37. Plan
Cette incohérence s’agissant des conséquences de l’élargissement jurisprudentiel de la faute lourde est perceptible à deux égards tenant au système de hiérarchie des fautes d’une part (§1) et à sa rigidité quant à l’efficacité des clauses limitatives de responsabilité d’autre part (§2).
§1 – Une conception extensive de la faute lourde en inadéquation avec la gamme des fautes
38. Critique s’appuyant sur le système de hiérarchie des fautes en droit des contrats
Certes, le système de répartition tripartite des fautes de notre Ancien Droit a disparu(1). Cependant, comme nous avons pu le souligner, il existe en droit positif une gradation des fautes contractuelles dont l’intérêt pratique ne fait aucun doute, les fautes les plus graves entraînant des effets plus lourds à supporter pour le débiteur défaillant(2). Ainsi si le créancier d’une obligation inexécutée arrive à prouver le dol ou la faute lourde du débiteur il pourra obtenir réparation intégrale de son préjudice et tenir en échec toute clause limitative ou exonératoire de responsabilité insérée dans la convention. Or, si une telle sanction s’applique c’est bien parce que ces deux fautes sont particulièrement répréhensibles. On explique d’ailleurs souvent une telle sévérité dans la répression à travers l’idée de peine privée. Le raisonnement consiste à soutenir que le débiteur, en adoptant un comportement particulièrement grave, ne mériterait plus de se retrancher derrière une clause aménageant sa responsabilité.
Il convient de le punir1. La responsabilité civile jouerait alors un rôle répressif. Il s’agit « de sanctionner, à travers la gravité de la faute, un comportement anormalement défectueux, c’est l’inaptitude du débiteur qui, par delà le manquement contractue(3), doit pouvoir être mis en index »(4).
Dans ce contexte, pour pouvoir justifier de la gravité de la faute lourde et de la sévérité de sa sanction il paraît donc nécessaire de caractériser le comportement particulièrement répréhensible du débiteur défaillant. Or, avec la conception objective de la faute lourde on focalise non pas sur la gravité de l’inexécution mais sur l’objet de cette inexécution(5). Cette appréciation de la faute est alors discutable. En effet, la majorité de la doctrine relève que la notion de faute doit s’apprécier par rapport à un comportement. Ainsi M. JOURDAIN s’interroge : « Cette attitude de la jurisprudence retenant comme critère de la faute lourde des éléments étrangers à la conduite de l’agent pourrait sembler peu orthodoxe. La faute n’est-elle pas en effet un jugement de valeur émis sur l’attitude de l’agent ? Pourquoi prendre en compte alors des circonstances extérieures non seulement à sa personne, mais encore à l’action dommageable »(6). M. MAZEAUD écrit, quant à lui, « que la qualification de faute lourde repose nécessairement, en tant que faute, sur l’appréciation d’un comportement. Autrement dit, la faute lourde, comme toute autre faute, est une notion subjective et elle ne saurait donc procéder d’une appréciation objective qui retient comme critère de qualification l’objet de l’inexécution imputable au débiteur »(7). Enfin, Madame VINEY est tout autant explicite lorsqu’elle affirme « qu’il est normal, à notre avis, de bannir de l’appréciation de la faute lourde les considérations qui tiennent uniquement à l’ampleur des conséquences de l’inexécution car celles-ci relèvent de la définition du dommage alors que la prise en considération de la faute lourde est destinée à sanctionner les comportements réellement anti-contractuels »(8).
Une telle position doit être approuvée. En effet, il convient d’admettre que la notion de faute, se définissant comme un « acte illicite »(9), suppose nécessairement que son auteur ait eu une attitude répréhensible. M. JOURDAIN précise d’ailleurs que comme le rappelle l’étymologie du mot, la faute « est une défaillance dans la conduite humaine »(10). Celle-ci peut consister en la commission d’un acte prohibé ou, à l’inverse, en l’abstention d’un acte imposé.
Lorsqu’on est en présence d’une faute qui présente une certaine gravité, comme la notion de faute lourde, sa qualification devrait donc être tributaire d’une étude du comportement du débiteur défaillant(11). Cela ne veut pas dire, pour autant, que tout examen objectif est à rejeter.
