Zalmen Gradowski, Lejb Langfus et Zalmen Lewental se sont tous trois adressés à un lectorat inconnu qui témoigne qu‟au-delà de la description des faits, subsistait l‟espoir d‟être lus. Il est important de rappeler, que si l‟écriture d‟un texte s‟inscrit toujours dans un horizon d‟attente, les membres du Sonderkommando ont quant à eux témoigné selon une exigence propre, personnelle. Cette singularité a une réelle importance, puisqu‟ils ignoraient totalement qui serait leur lecteur, quel serait cet horizon d‟attente tant nécessaire à celui qui « raconte », qui « transmet ».
En effet, lorsque l‟on se plonge dans les récits des membres survivants du Sonderkommando, l‟on s‟aperçoit très vite qu‟ils s‟inscrivent toujours dans un impératif précis telles les dépositions. Miklos Nyisli en tant que médecin affecté au SK, Szlama Dragon, Alter Feinsilber et Henryk Tauber en 1946, ont chacun rapporté ce qu‟ils avaient dû subir au camp, mais uniquement dans le cadre du procès de Cracovie, soit selon l‟orientation des questions posées par les juges. Il en a été de même pour Dov Paisikovic, Filip Müller et Milton Buki au procès de Francfort en 1963(185). De fait, seules les indications pouvant condamner les accusés étaient mises en avant.
S‟en suivent les diverses interviews de Gideon Greif, Claude Lanzmann ou de Rebecca Fromer(186), qui ont poussé celui qui raconte à transmettre ce qu‟il a vécu selon des interrogations spécifiques. Il semble en réalité, que seul l‟ouvrage de Filip Müller témoigne d‟un désir réel de raconter par soi-même, selon ses propres orientations. Il en est de même, et plus encore, pour les témoignages de Zalmen Gradowski, Lejb Langfus et Zalmen Lewental où seul « le monde », cet inconnu, serait le destinataire.
Gradowski a ainsi choisi un lecteur hypothétique qui serait « libre et heureux citoyen du monde ». Les différents adjectifs employés sont pleinement significatifs. L‟auteur se pose avant tout en tant que témoin instrumentaire, il a conscience des faits qu‟il veut faire passer mais sans savoir qui les découvrira. Aussi, suit-il sa propre orientation, selon ses propres choix, en sélectionnant ses propres souvenirs.
Gradowski s‟adresse ainsi à une postérité inconnue afin qu‟au moins une part infime de la réalité du génocide parvienne au monde libéré. L‟emploi du terme « heureux », puis « libre » montre que Gradowski n‟avait de cesse de se rattacher à l‟image d‟un monde délivré de la barbarie.
Il adresse ainsi en préambule de son manuscrit « Que celui qui trouvera ce document sache qu‟il est en possession d‟un important matériel historique ». Ecrit en yiddish, polonais, russe, français et allemand, cet avertissement s‟adresse à l‟inconnu, au « libre citoyen du monde » afin qu‟il soit conscient de ce qu‟il détient entre ses mains.
Lewental, quant à lui, force le lecteur à « Cherchez encore ! Vous trouverez encore », tel l‟impératif à respecter pour comprendre le génocide. Il apparaît en effet, que de nombreuses lettres, documents, écrits, aient été laissés sur les grabats des blocks ou enterrés autour des crématoires par les diverses membres qui composaient le Sonderkommando. Ainsi Langfus ajoute : « Encore beaucoup de matériel caché, qui vous rendra, à vous vaste monde bien des services(187) ». Malheureusement la majorité d‟entre eux n‟a jamais été retrouvée. Cette notion redonne une valeur d‟autant plus estimable aux manuscrits.
Il semble aussi, que les auteurs aient souhaité répondre aux questions du lecteur qui en découvrant ces écrits aurait été amené à s‟interroger. L‟abondance des interrogations comme en atteste le témoignage de Lewental « pourquoi fais-tu un travail aussi peu convenable, comment vis-tu, pourquoi vis-tu ?(188) » montre qu‟il était nécessaire aux auteurs d‟expliquer ce qu‟était véritablement le Sonderkommando. En effet, le témoignage se divise dans un premier temps autour d‟une question, puis à partir de celle-ci le texte se construit, et l‟auteur tente d‟y répondre. Il a ainsi été amené à interpréter, à se mettre à la place du lecteur. Ces hommes étaient donc pleinement amenés à réfléchir sur leurs conditions de vie, sur ce qu‟ils étaient. Cela contredit par conséquent les rumeurs portées sur les SK, vus comme des êtres totalement déshumanisés, incapables de penser. Si la tâche de l‟écriture a conduit les hommes du Sonderkommando à s‟interroger sur leur propre sort, c‟est qu‟une part d‟humanité à bel et bien subsisté.
