La fin du XIXe et le début du XXe siècle sont marqués par une importante concentration industrielle, le développement de nouvelles machines et l’accroissement de la masse salariale : qui dit plus d’activités, dit probabilité plus élevée de survenance de sinistres.
Personne ne saurait nier un tel constat répondant à une logique toute naturelle.
Les possibilités offertes au salarié victime d’un sinistre à l’occasion de l’exercice professionnel ont progressivement évolué : la reconnaissance d’un droit à agir sur le fondement de la responsabilité civile de droit commun (I) a ensuite évolué vers celle d’un droit reposant sur un régime spécial (II).
I. De l’absence de tout droit à réparation à une réparation de droit commun
Dans un premier temps, il n’était reconnu au travailleur aucun droit à réparation en cas de dommage : les motifs avancés reposaient sur le fait que la relation salarié/employeur ne crée aucune obligation, ne consistant qu’en l’échange d’un service contre salaire.
Ces dommages survenant du fait d’activités humaines, ils apparaissaient donc comme ayant pour origine un fait de l’homme : par conséquent, ils appelaient réparation. Ce constat frappa tous les pays industrialisés au cours du développement industriel.
Par un arrêt du 21 juin 184117, la Cour de Cassation fait évoluer sa jurisprudence antérieure : elle reconnait le droit pour tout salarié lésé d’exercer un recours judiciaire à l’encontre de son employeur, sur le fondement de la responsabilité civile des articles 1382 et suivants du Code Civil de 1804.
Seule une réparation basée sur le droit commun était donc envisageable, impliquant la preuve des trois éléments habituels (fait générateur, faute et lien de causalité).
Certes, si ces critères cumulatifs parvenaient à être prouvés, la victime aurait droit à réparation intégrale, comme c’est le principe en droit commun. Aboutir à une telle issue favorable au salarié nécessiterait la réunion de nombreuses circonstances entourant la réalisation d’un dommage et une plaidoirie rigoureusement travaillée. Les cas d’exonération susceptibles de venir priver le salarié de son droit d’indemnisation qu’il aurait pourtant été en mesure de prouver n’interviennent de plus pas en sa faveur (force majeure).
En pratique, cela ne laisse donc la place qu’à des hypothèses d’indemnisation limitées. Cette lourde charge de la preuve pesant sur le salarié déjà lésé par l’incident peut alors paraitre totalement injuste et excessive.
Fort heureusement, une réforme allait rapidement pointer le bout de son nez, visant à faciliter la réparation devant les juridictions.
En France, le débat amorcé au début des années 1880 va donner naissance à la loi du 9 avril 1898, mettant en place un mécanisme de réparation automatique et forfaitaire des salariés victimes, à la charge de l’employeur.
II. D’une réparation de droit commun à une réparation spécifique
Cette réparation spécifique est à l’époque justifiée par l’instauration corrélative d’une obligation de sécurité, d’ordre public, mise à la charge de l’employeur.
On dépasse ainsi le simple « rapport salarié » entre employeur et employé antérieurement affirmé par la Cour de Cassation.
Cette loi de 1898 prévoit ainsi en son article premier que « les accidents survenus par le fait du travail, ou à l’occasion du travail, aux ouvriers et employés […] donnent droit, au profit de la victime ou de ses représentants, à une indemnité à la charge du chef d’entreprise, à la condition que l’interruption de travail ait duré plus de quatre jours ».
L’article 2 précise en outre que ces travailleurs « ne peuvent se prévaloir, à raison des accidents dont ils sont victimes dans leur travail, d’aucunes dispositions autres que celles de la présente loi ».
C’est donc l’affirmation que la loi institue un régime spécifique exclusif, dérogatoire au droit, dépourvu de toute notion de faute. Elle offre en échange une réparation forfaitaire, et donc limitée.
Le salarié lésé n’a aucune option entre les deux régimes (commun et spécial) : le droit à réparation nait du simple constat de l’existence d’un AT, et aucune autre action (civile, pénale) ne lui est permise pour tenter d’obtenir réparation intégrale.
La loi fait tout de même référence à une notion de « faute inexcusable » qui, si elle est reconnue, pourra influer sur le caractère limité de l’indemnisation (majoration d’indemnité). A ce stade, aucune définition de ce concept n’est pour autant donnée par le législateur.
Cette date de 1898 marque donc la naissance d’une réelle considération envers l’indemnisation des AT : on peut désormais parler d’un véritable droit à réparation de la victime salariée, avec une action dirigée directement contre l’employeur.
Parallèlement, aucune obligation n’est faite à l’employeur de souscrire une assurance afin de couvrir ce risque alors fondé sur un régime spécial : chacun reste libre de souscrire ou non. Tout chef d’entreprise prudent se tournera naturellement vers une telle solution.
Une loi postérieure de 1905 autorisa par ailleurs les salariés à agir directement contre l’assureur de ce dernier.
A ce stade, seuls les AT étaient concernés par cette réglementation.
Les maladies professionnelles (MP), survenant dans des circonstances différentes, notamment par leur développement progressif et souvent silencieux, constituent pour autant bel et bien des préjudices subis par les salariés du fait de leur travail.
Il fut donc pressant de faire évoluer la réglementation pour prendre en compte ces réalités qu’on ne peut objectivement pas nier.
C’est ainsi qu’en 1919, le droit à réparation fut étendu aux MP par une loi du 25 octobre(18).
Alors que la constatation d’un AT est relativement simple, le mécanisme est légèrement plus délicat concernant les MP. Il faut en effet pouvoir faire la différence entre une pathologie n’ayant aucun lien avec l’exercice professionnel, et celle dont la cause directe et exclusive est cet emploi du salarié (voir infra pour plus de détails).
L’objectif poursuivi par la loi de 1898 (faciliter l’indemnisation des victimes d’AT-MP) peut tout de même amener à quelques questionnements sur la réalité du bénéfice « obtenu » par les travailleurs.
La mise en place d’un régime sans faute se fait rarement sans contrepartie : en échange, les salariés ont dû renoncer à certains de leurs droits (voir infra).
La période amorcée par la Loi du 9 avril 1898 et s’étendant jusqu’à la seconde Guerre Mondiale permet donc la mise en place d’un système de protection relativement bien étoffé, essentiellement assis sur des mécanismes « d’assurances sociales » : on incite à l’assurance pour certains risques sociaux spécifiques.
Ce mécanisme reste pourtant encore fragile et la Seconde Guerre Mondiale va engendrer une deuxième prise de conscience : celle de la nécessité d’opérer une réforme, et d’aller encore plus loin dans cette logique de protection.
Dès la fin des hostilités, on se donne pour objectif la création d’un système qui serait unique, applicable à l’ensemble de la population: la « Sécurité Sociale ».
17 Cass, 21 juin 1841, S., 1841 I p.476 – Le Temps, la Justice et le Droit, préface de Yann Aguila, synthèse de François Ost (page 57).
18 Loi du 25 octobre 1919, JORF du 27 octobre 1919 page 11973, modifiée et complétée par la loi du 1er janvier 1931, JORF du 4 janvier 1931 page 106.
Cette loi de 1919 créait à cette date uniquement deux tableaux, dans le régime du commerce et de l’industrie. Ils concernaient les pathologies liées à l’usage du plomb et du mercure.