateurs. Pour notre étude, de manière générale, nous nous intéresserons principalement à l’étude praxématique qui vise deux démarches celle qui traite du cheminement d’un fait de réalité et sa mise en fonctionnement dans le discours et celle qui traite des représentations véhiculées à l’intérieur même de ces discours ; c’est-à-dire qu’en réalité ce qui constitue l’objet de cette science n’est pas tant le sens du mot en, mais plutôt le processus dynamique mis en oeuvre par un sujet-énonciateur dans son discours. En ce qui concerne les systèmes de valeurs, nous nous bornerons à mettre en pratique l’approche de Galatanu et voir ainsi comment un discours donné déconstruit un système de valeur afin d’en construire un autre.
Par exemple, en faisant passer le candidat à la harga pour une victime du système, l’énonciateur tente de véhiculer le point de vue de tout un peuple dont lui-même fait partie. C’est de cette façon qu’il donne la voix à ce peuple qui pense tout bas ce que lui a pu dire tout haut. En procédant de cette façon, il n’a pu diffuser le point de vue, mais il a réussi à gagner la confiance de tout un peuple.
En suivant cette lancée, considérons l’énoncé suivant : ces harraga longtemps ignorés. Comment savoir si cet énoncé, qui en effet fut écrit par un journaliste, représente réellement son point de vue sur la question ou alors s’il est sous le commandement d’une instance supérieure qui l’influence et conditionne son discours ? En empruntant la voie théorique de Pierre Patrick Haillet(9), on dira qu’il nous est impossible de connaître l’opinion du journaliste en question si l’énoncé n’est pas rattaché à d’autres éléments qui pourront éventuellement nous éclairer. Soit l’énoncé suivant :
« Ces harraga longtemps ignorés par un gouvernement qui ne leur octroie aucun droit ». Jusque-là, rien ne laisse entrevoir l’adhésion ou non du locuteur à ce point de vue. Mais si toutefois, il est rajouté à ce qui a été dit précédemment : « personnellement j’en conviens ». Ici, il est tout à fait clair pour nous que le locuteur souscrit au contenu véhiculé par son énoncé et par voie de conséquence, il lui accorde son suffrage.
Souvent, le point de vue véhiculé par les discours l’est de façon indirecte et sous-entendue. Dans cette optique, nous nous attacherons à étudier les points de vue représentés de manière implicite. Ainsi si nous considérons l’énoncé suivant : « les harraga, ces malheureux qui fuient leur pays… » Dans cet énoncé, la présence du locuteur est marquée par l’utilisation de l’adjectif « malheureux ». Maintenant, prenons l’énoncé suivant : « ils n’ont pas de travail, pas d’argent, et pourtant le gouvernement est présent… » Dans cet énoncé c’est avec ironie que le locuteur a choisi de véhiculer un message personnel. Ce qui nous a amenés à inscrire notre étude dans le champ de recherche de la praxématique c’est notre intérêt pour le sens produit en discours. En effet la praxématique « est une sémiotique en tant qu’elle se définit comme une théorie de la production de sens en langage, autrement dit comme une linguistique de la signifiance » (Barberis, 1988-1989 : 29).
Ainsi, à travers les corpus sur lesquels nous effectuons notre analyse, nous essayerons, suivant la dichotomie même/autre, de relever les différentes représentations des différents sujets-énonciateurs concernant le phénomène des harraga.
Comme nous l’avons signalé plus haut, notre étude se consacrera exclusivement aux différents discours de presse tenus sur le phénomène de l’immigration clandestine (la harga). Ce que nous essayerons de montrer ce sont les différents sens que produit chaque discours, et voir ainsi comment le praxème « harraga » change de signification à travers les représentations et les positionnements idéologiques des sujets parlants (journalistes, hommes politiques, sociologues, etc.).
Notre travail, qui s’inscrit dans le champ de l’analyse du discours et exploite les approches énonciatives et les études sémantiques, vise essentiellement à montrer comment la structure signifiante d’un discours donné fonctionne, et ainsi voir comment s’effectue le cheminement d’un fait de réalité vers sa mise en fonctionnement dans le discours.
Les principales théories sur lesquelles se basera notre recherche seront les études linguistiques des représentations discursives de Pierre Patrick Haillet, la problématique de l’énonciation, et là, nous prendrons comme appuis théoriques, les incontournables ouvrages d’E.Benveniste (BENVENISTE 1966/2000)(10), ainsi que la problématique de l’énonciation de C. Kerbrat-Orecchioni. Aussi, nous passerons par la théorie de la praxématique qui nous permettra de dégager les différents sens produits en langage.
