Le 8 mai 2002 au matin dans la ville de Karachi, des employés expatriés travaillant pour la Direction de Constructions Navales, la DCN sont victimes d’un attentat à la bombe alors qu’ils se rendent sur leur site de production à bord d’un bus au service de la société française. Onze français expatriés décèdent lors de l’explosion du bus et douze autres techniciens sont blessés(22).
Dans cette affaire, il est reproché aux dirigeants de ne pas avoir fait le nécessaire pour garantir la sécurité des employés expatriés alors que les menaces au sein de ce pays étaient connues.
Le 23 janvier 2002, en effet, soit quelques mois avant, un journaliste américain, Daniel Pearl, avait été enlevé dans cette même ville de Karachi, puis abattu par ses ravisseurs. Quelques jours plus tard seulement, l’un des cadres de la société DCN était victime d’agressions et d’un vol de données confidentielles.
La direction de la DCN ne pouvait donc ignorer que le climat local était tendu et que de réelles menaces pouvaient peser sur l’entreprise et ses salariés.
C’est pourquoi, dès 2003, les familles des victimes de l’attentat de Karachi du 8 mai 2002 intentent une action en responsabilité à l’encontre de la DCN devant le Tribunal des Affaires de Sécurité Sociale (TASS) de la Manche en se fondant sur l’existence d’une faute de l’employeur.
Le TASS rend sa décision le 15 janvier 2004, dans laquelle il retient un accident du travail (I) engendré par une faute inexcusable de l’employeur (II) qui n’avait pas pris toutes les mesures nécessaires pour la sécurité de ses salariés alors qu’il était conscient des risques encourus dans ce pays.
I/ L’exposition du salarié à un attentat : un accident du travail
Le 15 janvier 2004, les juges font un grand pas en rendant applicable la législation spécifique aux accidents du travail à une exposition des salariés à un attentat terroriste.
En effet, il est alors retenu par le Tribunal des Affaires de Sécurité Sociale que l’accident du travail est caractérisé, les salariés étant en chemin pour leur travail, à bord de la navette mise en place par l’entreprise. Les salariés étaient donc au moment de l’attentat sous la responsabilité de leur employeur.
II/ La faute inexcusable de l’employeur
Dans cette affaire, les victimes et leurs ayants droits obtiennent une indemnisation intégrale de leurs préjudices grâce à l’admission de la faute inexcusable de l’employeur, en l’espèce la DCN.
Pour admettre l’existence de cette faute importante de la part de l’employeur, les juges se fondent sur le principe de l’obligation de sécurité de l’entreprise vis-à-vis de ses salariés, selon laquelle :
« En vertu du contrat de travail le liant à son salarié, l’employeur est tenu envers celui-ci d’une obligation de sécurité de résultat, notamment en ce qui concerne les accidents du travail, le manquement à cette obligation ayant le caractère d’une faute inexcusable, au sens de l’article L452-1 du Code de la Sécurité Sociale, lorsque l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver ».
Ce fondement juridique est né, comme chacun sait, de la jurisprudence relative aux cas d’amiante(23) et repris par l’article L4121-1 du Code du travail(24)
Il en ressort toutefois que, pour retenir la faute inexcusable à l’égard de l’employeur, il faut pouvoir apporter la preuve que celui-ci « avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié ». En l’espèce, il pouvait facilement être démontré que le dirigeant ne pouvait ignorer les menaces faites à son entreprise et ses salariés, ce type d’évènements s’étant répétés auparavant et ayant été portés à la connaissance de tous.
III/ Le poids de la jurisprudence de 2002 aujourd’hui
Il semble désormais aisé d’engager la responsabilité civile d’un dirigeant sur le fondement de la faute inexcusable étant donnée la connaissance évidente des risques criminels rencontrés dans les pays émergents.
Il faut en outre noter concernant le cas d’espèce qu’il ne sera pas fait appel par la DCN de cette décision tant elle apparait claire et sans équivoque.
La jurisprudence en matière de responsabilité des entreprises et de faute inexcusable connait alors un grand tournant que les entrepreneurs face à ce type de risque ne peuvent plus ignorer aujourd’hui. Il ressort de cet arrêt que, pour contrer ce nouveau risque juridique, les multinationales évoluant dans des pays à risque doivent prendre toutes les mesures nécessaires pour la sécurité de leurs employés.
Toute compagnie française s’aventurant dans un pays émergent, ou y laissant partir certains de ses salariés pour des missions d’affaire a en tête la Jurisprudence Karachi, toujours aussi brûlante.
A cela s’ajoute l’émergence d’une éventuelle responsabilité pénale des entreprises exposées au risque criminel.
22 – Véritable « blog » dédié à l’affaire Karachi : http://www.verite-attentat-karachi.org/
23 – Sur la jurisprudence en matière d’amiante et la responsabilité des dirigeants, à titre d’exemple: Cass. soc., 28 février 2002, n°99-17201 , Bull. 2002 V, n°81 p74.
24 – Article L4121-1 Code du travail, Editions Dalloz : « L’employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs ».