Malentendu esthétique sur le design
Depuis toujours le design peine à se faire entendre et voir tel qu’il est, c’est à dire une discipline à part entière. Nous savons que plusieurs facteurs sont à l’origine de ces malentendus. Ainsi, les nombreuses évolutions du design débouchant aujourd’hui à une absence de véritable théorie sur le sujet, l’assimilation à de nombreuses autres disciplines à travers l’l’Histoire dont l’ombre plane encore sur le design, tout comme l’appropriation sociale d’un terme bancal, sont autant de points qui ont contribué à complexifier le design aux regards extérieurs.
Il apparaît donc que malgré la richesse de la discipline et l’omni présence du design dans notre quotidien, celui-ci est souvent ramené aux notions de décoration et d’ornement et ainsi assimilé à du superflu, insinuant l’idée d’un apport secondaire. Face à cette connotation essentiellement esthétique nous manquant ce que tend à être un design qui peine à s’imposer.
Le designer s’essaie alors à communiquer la culture design depuis de nombreuses années mais l’échange semble difficile entre l’homme « guidé par une société toujours plus changeante » et celui qui semble quelque fois dépassé et peine à définir sa propre discipline. Malgré tout, à travers ces débats éternels nous retrouvons bien souvent un fil conducteur. Ainsi, à travers l’utilisation d’archives nous pouvons entendre le discours du styliste industriel et graphiste Raymond Loewy (paradoxalement emblème d’un design associé à l’industrie et au marketing qui, dès le début du 20ème, souhaitait se démarquer de la question de l’esthétique.(1) Aujourd’hui plus que jamais cette réflexion s’affirme, aidant à l’ébauche d’une théorie se dessinant à travers les interrogations des penseurs de notre époque.
Du geste à l’effet amenant l’expérience
Introduit par Stéphane Vial en 2010 dans son œuvre intitulée « Court’traité’du’design », l’effet de design se présente ainsi comme une réflexion sur la différentiation de l’objet de design à l’objet le plus élémentaire, vide de tout acte de design (un objet peut ainsi être fabriqué sans n’avoir aucune culture design). Cette différence apparaît être créée par le geste même du designer, désigné alors de geste de design. L’expression, volontairement inspiré de la notion communément utilisée de geste architectural, rapproche le designer de l’architecte par une démarche similaire : penser, innover, marquer. Tout comme nous ne pouvons décemment pas confondre la maison sur la cascade de Frank floyd Wright à la maison pavillonnaire témoin d’un promoteur, une chaise purement technique sera totalement dissociable d’une chaise dessinée par Gerrit Rietveld. Qu’est ce qui fait alors cette différenciation ? Quelles sont les critères qui font d‘un objet un objet de design ?
Cette différenciation peut paraitre difficile à développer puisqu’il n y a pas de mots à poser sur des critères physiques, Stéphane Vial parle alors d’effet de design. Si l’objet de design peut se distinguer par des choix esthétiques (forme, matière, couleur), il s’agit aujourd’hui d’une idée réductrice (mais persistante de ce que le design peut apporter à un objet. Au-delà de cela nous parlons d’une interaction auprès de l’utilisateur, de l’environnement. Ainsi, il apparaît que l’utilisation de l’objet de design produit une sorte d’effet), un ressenti.
Pour appuyer cette notion d’effet, Stéphane Vial fait un parallèle avec les notions philosophiques de l’état d’être. A travers le regard de cette discipline, le design n’apparaît donc non pas comme un étant (une chose qui est, mais comme un événement (une chose qui se passe. De cette image découle l’idée de l’effet : là où il y a du design on en ressent un effet. L’usage nous amène ainsi à vivre une réelle expérience, quelque chose se produit dans notre expérience de vie (nous sommes bien encore dans l’idée de « produire », quelque chose se passe, une chose se déroule. Ainsi, le design n’est pas la chose en elle-même, c’est ce qu’il y a autour de cette chose, c’est un retentissement sur la chose.