Quant à Langfus, son objectif est uniquement d‟informer le lecteur sur les évènements qui ont heurté sa mémoire. Il ne s‟adresse pas à lui directement, mais tend à lui apporter des indications spatiales et temporelles qui font de son témoignage « un rapport dont la plus grande partie est écrite dans un style proche de celui du journalisme(189). » De la description du convoi au nombre exact de victimes, Langfus s‟adresse à un lectorat soucieux de l‟exactitude factuel. Aussi savait-il que son témoignage, par sa précision des faits, apporterait beaucoup à l‟historien.
Il apparaît aussi, que les auteurs aient souhaité positionner le lecteur en tant qu‟exécuteur testamentaire : « Je demande qu‟on rassemble toutes mes différentes descriptions […] qu‟on les mette en ordre et les imprime toutes ensembles(190). » Aussi l‟impératif de Langfus semble s‟arrêter à une simple demande d‟inventaire. D‟un point de vue différent, Gradowski charge le lecteur de donner un sens à sa vie et à son témoignage « A présent je t‟adresse, cher découvreur et éditeur de ces écrits, un voeu personnel : je te prie de te renseigner à l‟adresse indiquée pour savoir qui je suis ! Tu demanderas à mes proches la photo de ma famille, ainsi que ma photo avec ma femme(191). »
Il s‟agit de fait, de donner un nom à celui qui fût dans l‟horreur des atrocités afin que celui-ci ne soit pas rayé de l‟Histoire. Il s‟agit là d‟un dernier acte de résistance : Gradowski veut s‟inscrire dans l‟humanité, laisser une trace parmi les vivants.
L‟analyse du témoignage de Lewental tend à mettre en avant les doutes existants entre l‟auteur et le transmetteur. Il semble en effet, qu‟aucune confiance ne soit accordée au lecteur, qui face à l‟ampleur de la catastrophe, ne sera pas en mesure de saisir ce qu‟il s‟est réellement passé : « Mais qui sait si ces chercheurs appréhenderont la vérité, si quelqu‟un sera en mesure de [comprendre ?](192). » Face à son quotidien, il semble qu‟il ait perdu foi en l‟humanité : « […] des faits qui pourraient un jour intéresser le monde(193) ». L‟utilisation du conditionnel tend à montrer que l‟auteur doutait de la portée de son témoignage. Dans un futur hypothétique, l‟on utiliserait peut être ce document. Lewental ne si est pas trompé, aussi était-il mort avant de connaître l‟inaudibilité du monde à l‟égard des déportés.
En réalité, la prise en compte du rôle du lecteur est très importante pour celui qui transmet un témoignage historique où la priorité est avant tout d‟attirer celui qui découvre les faits, de telle sorte que le témoin et son lecteur soient tous les deux en phase égalitaire. Autrement dit, le lecteur devient lui-même témoin, de là sa charge est de transmettre ce qu‟il a lui-même découvert soit « accomplir un devoir de transmission au-delà de la grande catastrophe(194) ».
185 Ces dépositions ont d‟ailleurs été retranscrites par Véronique Chevillon sur son site, Les Sonderkommandos, http://www.sonderkommando.com, consulté le 27 juin 2011.
186 Publiées dans l‟ouvrage de Rebecca Fromer, The Holocaust Odyssey of Daniel Bennahmias, Sonderkommando, Tuscaloosa, University of Alabama Press, 1993.
187 Lejb Langfus, op.cit., p. 122.
188 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre…, op.cit., p. 140.
189 Nathan Cohen, ibid., pp. 465 – 517
190 Lejb Langfus, ibid., p. 113.
191 Zalmen Gradowski, ibid., p. 180.
192 Zalmen Lewental, ibid., p. 121.
193 Ibid., p. 171.
194 Citation de Christian Ingrao dans une interview accordée à Philippe Petit, Pas la peine de crier, France Culture, 24 septembre 2010.