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Section 1 – Le détachement de la faute lourde et de l’obligation essentielle

52. Plan

Le détachement de la faute lourde et de l’obligation fondamentale posé par la jurisprudence ressort de deux arrêts essentiels en la matière, tous deux impliquant la société Chronopost, à savoir l’arrêt du 22 octobre 1996 (§1), dit premier arrêt Chronopost, et les arrêts rendus par la chambre mixte de la Cour de cassation le 22 avril 2005 (§2).

§1 – Une solution posée par l’arrêt Chronopost du 22 octobre 1996

53. Présentation de l’arrêt(1)

En l’espèce, la société Banchereau confie à la société Chronopost, à deux reprises, le soin d’acheminer un pli contenant une soumission à une adjudication. Ces courriers devaient normalement arrivés à leur destinataire le lendemain matin avant midi, délai qui n’a pas été honoré, dans les deux cas, par la société Chronopost. Un tel retard étant lourd de conséquences pour la société Banchereau, celle-ci n’ayant pu soumissionner, elle assigne alors Chronopost en réparation de ses préjudices. Or, le transporteur invoque une clause du contrat visant à limiter l’indemnisation du retard au prix du transport dont le client s’était acquitté.

La Cour d’appel de Rennes déboute la société Banchereau de sa demande. Elle estime que bien que le courrier était arrivé tardivement à destination la société Chronopost n’avait commis aucune faute lourde exclusive de la limitation de responsabilité prévue dans le contrat.
Cependant la Cour de cassation ne suit pas ce raisonnement. Elle casse et annule la décision des juges du fond au visa de l’article 1131 du Code civil car selon elle « en statuant ainsi, alors que spécialiste du transport garantissant la fiabilité et la célérité de son service, la société Chronopost s’était engagée à livrer les plis de la société Banchereau dans un délai déterminé et qu’en raison du manquement à cette obligation essentielle, la clause limitative de responsabilité du contrat, qui contredisait la portée de l’engagement pris, devait être réputée non écrite, la cour d’appel a violé le texte susvisé ».
Cette décision est essentielle car non seulement elle détache le manquement à l’obligation essentielle de la notion de faute lourde, mais, en plus, elle le rattache au concept de cause.

54. Une décision marquant le retour implicite à une conception classique de la faute lourde

Cette décision doit être approuvée en ce qu’elle revient à une appréciation purement subjective de la faute lourde. Encore faut-il préciser ce propos. La Cour de cassation n’affirme pas, de manière expresse, que la faute lourde doit de nouveau s’entendre uniquement comme « un comportement d’une extrême gravité, confinant au dol et dénotant l’inaptitude du débiteur de l’obligation à l’accomplissement de la mission contractuelle qu’il avait acceptée »(2). Cependant deux éléments dans cette décision nous permettent d’en arriver à cette déduction. Le premier tient au fait que la juridiction suprême ne mentionne à aucun moment la notion de faute lourde dans son arrêt. Elle se contente d’écarter la clause limitative de responsabilité en faisant simplement référence au manquement à l’obligation essentielle de la société Chronopost. Le deuxième élément qui nous permet d’arriver à cette conclusion est le visa utilisé par la Cour de cassation pour censurer la décision des juges du fond. Logiquement, si le manquement à l’obligation fondamentale avait été assimilé à une faute lourde, c’est l’article 1150 du Code civil qui aurait dû être visé par les juges. En effet ce texte, bien qu’étant propre à la faute dolosive, est celui-ci auquel les juges recourent traditionnellement lorsqu’ils rendent une décision sur la faute lourde, notion non consacrée par le législateur mais équipollente au dol selon la jurisprudence. Cependant, dans cette décision, la Cour de cassation ne se réfère pas à l’article 1150 du Code Civil mais à l’article 1131. Ce dernier est propre à la notion de cause ; élément essentiel à la validité de toute convention selon l’article 1108 du Code civil. L’utilisation de ce texte pousse donc à la conclusion selon laquelle le concept d’obligation essentielle n’est plus rattaché à la faute lourde ; ce que soutient d’ailleurs M. MAZEAUD en écrivant qu’ « on peut sans grand risque de se tromper considérer que le concept d’obligation essentielle »(3) est « désormais affranchi de l’encombrante faute lourde »(4).
Une telle position induit nécessairement de considérer que la faute lourde doit désormais s’entendre dans son sens subjectif c’est-à-dire être appréciée en fonction du comportement fortement répréhensible du débiteur défaillant.

