Après avoir précisé la notion de trouble de voisinage (§1), nous verrons comment le
juge exerce son office dans l’appréciation et la sanction de ce trouble (§2).
§1 : Précisions sur la notion de trouble de voisinage
Du latin vicinalis qui signifie « qui est à proximité », le voisinage, dans son acception
courante, est évocateur de proximité géographique, voire de contiguïté. Autrement dit, dans
l’esprit du commun des mortels, le voisinage renvoi à la notion de limitrophe, de rapproché.
Ceci n’est vrai que lorsque l’on reste dans un cadre assez traditionnel pour ainsi évoquer ce
qui est connu sous le vocable courant de « conflit de voisinage ». Cependant, lorsque nous
intégrons au mot voisin des problématiques environnementales, ces réalités acquises méritent
d’être relativisées surtout en connaissance des distances et vitesses auxquelles les pollutions
peuvent s’étendre. Ainsi la qualité de victimes de pollution a été reconnue plus d’une fois par
la cour européenne des droits de l’homme (CEDH), à des personnes habitant à plusieurs
kilomètres de la zone de pollution. A titre illustratif, nous pouvons citer l’affaire OKYAY C/
Turquie du 12 juillet 2005(7), dans laquelle la CEDH, en condamnant la Turquie, a reconnu la
qualité de voisins à des requérants avocats, résidant et travaillant à 250 kilomètres du lieu de
pollution, pour justifier leur droit à la protection de leur intégrité physique(8).
Comme nous pouvons le constater, le voisinage, traditionnellement caractéristique de
proximité peut être étendu de manière significative en fonction des enjeux. Entre le voisinage
et l’environnement, l’écart dimensionnel peut être flagrant. Le petit contraste avec le grand,
l’étroit avec le vaste, le fini avec l’infini. D’un côté, le voisinage est circonscrit dans un
espace géographique réduit, limité à quelques centaines de mètres. De l’autre,
l’environnement, indifférent, aux bornes artificielles, insoucieux des découpages fonciers,
ignore parfois jusqu’aux frontières étatiques. Alors que l’aire du voisinage est perceptible à
l’oeil nu, le champ de l’environnement n’est concevable qu’en terme d’écosystème(9). En un
mot le voisinage est à la mesure de l’humain, l’environnement à l’échelle de la biosphère.
Les voisins, venant d’horizons divers, et appartenant parfois à des civilisations
différentes sont appelés à vivre dans la même société. Cette vie sociale impose certaines gênes
qui lui sont inhérentes. Celles-ci peuvent être plus ou moins graves selon la proximité avec
l’origine de la nuisance(10) ou encore selon sa nature de celle-ci. Ces inconvénients sont
qualifiés de troubles, qui peuvent être normaux ou anormaux. Ce sera en général des gênes
sonores, visuelles, olfactives, des vibrations etc. Elles sont inhérentes à la contigüité et sont
tolérées lorsqu’elles résultent d’une vie normale, sans excès. On aura dans ce cas une «
tolérance de l’inévitable ». Par contre, lorsque certains seuils sont franchis voire dépassés,
l’on rentre dans le champ de la démesure, qui elle, est sanctionnée au titre du trouble anormal
de voisinage. Serait donc trouble anormal un trouble d’une certaine gravité, insupportable ou
alors difficilement supportable, car altérant la qualité de vie du voisinage. L’appréciation du
caractère anormal est alors laissée au pouvoir souverain des juges.
§2 : L’office du juge dans l’appréciation et la sanction du trouble anormal de voisinage
Le préjudice écologique, selon sa première acception est celui mis en avant ici.
L’environnement sert de vecteur du dommage causé au voisin. L‘auteur de la nuisance sera
sanctionné afin qu’il fasse cesser le trouble illicite. L’environnement en ressortira protégé.
Seulement ici, un intérêt personnel est requis pour l’exercice de cette action en justice. Dans
la théorie des troubles anormaux de voisinage, c’est le voisin victime qui est titulaire de cet
intérêt à agir. Il doit donc présenter sa requête aux juridictions pour obtenir réparation de son
préjudice. La théorie des troubles anormaux de voisinage s’est largement développée au point
d’être qualifiée par G. Martin(11) de « droit commun de la responsabilité pour fait de
pollution ».
Les juges face à une demande en indemnisation évalueront l’anormalité de
l’inconvénient de voisinage en fonction de plusieurs critères :
– La gravité des nuisances
– Leur fréquence
– L’effectivité du voisinage (qui peut aller bien au delà de la contigüité comme vu cidessus
avec l’affaire Okyay)
– Certains critères spatio-temporels, tant il est vrai qu’un trouble nocturne est plus
gênant qu’un trouble diurne, ou encore que des fumées dans une zone industrielle sont
plus habituelles que dans un secteur pavillonnaire.
Pour ce qui est des critères spatio-temporels, l’article L 112-16 code de la construction
et de l’habitat(12) envisage la théorie de la préoccupation selon laquelle celui qui s’installe dans
une zone où préexistait une activité industrielle, agricole, artisanale, commerciale ou
aéronautique, ne pourra pas être indemnisé sur le fondement de la théorie des troubles
anormaux de voisinage. La jurisprudence en précise les conditions. Pour que l’indemnité soit
refusée, il faudrait que l’activité soit antérieure à l’installation du plaignant, exercée
conformément à la loi, et qu’elle soit toujours exercée dans des conditions identiques(13). C’est
dire que l’activité troublante ne doit pas avoir évoluée depuis l’installation du demandeur. S’il
y a eu modification substantielle de l’activité (par exemple, un élevage domestique qui se
transforme en élevage industriel), dans ce cas, le demandeur sera fondé à invoquer la théorie
des troubles anormaux de voisinage.