Il s’agira pour nous de cerner les différentes opérations de manifestation du sujet parlant dans son discours et ainsi, essayer de dégager les sens implicites véhiculés à l’intérieur même de l’énonciation.
0.6. Méthode d’analyse
Pour notre analyse de corpus, nous avons exploré plusieurs perspectives. Dans un premier temps, afin de confectionner notre recherche, nous avons les innombrables théories qui nous ont aidés à analyser notre corpus ainsi qu’une vue d’ensemble sur la question. Par la suite, dans notre deuxième chapitre nous avons effectué une étude métalinguistique du mot harraga à travers des exemples de parler courant(1) ainsi qu’une étude dictionnairique. Les dictionnaires consultés sont : le Robert, le Larousse 2008 et 2011 et le TLF (trésor de la langue française). En ce qui concerne le Larousse (2011), il nous permettra de voir la définition de harraga. Pour ce qui est des autres dictionnaires cités, ils ont servi d’appui pertinent en vue de dégager les définitions des praxèmes : phénomènes, immigration clandestine… Aussi, cela nous aidera, par la suite, à les analyser lors de leurs actualisations dans les discours. Aussi, dans cette étude métalinguistique nous analyserons les différentes gloses présentes dans notre corpus et qui nous aideront à déterminer le taux d’intégration du vocable dans les discours de presse et ainsi appréhender plus facilement le chapitre suivant.
La troisième étape a consisté à cerner les différentes représentations véhiculées dans les discours par les différents locuteurs. Dans cette étape l’analyse de la sémantique catégorielle de Kleiber nous a été d’une grande aide ainsi que l’étude praxématique qui est au coeur même de notre recherche.
0.7. L’argumentation et la narration en tant que modes discursifs
Lorsqu’un acteur social présente un discours sous forme d’énoncé, il l’accompagne souvent d’une argumentation faite de manière implicite ou pas et qui vise à faire adhérer autrui à sa vision des choses en vue d’arriver à une conclusion donnée. Il sélectionne soigneusement ses propos afin de trouver l’élément percutant qui lui permettra d’attirer l’attention des destinataires.
Et c’est ainsi qu’il donne à son discours cette fonction discursive. À l’exemple de Pierre Patrick Haillet, « nous chercherons à rendre compte de telle ou telle fonction discursive par le biais de l’examen de la nature de la représentation construite par l’énonciation » (1). Le fait de mettre tel signe à la place de tel autre dans un travail sur l’axe paradigmatique joue un rôle primordial quant au sens que le locuteur veut donner à son énoncé. Et pour reprendre les propos de Haillet : « la structure de l’énoncé détermine son aptitude à jouer telle ou telle fonction discursive » (HAILLET, 2007 : 50).
Ce que nous tentons de mettre en avant, c’est le fait qu’un locuteur ou un destinateur d’un discours donné a plus d’un tour dans son sac pour parvenir à ses fins et faire en sorte que la magie de son énoncé opère. Il peut, à l’aide d’un nombre incalculable de stratégies discursives, transmettre ses représentations concernant tel ou tel fait, et ce, en ne donnant pas l’impression de le faire. Il aura recours parfois à la substitution en donnant la parole à un tiers en utilisant par exemple le terme « selon » ou alors rapporté directement les propos exacts d’un individu donné. Ce choix est lui-même stratégique, le scripteur-énonciateur choisit son intermédiaire parmi tant d’autres dans un but bien précis. Selon C.
Kerbrat-Orecchioni : « la meilleure façon pour un journaliste d’être subjectif sans en avoir trop l’air, c’est de laisser parler la subjectivité d’une instance, individuelle ou collective, “autre” » (Orrecchioni, 1980 :169). De cette façon, il [le journaliste] se trouve dégager de toutes responsabilités quant aux conséquences que peuvent entraîner ses propos tout en ayant pris soin de véhiculer son point de vue. Il peut ainsi donner libre cours à ses représentations sans pour autant subir par la suite les affres de l’inquisition. Et, pour reprendre les mots d’O. Ducrot, on dira que l’« on a bien fréquemment besoin, à la fois de dire certaines choses, et de pouvoir faire comme si on ne les avait pas dites, de les dire, mais de façon telle qu’on puisse refuser la responsabilité de leur énonciation » [Ducrot, 1972 : 5] et de cette manière il manifeste « une pensée, en elle-même cachée, au moyen de symboles qui la rendent accessible » [idem : 6] ainsi il arrive à utiliser le lexique avec une certaine habileté qui lui permet de véhiculer ses pensées les plus refoulées sans conséquence. En effet, le sujet-énonciateur [et qui est pour nous pour la plupart des discours un journaliste] parle aux siens en sachant pertinemment que son discours sera parfaitement interprété et compris ; car, appartenant à un même groupe social, les membres d’une communauté partagent certaines croyances et connaissances méconnues des autres membres extérieurs à leur groupe. De ce fait, l’énonciateur devient célèbre. Il est respecté parce qu’il a pu rendre publiques certaines informations qui ont tendance à être dissimulées.
