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Section 3 : La jurisprudence tendant vers une subjectivation de l‟aléa

Les tribunaux admettent désormais l’assurabilité du risque putatif, que ce soit directement ou indirectement en constatant que les parties avaient connaissance de la réalisation du risque au jour où elles ont contracté pour constater une nullité pour absence d‟aléa. A contrario cela signifie qu‟en cas d‟absence de connaissance de la réalisation du risque par les parties, la nullité du contrat ne peut être prononcée car il existe un aléa.

Les tribunaux usent d‟arguments textuels afin de justifier la subjectivisation de l‟aléa face au silence des travaux préparatoires de la Loi de 1930 (§1). Si la jurisprudence retient majoritairement l‟assurabilité du risque putatif, des décisions dissidentes ont été rendues notamment lors de l‟abandon par la Cour de cassation du contrôle de la notion au profit des juges du fond (§2).

§. 1 Argumentation des tribunaux face au silence des travaux préparatoires de la Loi de 1930

Les travaux préparatoires de la Loi de 1930 ne mentionnent aucunement la façon dont doit être apprécié l‟aléa. Il a donc appartenu aux juges d‟argumenter et d‟interpréter la loi de façon à motiver leurs décisions.

La Cour de cassation affirme régulièrement le principe suivant : « un contrat d’assurance ne peut garantir un risque que l’assuré sait déjà réalisé »(48). Cette affirmation est le reflet du caractère nécessairement aléatoire du contrat d‟assurance. Cependant, de prime abord, elle ne permet pas de trancher indéfectiblement en faveur de l‟une des deux notions.

En réalité, cet argument est en faveur de la notion subjective de l‟aléa. Les tribunaux portent l‟accent sur la connaissance ou l‟ignorance de l‟assuré quant à la réalisation du risque(49). La conception subjective de l‟aléa est retenue, le problème se posant essentiellement sur l‟appréciation de l‟esprit de l‟assuré. La Cour de cassation se rapporte à la notion d‟aléa tout en exerçant son pouvoir d‟appréciation de la loi.

La jurisprudence admet effectivement la validité des clauses de reprise du passé inconnu considérant que cette clause rappelle « le principe selon lequel le contrat d’assurance, par nature aléatoire, ne peut porter sur un risque que l’on sait déjà réalisé ». La jurisprudence admet donc de façon implicite mais affirmée l‟assurance du risque putatif en matière terrestre.

En d‟autres termes, si l‟assuré à connaissance de la réalisation du risque antérieurement à la souscription du contrat, l‟aléa est absent de l‟opération. Or, a contrario, si l‟assuré ignore la survenance du risque avant la conclusion, le contrat est alors aléatoire. Ce qui est alors pris en compte par les juges n‟est pas la réalité des faits mais ce qui existait dans l‟esprit des parties.

Les assureurs et les tribunaux privilégient une notion subjective de l‟aléa. En effet, la jurisprudence(50) quoique sinueuse tend à s‟orienter vers l‟admission implicite de la couverture du risque putatif. Les tribunaux retiennent que le contrat d‟assurance est nul dès lors que le risque assuré est déjà réalisé au jour de la conclusion du contrat. Il suffit alors qu‟une partie du sinistre soit connue pour entrainer la nullité du contrat, peu importe que le sinistre ne soit pas appréhendé dans toute son ampleur. Il est à préciser que ce n‟est pas en se plaçant au jour de la délivrance d‟un document tel qu‟une note de couverture qu‟il convient d‟apprécier l‟existence de l‟aléa mais au moment de la rencontre de volonté des parties, le contrat d‟assurance étant consensuel.

Généralement, la Cour de cassation se fonde sur l‟article 1964 du Code civil pour affirmer que l‟esprit des parties conditionne l‟absence ou l‟existence de l‟aléa. Cependant, lorsque la Cour casse une décision des juges du fond, elle vise parfois l‟article L 121-15 du Code des assurances bien que ce texte paraisse poser une règle objective. La Cour de cassation procède alors de son pouvoir d‟appréciation de la loi sans toutefois aller à l‟encontre de la volonté du législateur.

§. 2 Impact du pouvoir souverain du juge du fond sur la notion d‟aléa

A l‟image de tout contrat aléatoire, la Cour de cassation reconnait aux juges du fond le pouvoir d‟apprécier souverainement l‟existence de l‟aléa dans le contrat d‟assurance. Cependant, la Cour de cassation est allée plus loin en cessant d‟effectuer un contrôle de la notion d‟aléa, le délégant aux juges du fond (A).

Si ce pouvoir a pu conduire à certaines dérives, le contrôle de la notion légale d‟aléa a été réaffirmé par la Cour de cassation, ce qui a permis de garanti une appréciation homogène de la notion (B).

A. Appréciation dans les faits de l‟existence de l‟aléa par les juges du fond

L’abandon du contrôle de certaines qualifications est parfois présenté comme un remède possible à l’encombrement de la Cour de cassation. S’il est vrai que « nul n’a de droit acquis à une jurisprudence figée »(51), l’abandon du contrôle d’une qualification doit nécessairement être motivé par des raisons de fond. On peut par exemple tout à fait concevoir que l’appréciation du caractère formel et limité d’une clause de non-garantie soit laissée à l’appréciation souveraine des juges du fond, chaque contrat d’assurance étant différent(52). Au contraire, abandonner aux différentes cours d’appel la définition de l’aléa indispensable à l’existence même de l’assurance semble « dangereux »(53). En effet, une définition juridique unitaire de ces notions clés doit s’imposer sur toute l’étendue du territoire national, et seule la Cour de cassation est à même de la donner.

L‟arrêt de principe du 20 juin 2000(54) rendu par la Cour de cassation laisse au juge du fond le pouvoir d‟apprécier souverainement l‟existence de l‟aléa dans le contrat d‟assurance. Cette décision a induit un retour jurisprudentiel à la notion objective de l‟aléa.

En effet, un arrêt du 7 juin 2001(55) a rejeté, en se retranchant derrière le pouvoir souverain du juge du fond dans l‟appréciation de l‟aléa, le pourvoi formé par un assuré contre un arrêt relevant l‟absence d‟un aléa objectif. Il s‟agissait d‟un assuré qui avait affirmé sa bonne foi et son ignorance de la maladie au moment de la souscription, or sa sclérose en plaque existait au moment de la souscription du contrat, bien qu‟elle ne fut révélée que postérieurement à cette conclusion.

Le fait de laisser à la libre appréciation du juge du fond le contenu du caractère aléatoire du contrat d‟assurance induit nécessairement une disparité des décisions rendues par les différentes Cours d‟appel. En atteste la motivation du pourvoi qui démontre que dans une situation similaire, il y aurait également rejet du pourvoi formé contre une décision du juge du fond admettant le risque putatif. Quand le contrôle normatif est abandonné, le juge établit lui-même la définition de la notion légale d‟aléa.

Cependant, par un arrêt rendu en 2003(56), la Cour de cassation a affirmé qu‟elle n‟avait pas abandonné aux juges du fond le pouvoir de déterminer la consistance de la notion d‟aléa.

Le défaut d‟aléa doit être relevé d‟office par les juges du fond. Ils sont tenus de rechercher si l‟assuré avait eu connaissance de la réalisation du sinistre avant la conclusion du contrat.

La nullité du contrat d‟assurance pour défaut d‟aléa doit être soulevée par l‟assureur devant les juges du fond. Cette nullité ne peut être soulevée pour la première foi devant la Cour de cassation. L‟assureur doit alors se prévaloir devant les juges du fond de la connaissance de la réalisation du risque par l‟assuré avant la souscription du contrat. La charge de la preuve incombe à celui qui soulève le défaut d‟aléa. L‟appréciation de l‟existence même de l‟aléa au sein du contrat d‟assurance suppose une appréciation in concreto des juges du fond.

Les circonstances de faits de chaque espèce doivent être appréciées affaire par affaire. Le contrat d‟assurance étant consensuel, le juge doit se placer au moment de l‟accord des volontés pour apprécier l‟existence de l‟aléa. Si l‟aléa fait défaut à cet instant, le contrat est nul, il ne produit donc pas ses effets.

En droit, la bonne foi se présume, cependant, dans le cadre de l‟assurabilité du risque putatif la bonne foi ne se présume pas et l‟ignorance du risque doit être prouvée. Pour ce faire, il existe des conventions dites « passé connu-passé inconnu » établies dans le cadre de la Fédération française des sociétés d‟assurance datant du 24 juin 2003 concernant la responsabilité civile médicale et du 17 décembre 2003 pour la responsabilité civile générale.