Cependant si on peut parler d’autonomie de la notion d’obligation fondamentale c’est uniquement parce que celle-ci n’est plus assimilée à la faute lourde car la Cour de cassation dans la même décision défait un lien pour en créer un autre. En effet, elle rattache le manquement à l’obligation fondamentale au fondement juridique de cause.

55. Une décision marquant le rattachement du manquement à l’obligation essentielle à la notion de cause

M. DELEBECQUE écrit que « La notion d’obligation fondamentale du contrat n’est pas une notion originale au sens propre du terme. L’obligation fondamentale n’est pas un nouveau concept du droit contractuel, que les juristes auraient imaginé pour répondre à certains problèmes. La notion ne s’est pas dégagée du néant. Elle s’est élaborée simplement à partir de techniques préexistantes. C’est, en d’autres termes, l’expression d’un ou de plusieurs principes élémentaires, qui ont étés affinés pour résoudre un certain nombre de difficultés. C’est sur la base de données primaires que s’est construite la théorie de l’obligation fondamentale du contrat »(5).

Parmi ces techniques préexistantes, M. DELEBECQUE vise, notamment, les notions de consentement, de capacité, d’objet et de cause. Il défend alors l’idée que seule cette dernière permet de parvenir à une compréhension satisfaisante du concept d’obligation fondamentale.
Or, c’est précisément sur le fondement juridique de cause que la Cour de cassation, dans son arrêt du 22 octobre 1996, admet que la clause limitative de responsabilité contractuelle doit être réputée non écrite. En effet, elle rend sa décision au visa de l’article 1131 du Code civil, texte propre à la notion de cause.

Il convient alors de s’intéresser à ce nouveau fondement juridique utilisé par les juges pour justifier de la nullité des clauses limitatives de responsabilité portant sur une obligation essentielle pour juger de sa pertinence.

56. Les difficultés posées par le recours à la notion de cause

Plus que d’un recours audacieux, l’utilisation de la cause comme fondement au manquement à l’obligation essentielle pour réputer nulle une clause limitative de responsabilité soulève quelques interrogations voire quelques difficultés qu’il est nécessaire d’exposer.

Déjà, d’un point de vue pratique, la sanction prononcée par le juge interpelle. En effet, la Cour de cassation décide ici de réputer non écrite la seule clause limitative de responsabilité. Or, en matière de cause, la sanction classique est la nullité du contrat dans son entier. Il ne s’agit pas de nullité partielle car pour déterminer si le contrat est causé le juge examine normalement l’acte juridique dans son ensemble non chacune des clauses insérées à la convention.

Ensuite l’utilisation de la cause surprend en ce que cette notion est propre à la période de formation des contrats. Or le litige opposant la société Banchereau à la société Chronopost concerne la phase d’exécution des contrats puisqu’il s’agit d’un problème de manquement à l’exécution de ses obligations par le transporteur rapide. Le constat qui peut donc être dressé est que la Cour de cassation règle un problème d’inexécution contractuelle en utilisant un concept ayant trait à la phase de conclusion des conventions. Cette ambiguïté sème la confusion.

Enfin, le juge utilise dans cette décision la cause « pour apprécier et rétablir l’équilibre des prestations »(6). Une telle fonction attribuée à la cause objective n’est pas habituelle. En effet, il existe en droit des contrats une dualité de la notion de cause(7). La cause subjective dite aussi cause du contrat est celle qui s’attache au « motif déterminant ayant poussé le débiteur à s’engager »(8). Il s’agit en fait de s’intéresser aux mobiles qui ont poussés les parties à s’engager pour déterminer si ceux-ci sont bien conformes à l’ordre public et aux bonnes moeurs. À défaut le contrat sera nul pour cause illicite sur le fondement de l’article 1133 du Code civil(9).