39. Critique à nuancer
Certains auteurs estiment que « l’appréciation d’une faute ne devrait dépendre que de l’examen du comportement de l’auteur »(12) car la faute fait « nécessairement fond sur un vice comportemental »(13). Une telle position doit être nuancée, celle-ci paraissant excessive. En effet, se référer à la notion d’obligation essentielle pour caractériser une faute lourde n’est pas forcément en inadéquation avec la conception subjective. Les deux instruments juridiques ne doivent pas être totalement détachés. À cet égard Madame VINEY écrit que « le contrat se définit bien davantage aujourd’hui par son contenu, son intérêt pour les parties, c’est-à-dire les obligations qu’il crée, que comme une norme de conduite imposant certains comportements. D’ailleurs, il est clair que le manquement à une obligation essentielle ou fondamentale révèle le plus souvent « l’inaptitude du débiteur à assumer la mission contractuelle acceptée ». Il serait donc normal à notre avis, même au regard de la définition subjective de la faute lourde, d’admettre qu’un tel manquement permet au moins de présumer cette faute, quitte à laisser au débiteur la possibilité de renverser cette présomption en établissant les circonstances qui justifient que sa négligence soit, sinon excusable, du moins d’une gravité qui ne revêt pas un caractère exceptionnel »(14).
Sans aller jusqu’à admettre une présomption de faute lourde fondée sur le manquement à une obligation essentielle, il convient d’admettre que cette notion devrait pouvoir être utilisée par le créancier pour arriver à démontrer que le débiteur a eu un comportement particulièrement répréhensible. Ainsi, l’obligation essentielle ne se fondrait pas dans la notion de faute lourde mais constituerait un élément de preuve pour apprécier la gravité de la faute, le manquement à une telle obligation représentant déjà le signe d’une certaine anormalité dans le comportement du débiteur défaillant. Cependant, il convient d’insister sur le fait que le concept d’obligation fondamentale ne devrait pas permettre de pouvoir qualifier, à lui seul, la gravité d’une faute.
§2 – Une inefficacité quasi-systématique des clauses limitatives de responsabilité
40. Contradiction entre faute lourde objective et principe de validité des clauses limitatives de responsabilité
En droit des contrats le principe de liberté contractuelle veut que les clauses aménageant la responsabilité soient valables. Ce principe souffre cependant d’exceptions notamment en cas de dol et de faute lourde. Néanmoins, comme son nom l’indique, il ne doit s’agir là que d’exceptions. Celles-ci devraient donc être interprétées restrictivement. L’idée n’est pas que l’exception devienne le principe en offrant la possibilité au créancier victime d’une inexécution de pouvoir tenir en échec quasi-automatiquement une clause limitative de responsabilité. Pourtant retenir une conception objective de la faute lourde conduit à ce résultat contestable. En effet, une telle vision de la faute lourde commande de tenir en échec toute clause aménageant la responsabilité dès lors qu’elle porte sur obligation essentielle sans même se demander, au préalable, si celle-ci contredit réellement la portée de l’engagement souscrit c’est-à-dire si elle vide le contrat de sa substance. Comme le souligne M. LOISEAU « c’est une faute mécanique, née du seul fait de l’inexécution de l’obligation de résultat, dont la finalité est avant tout d’éviter que le débiteur puisse s’affranchir des risques du contrat jusque dans l’inexécution de son obligation fondamentale »(15).
Cette conception de la faute lourde représenterait donc « un moyen détourné d’anéantir le plafond légal d’indemnisation pourtant prévu pour le cas de retard, mais qui se trouverait toujours tenu en échec : inacceptable ! […] Que l’on admette que les parties à un contrat donné ne puissent écarter l’obligation qui est de son essence, ni prévoir, en cas d’inexécution de cette obligation que le débiteur échappera à toute responsabilité, c’est une chose qui se comprend parfaitement. Mais qu’on en vienne à dire […] qu’une limitation contractuelle de responsabilité doit toujours être réputée non écrite en cas de manquement à une obligation essentielle, c’est autre chose. Une clause limitative de responsabilité ne contredit pas nécessairement la portée d’un engagement pris, même essentiel, et ne prive pas nécessairement de cause l’obligation qui a été souscrite en contrepartie par l’autre contractant. Ainsi si le plafond convenu est relativement élevé, en quoi la portée de l’obligation essentielle serait-elle anéantie ? »(16).