La connaissance des faits avant la conclusion du contrat peut être établie par le juge du fond au moyen du rapport d‟expertise réalisé au moment de la déclaration du sinistre par l‟assuré. En ce sens, un arrêt de la Cour de cassation datant du 9 mai 1996(57) a retenu que la Cour d‟appel avait légitimement repris le rapport d‟expertise qui indiquait que l‟assuré ne pouvait ignorer qu‟à la date de la souscription de la nouvelle garantie, une maladie était en train de rendre ses dents mobiles.

B. Contrôle de la notion légale d‟aléa par la Cour de cassation

Le caractère aléatoire du contrat d‟assurance est fondé sur l‟article 1964 du Code civil. Il s‟agit donc d‟une notion légale devant donc être déterminée par la Cour de cassation. Il incombe au juge du fond la tâche de vérifier que les faits de l‟espèce correspondent effectivement à la notion légale afin d‟appliquer le régime juridique adéquate. Cependant, il appartient à la Cour de cassation de contrôler les juges du fond qui ne peuvent souverainement dire en quoi consiste la notion légale d‟aléa.

Le contrôle de la notion même d‟aléa a été repris par la Cour de cassation dans un arrêt rendu le 4 novembre 2003(58). Dans cet arrêt, la Cour reprend une formule déjà énoncée par la Première chambre civile en affirmant que le contrat d‟assurance, par nature aléatoire, ne peut porter sur un risque que l‟assuré sait déjà réalisé. Les errements jurisprudentiels ayant pu avoir lieu entre 2000 et 2003 ne semble donc plus possibles. En effet, la Cour de cassation avait préalablement renoncé au contrôle de la notion d‟aléa.

Dans son rapport annuel, la Cour de cassation commente deux arrêts de 2000(59) en énonçant que ceux-ci ont « en commun de marquer l’abandon, par la Cour de cassation, du contrôle normatif qu’elle exerçait sur ce qui constitue l’essence du contrat d’assurance : l’aléa »(60). La Cour de cassation avait alors rejeté le pourvoi en se retranchant derrière le pouvoir souverain du juge du fond en la matière. Le juge du fond pouvait de fait rechercher si les faits correspondaient à la présence ou absence de l‟aléa mais aussi et surtout, il pouvait dire en quoi consistait l‟aléa. Le risque putatif relevant de la notion légale de l‟aléa, la reprise du contrôle normatif de l‟aléa ne peut être qu‟approuvée.

Cependant, la Cour de cassation n‟est pas exempte de critiques. Ainsi, un arrêt rendu par la Cour en 2006(61) semble admettre qu‟un assureur en responsabilité civile soit tenu de garantir les maladies qui étaient connues du souscripteur avant la souscription du contrat au motif qu‟à cette date, le jugement de condamnation de l‟assuré n‟était pas intervenu.

48 Cass. 1ère civ. 12 févr. 1991, n° 88-18.149, RGAT 1991, p. 363.
49 Cass. 3e civ. 4 avril 2002 n°00-11.598.
50 Cass. 2ème civ. 21 décembre 2006 pourvoi n°05-11367 et Cass. 2ème civ. 26 octobre 2006 pourvoi n°04-17865.
51 Civ. 1re, 21 mars 2000, no 98-11.982 , Bull. civ. I, no 97 ; Civ. 1re, 9 oct. 2001, no 00-14.564 , Bull. civ. I, no 249
52 Civ. 1re, 23 juin 1998, no 96-14.011 , Bull. civ. I, no 219
53 V. G. VINEY, « Chronique générale de responsabilité civile », JCP 2001. I. 340, no 9, évoquant le « suicide » de la Cour de cassation.
54 Cass. 1ère civ. 20 juin 2000, n°97-22.681, Bull. civ. I, no 189, RGDA 2000, p. 1049, note Kullmann J.
55 Cass. 1ère civ. 7 juin 2001, no 98-21.477, RGDA 2001. 675, note J. Kullmann.
56 Cass. 1ère civ., 4 nov. 2003, no 01-14.942, Bull. civ. I, no 220, RGDA 2004, p. 337, note Kullmann J.
57 Cass. 1ère civ., 9 mai 1996, n° 94-11.016.
58 Cass. Civ. 1ère 4 novembre 2003, RGDA 2004 p.338.
59 Cass. Civ. 1ère 20 juin 2000 RGDA 2000 p. 1049 et Cass. Civ. 1ère 4 juillet 2000.
60 Rapport 2000, La Documentation française 2001, p. 402.
61 Cass. 2ème civ. 14 juin 2006, no 05-13.090.

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