La cause de l’obligation, dite aussi objective, ne remplit pas du tout la même fonction. Celle-ci se définit comme « le but immédiat et direct »(10) qui conduit le débiteur à s’engager. Elle se veut toujours identique selon le type de contrat envisagé. Par exemple, dans un contrat synallagmatique, la cause de l’obligation d’une partie réside nécessairement dans l’objet de l’obligation de l’autre(11).
Ainsi, dans un contrat de vente, la cause de l’obligation du vendeur est le paiement du prix, pour l’acheteur il s’agit de la livraison de la chose. Dans un contrat de bail la cause l’obligation du bailleur est le versement du loyer tandis que celle du locataire réside dans la jouissance des lieux… La finalité d’une telle notion consiste à vérifier que l’obligation de chaque partie est causée, c’est-à-dire bénéficie d’une contrepartie non dérisoire. À défaut la convention sera nulle pour absence de cause sur le fondement de l’article 1131 du Code civil(12). Ainsi, chaque notion de cause remplit une fonction bien déterminée. La cause subjective a pour objet de s’assurer que les raisons qui ont poussées les parties à s’engager ne sont pas illicites, alors que la cause objective veille à ce que chaque obligation soit dotée d’une contrepartie réelle.
Or, dans cette décision du 22 octobre 1996, les frontières propres à chaque notion de cause sont justement bouleversées. En effet, la Cour de cassation rend sa décision en se fondant sur la cause entendue dans son sens objectif. Pourtant, comme le soulève M. CHABAS, il convient d’admettre qu’ « […] ici chaque obligation a un objet, qui sert de cause à l’autre. Conception archiclassique de la cause, dira-t-on ! Pour l’instant, sauf exceptions, c’est celle de la Cour de cassation. Chronopost a pris un engagement valable et le seul effet de la clause est de ne le rendre responsable de la violation qu’en cas de faute lourde ou intentionnelle. Une convention même élusive de responsabilité n’a qu’un sens : le débiteur n’est en rien déchargé de son obligation, aucune obligation n’est éludée, mais on ne répond pas de la violation provenant d’une faute légère »(13). En d’autres termes, en l’espèce, le contrat de transport litigieux semble bien causé. Il n’empêche que la Cour de cassation annule quand même la clause limitative de responsabilité. Il convient alors d’admettre que si elle prononce une telle sanction c’est uniquement parce qu’elle procède à une interprétation novatrice de la notion de cause. En effet, elle subjectivise le concept de cause objective car elle apprécie la consistance des obligations de chacune des parties alors même qu’elle devrait se contenter d’en apprécier l’existence(14). Dans cette optique M. LIBCHABER écrit que « […] la difficulté conceptuelle qui s’attache à ce renouvellement de la cause procède de ce que la question n’est plus élémentaire : pour vérifier la validité de telle clause, on la confronte à la cause subjective du contrat. Autrement dit, la conception dualiste se ramifie : alors que la cause du contrat se limitait autrefois à en constater la compatibilité aux règles d’ordre public, objectives et extérieures, elle se retourne aujourd’hui contre le contenu du contrat, dont elle vérifie la compatibilité avec les objectifs essentiels pris en charge. La cause du contrat devient donc, en quelque manière, la boussole qui aide à s’orienter : c’est elle qui permet de vérifier si, dans le champ magnétique créé par la volonté contractuelle, toutes les clauses particulières ont une orientation semblable. D’où l’éviction des clauses qui sont incompatibles avec la logique d’ensemble voulue par les parties, ou au moins l’une d’elles »(15).
Si une telle application du concept de cause peut surprendre, celle-ci doit cependant être approuvée.

57. Le recours légitime à la notion de cause

Madame FABRE-MAGNAN comprend que la Cour de cassation ait pu se fonder sur la notion de cause pour écarter la clause limitative de responsabilité litigieuse. Ainsi, elle écrit : « Le raisonnement en termes de cause se comprend. Lorsqu’un débiteur vide une de ses obligations essentielles de tout contenu par la stipulation d’une clause élusive ou limitative de responsabilité, il ne fournit en définitive aucune contrepartie sérieuse à l’obligation corrélative de son cocontractant. Le débiteur ne peut pas prétendre à la fois s’engager (en l’espèce à respecter un délai précis de livraison) et, dans le même temps, ne pas s’engager puisque sa responsabilité est exclue ou limitée si ses obligations ne sont pas exécutées (si le pli n’est en réalité pas délivré dans le délai promis) : « donner et retenir ne vaut » et, en particulier, le débiteur ne peut prétendre conclure un contrat si en réalité il ne s’engage pas, et le cas se rapproche donc des conditions potestatives »(16).