41. Une solution à nuancer
Il est étonnant de défendre la validité des clauses limitatives ou exonératoires de responsabilité au nom du principe de liberté contractuelle pour, en pratique, les tenir systématiquement en échec. Il y a là une contradiction. Il faut être moins excessif et admettre qu’une clause limitative de responsabilité qui porte sur une obligation essentielle du contrat ne vide pas forcément le contrat de sa substance. À cet égard, Madame OUERDANE-AUBERT DE VINCELLES écrit de manière très claire que : « Le principe doit être celui de la validité des clauses limitatives de réparation, quand bien même elles porteraient sur une obligation essentielle, avec pour seule limite la négation de l’obligation essentielle »(17). En d’autres termes, il conviendrait de tenir un en échec une clause limitative de responsabilité portant sur une obligation essentielle que si celle-ci s’oppose concrètement à l’essence du contrat en vidant celui-ci de sa substance. Cela suppose de s’intéresser au contenu même de la clause litigieuse en admettant que le seul fait qu’elle porte sur une obligation fondamentale ne rend pas automatiquement le contrat dénué de tout contenu substantiel. Comme le souligne Madame OUERDANE-AUBERT DE VINCELLES « la négation de l’engagement essentiel du débiteur ne réside pas dans la limitation de sa responsabilité en cas d’inexécution, mais dans la limitation à un point tel que son engagement en devient illusoire »(18). Tel est le cas lorsque la clause limitative de responsabilité portant sur une obligation essentielle prévoit un montant d’indemnisation dérisoire. Il y a alors négation de l’obligation essentielle devant entrainer, de ce fait, l’inapplication de la clause aménageant la responsabilité car, dans un tel cas, l’engagement du débiteur se transforme en engagement potestatif ; celui-ci s’accompagnant d’une impossibilité pour le créancier de l’obligation inexécutée d’obtenir une indemnisation. À l’inverse, si une clause limitative de responsabilité porte sur une obligation essentielle mais qu’elle contient un montant d’indemnisation raisonnable celle-ci ne devrait pas être écartée. Cette nuance quant aux effets du manquement à l’obligation essentielle permettrait ainsi d’arriver à un équilibre entre le principe de validité des clauses aménageant la responsabilité et leur inefficacité lorsqu’elles portent sur une obligation fondamentale. Nous verrons que la jurisprudence la plus récente fait désormais application d’une telle modération, ce qui est à saluer(19).
1 Voir supra, n° 5.
2 Voir supra, n° 6.
3 Voir en ce sens : Note P. J., sous Cass. com., 21 févr. 2006 : D. 2006, p. 1932 et 1933, spéc. p. 1933.
4 Note G. LOISEAU, sous Cass. com., 13 juin 2006 : JCP 2006, p. 1455 et 1456, spéc. p. 1455.
5 Voir en ce sens : D. MAZEAUD, « Les clauses limitatives de réparation » in Les obligations en droit français et en droit belge, Bruylant, Dalloz, 1994, p. 155 et s., spéc. p. 176, n° 31.
6 P. JOURDAIN, RTD Civ. 1989, p. 666 et s., spéc. p. 667.
7 Note D. MAZEAUD, sous Cass. com., 21 févr. 2006 : RDC 2006, p. 694 et s., spéc. p. 694.
8 Note G. VINEY, sous Cass. mixte, 22 avr. 2005 : dt et patr., oct. 2005, p. 36 et s., spéc. p. 39.
9 G. CORNU, Vocabulaire juridique, Association Henri CAPITANT, PUF, 8ème éd., mise à jour « Quadrige », 2007, V° « Faute », p. 402.
10 Note P. JOURDAIN, sous Cass. mixte., 22 avr. 2005 : RTD Civ. 2005, p. 604 et s., spéc. p. 606.
11 Voir en ce sens : Note P. J., sous Cass. com., 21 févr. 2006 : D. 2006, p. 1932 et 1933, spéc. p. 1933.
12 Ibidem.
13 Ibidem.
14 Note G. VINEY, sous Cass. mixte, 22 avr. 2005 : dt et patr., oct. 2005, p. 36 et s., spéc. p. 39.
15 Note G. LOISEAU, sous Cass. com., 13 juin 2006 : JCP 2005, II, 10066, p. 969 et s., spéc. p. 970.
16 Note L. LEVENEUR, sous Cass. mixte, 22 avr. 2005 : CCC 2005, n° 150, p. 18 et 19, spéc. p. 19.
17 C. OUERDANE-AUBERT DE VINCELLES, « Plaidoyer pour un affinement réaliste du contrôle des clauses limitatives de réparation portant sur les obligations essentielles », RDC, juill. 2008, p. 1034 et s., spéc. p. 1037, n° 6.
18 C. OUERDANE-AUBERT DE VINCELLES, art. préc., spéc. p. 1039, n° 8.
19 Voir infra, n° 72 et s.
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