Cadre de prédilection pour la réparation des atteintes à l’environnement ayant une
incidence sur les intérêts humains, le trouble anormal de voisinage a été retenu plusieurs fois
par la cour de cassation(14). Elle va même très loin dans un arrêt du 24 avril 1989(15) en affirmant
que doit être censuré l’arrêt qui après avoir constaté le caractère anormal des nuisances et
l’existence d’un préjudice, déboute les requérants au motif que le responsable n’a pas commis
de faute. La responsabilité pour trouble anormal de voisinage est donc une responsabilité
purement objective. Le requérant n’a pas à démontrer la faute de son voisin, ou encore
l’inobservation de la loi pour voir son action prospérer devant les juridictions.
Pis encore, l’exploitant ne peut pas se prévaloir de l’autorisation de la loi pour justifier
le trouble anormal ou encore échapper à la sanction (cas de l’exploitant qui a obtenu une
autorisation administrative d’exploitation de son établissement). En effet, il ressort de l’article
L 514-19 du code de l’environnement notamment en ce qui concerne les installations classées
que, les autorisations et enregistrements sont accordés sous réserve des droits des tiers. L’on
aura compris les raisons du succès de ce régime de responsabilité, plutôt finaliste.
S’il est vrai que l’exercice de l’action en réparation du dommage environnemental sur
le fondement de la théorie des troubles anormaux de voisinage requiert des conditions souples
(surtout en ce qui concerne la preuve) ce n’est pas toujours le cas quand on exerce son action
sur le fondement du droit commun de la responsabilité civile.
7 Voir site de la Cour européenne des droits de l’homme, http://www.echr.coe.int/ECHR/FR/Header/Case-
Law/Decisions+and+judgments/Lists+of+judgments/ Okyay et autres c. Turquie ; n° 36220/97 (Sect. 2), CEDH
2005-VII – (12.7.05)
8 Pour accueillir la requête des requérants, la cour énonce qu’ « il ressort des constats de la juridiction
administrative que les gaz dangereux émis par les centrales peuvent se répandre sur une zone mesurant 2 350
kilomètres de diamètre. Cette distance comprend la région dans laquelle vivent les requérants ; leur droit à la
protection de leur intégrité physique est donc mis en jeu, bien que le risque qu’ils encourent ne soit pas aussi
grave que celui auquel sont exposées les personnes résidant dans le voisinage immédiat des
centrales »thermiques.
9 SAÂD MOUMMI, Conseiller à la cour suprême du Maroc, in « le souci du développement durable et le rôle
que peut jouer le juge civil marocain en matière d’environnement » Communication présentée à l’occasion
du symposium « global judges symposium on sustainable development and the role of law, Johannesburg,
18-20 August 2002. Sur la notion d’écosystème, (cf) P. Duvigneaud. La synthèse écologique, Paris Doin 1980
2ème édition, ou le plus accessible D. Simonnet. Qu’est ce que l’écologie ? Paris, Hatier (Profil actualité), 1979.
(« L’écosystème – ou écosphère au globe terrestre – se compose de quatre domaines, en étroite
Interrelation : l’atmosphère, l’hydrosphère, la lithosphère et la biosphère qui s’organisent en une structure
hiérarchisée d’écosystèmes locaux »).
10 La nuisance est la production de bruits, d’odeurs, de variations, d’ondes, de rayonnement(…) excédant la
mesure ordinaire des relations de voisinage.
11 Gilles Martin : La responsabilité civile du fait des déchets en Droit Français, RTDC 1992, p69
12 Article L112-16 du code de la construction et de l’habitat : « Les dommages causés aux occupants d’un
bâtiment par des nuisances dues à des activités agricoles, industrielles, artisanales, commerciales ou
aéronautiques, n’entraînent pas droit à réparation lorsque le permis de construire afférent au bâtiment exposé
à ces nuisances a été demandé ou l’acte authentique constatant l’aliénation ou la prise de bail établi
postérieurement à l’existence des activités les occasionnant dès lors que ces activités s’exercent en conformité
avec les dispositions législatives ou réglementaires en vigueur et qu’elles se sont poursuivies dans les
mêmes conditions. »
13 Cass. 2e civ ; 7 novembre 1990, n° 89-16241 : Attendu que « antérieurement à l’acquisition de sa maison par
M. Y…, il n’existait qu’un petit élevage… mais que, postérieurement, M. X… avait obtenu un permis de
construire une porcherie destinée à porter le nombre des bêtes de vingt à plus de quatre cents, … qu’en l’état
de ces énonciations, … il résulte que les activités occasionnant les nuisances ne se sont pas poursuivies dans les
mêmes conditions après l’acquisition de son bien par M. Y »
14 Cass. 3e civ ; 12 février 1994, bull civ. III, n° 72 et 18 janvier 2005, n° 03-18914
15 Cass. 2e civ ; 4 avril 1989, RCA 1990, com n° 222