Nous partageons cette position. Le recours à la notion de cause pour légitimer qu’une clause limitative de responsabilité portant sur une obligation essentielle soit écartée paraît pertinent. Certes la notion de cause objective est une notion propre à la formation des contrats permettant de sanctionner, ordinairement, que les cas de déséquilibres contractuels manifestes. Cependant une telle appréhension de la notion de cause paraît trop restrictive. D’ailleurs l’intérêt du concept même de cause tel qu’il est classiquement appréhendé est très discuté en doctrine. Il fait l’objet de vives polémiques certains estimant qu’une telle notion doit être maintenue en droit des contrats(17) alors que d’autres, plus sceptiques quant à son utilité, souhaitent purement et simplement son éviction du droit positif(18). Il est vrai qu’en envisageant la cause objective comme un outil permettant uniquement de déterminer si une obligation a bien une cause, c’est-à-dire une contrepartie non dérisoire, on lui assigne une portée très limitée car les cas d’absence totale de contrepartie sont très rares en pratique. Il paraît bien plus intéressant de s’en servir pour apprécier « l’intérêt du contrat »(19) tant au moment de sa formation que de son exécution. Avec une telle appréhension de la cause on est alors amené à se demander ce qui a poussé concrètement les parties à s’engager, quel était leur intérêt respectif à conclure la convention. On assigne alors à la cause objective un rôle plus dynamique que celui qui lui est classiquement attribué. Ainsi, en dévoilant tout le potentiel de cette notion on prouve que celle-ci est loin d’être un instrument juridique dénué de toute utilité. C’est pourquoi le visa utilisé par la Cour de cassation dans cette décision doit être approuvé. De même, la précision que la juridiction suprême apporte quant à la possible efficacité d’une clause limitative de responsabilité portant sur une obligation essentielle est à saluer.

58. Précision importante apportée par la Cour de cassation quant à la possible efficacité d’une clause limitative de responsabilité portant sur une obligation essentielle

La juridiction suprême dans son arrêt du 22 octobre 1996 précise que si la clause limitative de réparation est réputée non écrite c’est parce que celle-ci contredit « la portée de l’engagement pris ». Cette précision est lourde de sens. Elle sous-entend que toute clause limitative de responsabilité portant sur une obligation essentielle n’est pas automatiquement nulle. Elle ne le devient que si elle contredit la portée de l’engagement pris c’est-à-dire qu’elle vide le contrat de sa substance. Cela suppose que le juge se livre à un examen approfondi de la clause litigieuse pour juger de sa validité. Une telle position doit être approuvée en ce qu’elle permettrait d’éviter une neutralisation trop systématique des clauses limitatives de réparation(20).

§2 – Une solution confirmée et précisée par les arrêts Chronopost du 22 avril 2005

59. Arrêt intermédiaire

Avant même les deux arrêts de la chambre mixte de la Cour de cassation du 22 avril 2005 la juridiction suprême a rendu une décision importante le 19 juillet 2002 qu’il convient de pésenter, celle-ci étant précurseur des positions soutenues en 2005.

60. Présentation de l’arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation rendu le 9 juillet 2002(21)

Cet arrêt est la suite de l’épisode Chronopost 1(22). Le litige oppose donc toujours les sociétés Banchereau et Chronopost. Il s’agit d’un arrêt de cassation après renvoi.

La cour d’appel de renvoi estime que l’engagement de la société Chronopost doit s’analyser en une obligation de résultat. De ce fait elle répute non écrite la clause limitative de responsabilité intégrée au contrat individuel comme l’avait fait la Cour de cassation dans son arrêt du 22 octobre 1996.

Surtout, contrairement aux prétentions de la société de transport rapide la cour de renvoi refuse de faire application de la clause limitative de responsabilité prévue dans le contrat-type « messagerie ».

C’est sur ce dernier point que la décision de la cour d’appel est censurée par la Cour de cassation celle-ci affirmant « que la clause limitative de responsabilité du contrat pour retard à la livraison était réputée non écrite, ce qui entraînait l’application du plafond légal d’indemnisation que seule une faute lourde du transporteur pouvait tenir en échec ».

Cette décision est extrêmement importante car elle marque un nouveau tournant quant aux effets respectifs du manquement à l’obligation essentielle et de la faute lourde sur l’efficacité des clauses limitatives de responsabilité. La Cour de cassation affirme en effet qu’une distinction doit être opérée suivant que le plafond d’indemnisation est réglementaire ou simplement d’origine contractuelle. Ainsi, lorsque la clause ressort d’un contrat individuel le manquement à l’obligation essentielle permet de la tenir en échec. À l’inverse, seule une faute lourde autorise à écarter une clause limitative de responsabilité ayant une source réglementaire ou légale.

Par cette solution la Cour de cassation confirme donc que la faute lourde et le manquement à l’obligation essentielle sont deux notions distinctes devant être appréhendées de manière autonome. Elle se situe ainsi dans la lignée de l’arrêt Chronopost rendu en 1996. Mais elle affirme surtout que la faute lourde ne peut jouer un rôle que dans le cadre des clauses limitatives de responsabilité d’origine légale ou réglementaire, ce qui est totalement novateur. On peut cependant regretter que la juridiction suprême ne donne aucune définition d’une telle faute, ce qui aurait eu le mérite de clarifier ses contours.
Une telle position ne mériterait guère d’attention si elle n’avait pas été, par la suite, confirmée et précisée par deux arrêts rendus par la chambre mixte de la Cour de cassation le 22 avril 2005 dans un litige opposant là encore la société Chronopost. La décision rendue le 9 juillet 2002 ne doit donc pas être analysée comme une solution ponctuelle et isolée.

