Le droit exprime une vision classique du suicide du moins si l’on s’en réfère à
l’acte que constitue le suicide, soit le fait de se donner volontairement la mort. Comme
nous l’avons étudié précédemment c’est bien l’individu lui-même qui choisit matériellement
de se donner la mort. Il s’agit donc pour reprendre la définition donnée par
Julien Molard d’un « acte a priori intentionnel ». (60) Or la locution a priori signifie « en
se fondant sur des données admises avant toute expérience » ou encore « au premier
abord ». Nous sommes alors en présence d’un préjugé qui ne tient pas forcément compte
des réalités. Ces remarques ne sont pas anodines. En effet les juristes ne retiennent
pas l’analyse psychopathologique du suicide mais se bornent à constater le fait. Et
de fausser leurs analyses comme nous le constaterons dans la section 2 du présent
chapitre. Certains professeurs étaient d’avis que « le suicide est un acte immoral et
socialement nuisible : l’homme qui se donne la mort méconnaît ses devoirs personnels et
ses devoirs sociaux. » (61) Ces auteurs avaient donc un regard critique vis-à-vis du suicide
et le considéraient comme un choix réel dont l’auteur doit supporter les conséquences,
être sanctionné pour avoir disposé de sa vie. Il est vrai que cette analyse remonte à
1974. Le suicide reste néanmoins contraire à l’ordre public. Le droit ne retient pas les
motivations du candidat au suicide. Il se borne au mieux à distinguer jusqu’en 2001 le
suicide dit conscient et le suicide dit inconscient qui tient alors compte de la fragilité
de l’individu et de son état mental. A été considéré comme conscient le suicide de cette
espèce « le fait que l’assuré, qui ne souffrait par ailleurs d’aucune affection physique
ou psychique, ait pris soin de s’enfermer dans un pavillon et d’écrire un message à
son épouse démontrait que le suicide avait été décidé et réalisé en toute lucidité (CA
Versailles, 3 fév. 1994, Compagnie AGF c/ Veuve X et a., D. 1995, jur., p. 42, note
Beignier B). (62)
Dans une analyse en date de 1990, la récente date n’excusant en rien l’auteur pour
ses propos provocateurs, le professeur Hubert Groutel termine par ces dires : « Finalement,
les perdants seront sans doute les assurés eux-mêmes. S’ils s’en tiennent au seul
texte nouveau de l’article L132-7 du code des assurances (et s’ils ne lisent pas cette
revue), nombre d’entre eux risquent de se suicider pour rien. » L’auteur considère donc
explicitement que le candidat au suicide peut recourir au suicide dans le seul but de
réaliser un bénéfice. Ce qui enlève à la démarche son habituel caractère dramatique.
C’est une analyse primaire qui ne répond pas à la question du pourquoi ne risquant alors
pas d’en tirer les conséquences qui s’imposent au simple constat, partant du principe
que c’est un acte voulu par l’individu seul. A contrario dans cette perspective le suicide
n’est donc pas, involontaire, ou forcé puisqu’il résulte de la seule volonté de l’individu.
Pour le professeur Kullmann « le rôle de la volonté de l’assuré permet de distinguer les
situations dans lesquelles l’assurance ne peut jouer, faute d’aléa, et celles qui laissent une
certaine par au hasard, c’est-à-dire à des événements qui ne dépendent pas de cette seule
volonté ». (63) Le suicide dépendant de la seule volonté du suicidant, il peut être utilisé à
sa guise par le souscripteur qui en a, seul, la maîtrise alors que les parties souffrent déjà
d’une dissymétrie d’information.
Le suicide est également considéré comme amoral. La morale est cependant délicate à
appréhender et « Le problème a été posé en toute clarté par Platon, peut être déjà par
Socrate : on ne peut pas dire de quelque chose, action, institution, etc., qu’elle est bonne
avant qu’on ne sache ce que le terme de bon désigne. Toute la philosophie morale de
l’Antiquité n’est qu’une succession de tentatives pour répondre à cette question. » (64)
C’est ce qui poussait Guy Courtieu à considérer en 1999 que « l’article L132-7 n’a donc
vocation à s’appliquer que dans l’hypothèse où le suicide est garanti par la police et son
objet est alors de préserver l’assureur des conséquences de calculs malsains et d’inviter
l’assuré à réfléchir sur les conséquences de son geste. (65) Cette remarque pourrait, à elle
seule, résumer l’état d’esprit des juristes. Ces derniers cultivent une attitude de rejet du
suicide, car ils le perçoivent comme l’ennemi de l’assureur qui devra prouver que c’est
un suicide pour espérer échapper aux effets de la garantie dans le délai d’un an. Si le
suicide est un phénomène connu depuis toujours, constatons qu’il est tragique qu’au
moins en ce qui concerne les dernières dizaines d’années, les juristes n’aient pas eu la
curiosité de s’interroger sur ses causes et se soient contentés de passer directement à la
phase du constat. Il y a donc encore à ce jour une méconnaissance totale de la conception
médicale par le Droit.
60. J. MOLARD, Dictionnaire de l’assurance, 2006
61. PICARD et BESSON, Droit des assurances, 1974
62. J. KULLMANN (dir.), op. cit.
63. J. KULLMANN (dir.), op. cit.
64. Encyclepedia Universalis vol. II, p. 313, 1971
65. Gaz. Pal du 9 janvier 1999