Ceci dit, il n’est jamais libre dans son énonciation ; il est constamment conditionné par des forces extérieures qui cherchent à l’étouffer dans l’oeuf, car il pourrait déstabiliser l’ordre établi. Ainsi, en utilisant ses stratégies discursives, il se heurte toujours à la difficulté de ne pouvoir véhiculer de manière absolue son idéologie. Et C’est ainsi qu’il adopte la technique de l’implicite il joue avec les mots, il façonne, il construit, il modalise l’énoncé. L’explicite n’étant pas de mise, l’implicite lui permettra de se frayer un chemin vers la délivrance sans risque de condamnation, étant donné que toutes ces stratégies ne suffiront jamais à donner corps à ses représentations. D’autre part, la structure de son discours n’arrivera point à cacher sa vision des choses. De ce fait, les stratégies mises en oeuvre ne rempliront guère leurs fonctions discursives.
0.8. Le discours médiatique comme choix
Un discours médiatique contrairement au discours politique par exemple — qui lui véhicule l’idéologie du sujet parlant — constitue la convergence de tout un discours social. Il donne, à travers ce dernier, le point de vue de toute une société sur un événement une information donnée ; il met ainsi en scène une multitude de paroles.
Le discours médiatique comme tous discours permet une actualisation du réel. Il s’inspire de ce dernier et lui donne corps grâce au texte. Cela nous rappelle le concept de logosphère qui stipule qu’il y a maillage du réel. Ce dernier, lorsqu’il est utilisé dans la langue [glossogénie], par un sujet parlant, relève de la praxéogénie. De là, le discours véhicule un monde réel et existe à travers lui. Nous assistons alors à une double dépendance.
Lorsque nous apercevons des objets du réel, il nous est difficile de les saisir de manière concrète. Le discours permet cette concrétisation d’un événement ou d’un fait donné. Il donne forme à ces derniers grâce à des unités linguistiques bien spécifiques. Ainsi nous pouvons illustrer cela avec le schéma suivant :
Le réel → représentation → formes linguistiques → discours
Si nous procédant maintenant par déduction, nous obtenons le schéma inverse
Discours → formes linguistiques → représentations → réel
Concernant les discours médiatiques (plus précisément la presse écrite) qui traitent d’un fait social donné, nous rencontrons à chaque production journalistiqueune une redondance d’informations. Cette redondance installe dans la mémoire collective des représentations qui tendent à asseoir des images mentales de manière définitive. Le discours journalistique, de ce fait, essaye de reconstruire les faits et, en répétant ce dernier, il arrive à dire beaucoup plus que ce qui est prévu ou admis. Ledit plus, c’est sa touche personnelle. Et c’est à travers la structure de son énoncé que nous arrivons à déceler son intention communicative et à force de réitérer l’événement on se rend vite compte que ce n’est plus lui qui est au centre de l’attention, mais les sens qui émanent de la structure. Cette dernière est considérée comme une construction.
1 Cette perspective nous a été inspirée par la théorie de P. Patrick HAILLET dans son ouvrage intitulé pour une linguistique des représentations discursives.
2 Nous réfléchirons aussi bien les endoreprésentations que les hétéroreprésentations.
3 Nous expliquerons dans notre partie consacrée aux apports théorique le choix de cette terminologie.
4 Nous expliquerons cela plus en détail plus loin dans le présent travail.
5 « Pays de rêve, regorgeant de richesses ». le danger ici comme ailleurs ainsi que l’explique M.Zenati, « est de prendre la métaphore pour la chose ».
6 Ce paradoxe nous semble revêtir quelque intérêt et notre travail gagnera en cohérence en le soumettant à analyse.
7 Cette différence sera analysée plus loin d’une manière bien détaillée.
8 Nous avons opté pour cette appellation car nous nous inscrivons dans l’étude praxématique. Ainsi l’acteur social ou locuteur devient producteur de sens.
9 Nous faisons référence à l’ouvrage intitulé pour une linguistique des représentations discursives.
10 Problèmes de linguistique générale Tome 1 et 2.
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