61. Présentation des arrêts du 22 avril 2005(23)

Dans les deux affaires les faits sont sensiblement similaires à ceux de l’arrêt rendu par la chambre commerciale de la Cour de cassation le 22 octobre 1996.
Il s’agit, pour la première espèce, d’un cabinet d’architecture qui remet à la société Chronopost un dossier de candidature destiné à un concours d’architectes. Ce pli devait impérativement arriver à une certaine date pour que le jury accepte de prendre en compte ce dossier. Or le courrier n’est arrivé à destination que le lendemain de la date butoir. Ce retard a eu pour effet de priver le cabinet d’architecture de voir sa candidature examinée. Il assigne donc la société Chronopost en réparation de ses préjudices, celle-ci invoquant alors une clause limitative d’indemnité pour retard figurant au contrat-type « messagerie ».

La Cour d’appel de Versailles adopte un raisonnement en deux temps. D’abord elle répute non écrite la clause limitative de responsabilité prévue dans le contrat individuel estimant que celle-ci contredisait la portée de l’engagement pris. Ensuite elle fait application de la clause du contrat-type.
La Cour de cassation approuve la position des juges du fond en affirmant que « si une clause limitant le montant de la réparation est réputée non écrite en cas de manquement du transporteur à une obligation essentielle du contrat, seule une faute lourde, caractérisée par une négligence d’une extrême gravité confinant au dol et dénotant l’inaptitude du débiteur de l’obligation à l’accomplissement de sa mission contractuelle, peut mettre en échec la limitation d’indemnisation prévue au contrat-type établi annexé au décret […] ».

Dans la deuxième espèce il s’agit de la société KA France qui fait appel aux services de Chronopost en lui confiant une lettre destinée à répondre à un appel d’offres ; lettre devant impérativement arriver avant le 25 mai 1999 à 17h30, date de clôture des candidatures. Or le courrier arrive là encore trop tardivement en raison du retard pris par la société Chronopost, ce qui a eu pour conséquence d’empêcher la société KA France de concourir à cet appel d’offres. L’expéditeur assigne donc Chronopost en réparation de ses préjudices, celui-ci invoquant alors la clause limitative d’indemnité pour retard du contrat-type « messagerie ».

La cour d’appel écarte la clause limitative de responsabilité prévue au contrat-type et condamne la société Chronopost à verser à la société KA France une indemnisation de 100 000 francs. Les juges du fond motivent leur décision par le fait que le retard de quatre jours dans l’acheminement du courrier était constitutif d’une faute lourde commise par Chronopost.
La Cour de cassation casse et annule cette décision en affirmant « que la faute lourde de nature à tenir en échec la limitation d’indemnisation prévue par le contrat-type ne saurait résulter du seul fait pour le transporteur de ne pouvoir fournir d’éclaircissements sur la cause du retard ».
De ces deux arrêts quatre enseignements peuvent être tirés dont l’un est une confirmation, l’autre un abandon et les deux derniers des positions de principe.

62. Confirmation de la distinction des clauses limitatives de responsabilité d’origine contractuelle de celles ayant une source règlementaire

Dans la première espèce la position de la Cour de cassation est dénuée de toute ambiguïté. Elle affirme clairement que le manquement à l’obligation essentielle permet de tenir en échec une clause limitative de responsabilité d’origine contractuelle. À l’inverse, seule la preuve d’une faute lourde s’avère efficace pour neutraliser un plafond d’indemnisation ayant une source réglementaire. Sur ce point la Cour de cassation ne fait donc que confirmer l’arrêt du 9 juillet 2002(24). Nous verrons d’ailleurs qu’une telle distinction fondée sur l’origine du plafond d’indemnisation est critiquable car source d’incohérence(25).

63. Référence à la clause qui « contredit la portée de l’engagement » non reprise

Dans aucun de ces deux arrêts la Cour de cassation ne précise que la clause limitative de responsabilité prévue au contrat individuel contredisait la portée de l’engagement pris. La juridiction suprême se contente de l’écarter uniquement parce que celle-ci porte sur une obligation essentielle. Cela revient à admettre que la simple constatation d’un manquement à une obligation fondamentale autorise à neutraliser un plafond contractuel d’indemnisation reposant sur une telle obligation. Nous avons déjà insisté sur les inconvénients d’une telle position(26). Elle a en effet pour conséquence regrettable d’anéantir systématiquement les clauses limitatives de responsabilité alors même que celles-ci ne videraient pas forcément le contrat de sa substance. Tel est notamment le cas lorsque de telles clauses contiennent un plafond d’indemnisation raisonnable.

64. Consécration explicite de la conception subjective de la faute lourde

Dans les arrêts Chronopost de 1996 et de 2002 la Cour de cassation n’avait pas pris soin de définir précisément la notion de faute lourde. Certes, en détachant une telle faute du concept d’obligation essentielle on pouvait logiquement en déduire que les juges entendaient revenir à une appréhension classique de la faute lourde, c’est-à-dire en rapport avec la gravité du comportement du débiteur défaillant(27). Cependant une telle conclusion ne se voulait qu’interprétative et déductive des positions prises par la juridiction suprême. Or, en 2005, dans la première espèce, la Cour de cassation se positionne enfin clairement sur le sens à donner à la faute lourde. Elle revient alors à une conception purement subjective de la notion puisqu’elle affirme que celle-ci se caractérise « par une négligence d’une extrême gravité confinant au dol et dénotant l’inaptitude du débiteur de l’obligation à l’accomplissement de sa mission contractuelle ». Une telle définition doit être approuvée en ce qu’elle est en harmonie tant avec le concept de faute qu’avec la hiérarchie des fautes s’imposant en droit des contrats(28).

Cependant, s’il convient d’accueillir favorablement cette conception de la faute lourde on peut aussi regretter l’appréciation qui en est faite par la Cour de cassation. Et c’est là le dernier apport de cette décision. En effet, dans la deuxième espèce, la juridiction suprême affirme clairement que l’impossibilité pour la société Chronopost de fournir des éclaircissements quant aux causes du retard dans l’acheminement du courrier n’est pas en soi constitutif d’une faute lourde. Une telle position est regrettable en ce qu’elle rend la faute lourde, dans ce type de contrat de messagerie rapide, quasiment impossible à prouver(29).

65. Arrêts du 22 avril 2005 confirmés par la jurisprudence postérieure

Ces deux décisions du 22 avril 2005 ont été entérinées par plusieurs arrêts de la Cour de cassation notamment un arrêt du 30 mai 2006 dans lequel les juges réaffirment que le manquement à une obligation essentielle permet de tenir en échec uniquement les plafonds contractuels de responsabilité et non ceux prévus par les contrats-types(30).

On peut également citer l’arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation rendu le 21 février 2006 dans lequel il est dit que « la faute lourde de nature à tenir en échec la limitation d’indemnisation prévue par le contrat type ne saurait résulter du seul manquement à une obligation contractuelle, fût-elle essentielle, mais doit se déduire de la gravité du comportement du débiteur »(31). La juridiction suprême confirme ainsi les arrêts de 2005 quant à la définition subjective de la faute lourde et le fait que celle-ci ait un champ d’application limité aux plafonds légaux et réglementaires d’indemnisation.

66. Synthèse sur l’efficacité des clauses limitatives de responsabilité portant sur une obligation essentielle

Au lendemain des arrêts du 22 avril 2005 les positions jurisprudentielles semblent bien arrêtées. Elles reposent sur une distinction essentielle celle de savoir si la clause limitative de responsabilité est d’origine contractuelle ou réglementaire.

Si la clause provient du contrat individuel alors le manquement à l’obligation fondamentale permet, à lui seul, de l’écarter. Précisons qu’aucune des décisions suscitées après l’arrêt Chronopost 1 de 1996 ne fait référence à la clause limitative de responsabilité du contrat qui contredirait la portée de l’engagement pris. Il semblerait donc que seuls comptent le manquement à l’obligation essentielle et le fait que la clause soit d’origine contractuelle pour permettre de tenir celle-ci en échec.

Lorsque le plafond de réparation a une source réglementaire ou légale seule une faute lourde permet de le neutraliser ; une telle faute devant alors s’apprécier uniquement par rapport à l’extrême gravité du comportement du débiteur défaillant.
Bien que l’essentiel de ces solutions ait été maintenu par la jurisprudence postérieure, il convient de relever que les juges sont encore intervenus en la matière pour affiner leur position.

1 Cass. com., 22 oct. 1996 : Bull. civ. IV, n° 261 ; GAJC, 11ème éd., n° 156 ; D. 1997, p. 121, note SÉRIAUX ; ibid., 1997, somm., p. 175, obs. DELEBECQUE ; JCP 1997, II, 22881, note D. COHEN ; ibid., I, 4025, n° 17, obs. G. VINEY ; ibid., I, 4002, n° 1, obs. M. FABRE-MAGNAN ; Gaz. Pal. 1997, 2, p. 519, note R. MARTIN ; Defrénois 1997, p. 333, obs. D. MAZEAUD ; CCC 1997, n° 24, obs. L. LEVENEUR ; RTD Civ. 1997, p. 418, obs. J. MESTRE.
2 Pour une telle définition de la faute lourde voir les arrêts cités supra, n° 16.
3 Note D. MAZEAUD, sous Cass. com., 22 oct. 1996, préc. : Defrénois 1997, p. 333 et s., spéc. p. 335.
4 Ibidem.
5 Ph. DELEBECQUE, Les clauses allégeant les obligations dans les contrats, thèse Aix-Marseille, 1981, p. 195, n° 159.
6 M. FABRE-MAGNAN, Droit des obligations, vol. 1, Contrat et engagement unilatéral, PUF, 2ème éd. mise à jour, 2010, p. 663.
7 Voir notamment en ce sens : Cass. 1ère civ., 12 juill. 1989 : Bull. civ. I, n° 293 ; GAJC, 11ème éd., n° 155 ; D. 1991, somm., p. 320, obs. AUBERT ; JCP 1990, II, 21546, note DAGORNE-LABBE ; Gaz. Pal. 1991, 1, p. 374, note CHABAS ; RTD Civ. 1990, p. 468, obs. J. MESTRE : « Mais attendu, d’abord, que si la cause de l’obligation de l’acheteur réside bien dans le transfert de propriété et dans la livraison de la chose vendue, en revanche la cause du contrat de vente consiste dans le mobile déterminant, c’est-à-dire celui en l’absence duquel l’acquéreur ne se serait pas engagé […] ».
8 S. PORCHY-SIMON, Droit civil, 2ème année, Les obligations, Dalloz, 6ème éd., 2010, p. 112, n° 226.
9 Article 1133 du Code civil : « La cause est illicite, quand elle est prohibée par la loi, quand elle est contraire aux bonnes moeurs ou à l’ordre public ».
10 R. GUILLIEN, J. VINCENT, S. GUINCHARD et G. MONTAGNIER, Lexique des termes juridiques, Dalloz, 19ème éd., 2012, V° « Cause », p. 132.
11 S. PORCHY-SIMON, Droit civil, 2ème année, Les obligations, Dalloz, 6ème éd., 2010, p. 109, n° 217.
12 Article 1131 du Code civil : « L’obligation sans cause, ou sur une fausse cause, ou sur une cause illicite, ne peut avoir aucun effet ».
13 Note Fr. CHABAS, sous Cass. com., 9 juill. 2002 : dr et patr., n° 109, nov. 2002, p. 103 et s., spéc. p. 104.
14 Voir en ce sens : M. FABRE-MAGNAN, Droit des obligations, vol. 1, Contrat et engagement unilatéral, PUF, 2ème éd. mise à jour, 2010, p. 663.
15 Note R. LIBCHABER, sous Cass. com., 13 fév. 2007 : Defrénois 2007, p. 1042 et s., spéc. p. 1046 et 1047. Voir aussi en ce sens : Note D. MAZEAUD, sous Cass. com., 22 oct. 1996, préc. : Defrénois 1997, p. 333, spéc. p. 335. Cet auteur précise que, classiquement, la cause est un outil utilisé uniquement pour rétablir un équilibre contractuel minimum lorsque « l’obligation souscrite par un contractant bute sur une simple illusion, sur un engagement corrélatif qui n’est obligatoire et contraignant qu’en apparence. Dans une telle hypothèse, la sanction de cette atteinte à l’équilibre vital du contrat est radicale : le contrat est nul. En revanche, la théorie de la cause n’autorise pas le juge à contrôler l’équivalence des prestations réciproques et à instaurer un équilibre économique au sein du contrat. L’existence de contreprestations réciproques suffit pour que le contrat ne puisse pas être annulé sur le fondement de l’absence de cause et peu importe à cet égard que l’équivalence économique ne règne pas dans le contrat ».
16 M. FABRE-MAGNAN, Droit des obligations, vol. 1, Contrat et engagement unilatéral, PUF, 2ème éd. mise à jour, 2010, p. 662 et 663. Cependant, Madame FABRE-MAGNAN note aussi que le recours à la notion de cause est audacieux.
17 Voir en ce sens : J. GHESTIN, Cause de l’engagement et validité du contrat, LGDJ, 2006.
18 Voir en ce sens : X. LAGARDE, « Sur l’utilité de la théorie la cause », D. 2007, p. 740 et s.
19 Note, D. MAZEAUD, sous Cass. com., 5 juin 2007 : RDC 2007, p. 708 et s., spéc. p. 709.
20 Sur cette question voir supra n° 40 et s., et infra, n° 74.
21 Cass. com., 9 juill. 2002 : Bull. civ. IV, n° 121 ; D. 2002, p. 2329, obs. E. CHEVRIER ; JCP 2002, II, 10176, note G. LOISEAU et M. BILLIAU ; D. 2002, p. 2836, obs. Ph. DELEBECQUE ; D. 2003, p. 457, obs. D. MAZEAUD.
22 Pour une présentation de l’arrêt Cass. com., 22 oct. 1996, voir supra, n° 53.
23 Cass. mixte, 22 avril 2005 : Bull. civ. IV ; R., p. 339 ; BICC, 15 juill. 2005, rapp. GARBAN, concl. DE GOUTTES ; D. 2005, p. 1864, note TOSI (2ème espèce) ; ibid., AJ, p. 1224, obs. CHEVRIER ; ibid., pan., p. 2750, obs. KENFACK, et p. 2844, obs. B. FAUVARQUE-COSSON ; D. 2006, pan., p. 1932, obs. P. JOURDAIN ; JCP 2005, II, 10066 , note LOISEAU (1ère espèce) ; JCP E 2005, 1446, note PAULIN ; RCA 2005, n° 175, note HOCQUET-BERG ; CCC 2005, n° 150, note LEVENEUR ; dr et patr., oct. 2005, p. 36,étude VINEY ; RDC 2005, p. 673, obs. D. MAZEAUD, et p. 753, obs. DELEBECQUE ; RTD Civ. 2005, p. 604, obs. P. JOURDAIN, et p. 779, obs. J. MESTRE et B. FAGES.
24 Cass. com., 9 juill. 2002, préc.
25 Voir infra, n° 78 et 79.
26 Voir supra, n° 40.
27 Voir supra, n° 54.
28 Voir supra, n° 38.
29 Sur ce point voir infra, n° 85.
30 Cass. com., 30 mai 2006 : Bull. civ. IV, n° 132 ; BICC, 1er oct. 2006, n° 1887, et la note ; RDC 2006/4, p. 1075, obs. Y.-M. LAITHIER, et p. 124, obs. CARVAL ; D. 2006, p. 1599, note X. DELPECH ; ibid., p. 2288, note D. MAZEAUD ; ibid., AJ, p. 1599, obs. DELPECH ; ibid., pan., p. 2646, obs. B. FAUVARQUE-COSSON ; RTD Civ. 2006, p. 773, obs. P. JOURDAIN ; D. 2007, pan., p. 111, obs. KENFACK ; Gaz. Pal. 2006, p. 2589, note DAGORNE-LABBE ; CCC 2006, comm. n° 183, obs. L. LEVENEUR ; F.-X TRAIN, « La société Chronopost sort indemne d’une décennie mouvementée », RLDC 2006/31, n° 2220.
La Cour de cassation, dans cette décision, soutient que les juges du fond aurait dû rechercher avant de la mettre en oeuvre « si la clause limitative d’indemnisation dont se prévalait la société Chronopost, qui n’était pas prévue par un contrat-type établi par décret, ne devait pas être réputée non écrite par l’effet d’un manquement du transporteur à une obligation essentielle du contrat ».
31 Cass. com. 21 févr. 2006 : Bull. civ. IV, n° 48 ; D. 2006, AJ, p. 717, obs. CHEVRIER ; ibid., pan., p. 1932, obs. P. JOURDAIN ; ibid., 2007, pan., p. 114, obs. KENFACK ; CCC 2006, n° 103, note L. LEVENEUR ; RDC 2006, p. 694, obs. D. MAZEAUD ; RTD Civ. 2006, p. 322, obs. P. JOURDAIN. Solution réaffirmée par l’arrêt : Cass. com., 13 juin 2006 : Bull. civ. IV, n° 143 ; R., p. 191 ; BICC, 1er oct. 2006, n° 1887 et la note ; D. 2006. AJ, p. 1680, obs. DELPECH ; ibid., 2007, pan., p. 114, obs. KENFACK ; JCP 2006, II, 10123, note G. LOISEAU ; JCP E 2006, p. 2591, note PAULIN ; Gaz. Pal. 2006, p. 2589, note DAGORNE-LABBE ; RLDC 2006/31, n° 2220, note TRAIN ; RTD Civ. 2006, p. 773, obs. P. JOURDAIN.

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