L’effet de design apparaît donc comme un événement qui se produit dans une expérience d’usager et transforme un usage brut comme une expérience à vivre.
L’effet de design en trois dimensions
Stéphane Vial distingue alors trois composants de cet effet de design.
✓ L’effet « callimorphique »
« Calli » : Emprunté du grec kalli, en composition de kallos – « beauté ». Elément de composition signifiant -eauté et servant à former divers termes »(2)
« Morphique » : En relation avec la forme ; qui a la forme de »(3)
Ramenant la discipline à l’idée de la forme, de la beauté formelle, ce composant est celui qui rapproche le design à l’Art : pour parler de forme il faut parler de dessin (d’où l’étymologie du terme par l’anglais « to design » ou « dessiner » dans sa traduction). A rapporter au plaisir et au désir, selon Freud dans une «forme de séduction ».
Cette question de la forme et de l’art, de l’esthétique en outre, ne remet en rien en cause le discours préalablement établi, l’objet ici étant de nuancer la part des éléments du design. Ainsi, la question de l’esthétique n’est pas à exclure, elle n’est simplement pas le cœur de la réflexion design. Nous aurons ainsi plutôt tendance à l’amener à s’effacer aujourd’hui devant la fausse importance que l’on vient à lui donner.
✓ L’ effet socioplastique
« Socio » : du latin socius, « uni, partagé, mis en commun ». Préfixe exprimant l’idée de société, qui sert entre autres à composer des termes scientifiques. »(4)
« Plastique » : adj. XVIème siècle. Emprunté, par l’intermédiaire du latin plasticius, « relatif au modelage », du grec plastikos, de même sens, lui-même dérivé de plattein, « façonner, modeler ». »(5)
A travers ces notions de pratiques sociales, d’expérience et d’usage, le design s’installe dans une démarche tournée vers autrui, lui permettant à cette occasion de s’éloigner de l’Art pur. Ce design-là apparaît donc comme un projet social, le cœur de la discipline devenant l’acte de changer le social. Sur ce schéma cette modification s’associe à l’effet callimorphique puisqu’il s’agit de transformer, avec le travail des formes, le social sous différents aspects : l’idée est, comme l’indique l’étymologie du terme, de mettre en forme le social.
Derrière l’objet et la forme, vient ainsi s’ajouter le service pensé devenu une réelle valeur ajoutée pour l’Homme. Ce service, bien qu’il ait au fond toujours existé à travers la démarche design, est mis en lumière à travers les designs modernes en phase de développement. Face à cette conception de service le design intègre donc plus que jamais aujourd’hui la dimension sociale dans sa démarche.
✓ effet ontophanique
« Onto » : du grec ancien ontos, forme des noms, adjectifs et adverbes sur l’existence. »(3)
« Phanique » : mot forgé sur le mot grec Phos qui veut dire « lumière » et plus exactement sur le verbe Phainein qui signifie « briller », « apparaître », « se manifester », racines que l’on retrouve dans les mots « phosphore », « photo » et « phénomène ». »
Ce dernier point, rajouté après réflexion par Vial , touche à l’être et à la chose. A travers ce terme il s’agit d’illustrer la capacité du design à créer de l’être car il met en forme de manière nouvelle des dispositifs qui impactent les pratiques sociales créant ainsi des nouvelles formes d’être et d’existence avec les autres.
Le design s’applique donc au monde des objets mais ne se réduit pas seulement à celui ci, par son action il retravaille les sujets. Par ce dernier terme, nous intégrons ainsi le monde d’autrui là encore abordé peu à peu à travers l’utilisation du design moderne.
A travers ces trois effets, Stéphane Vial amène la démarche des nouveaux designs en trois points : le design traite bien de la forme mais, au delà de cela, il ajoute aujourd’hui à ce désir esthétique une notion de pensée pour l’Homme rendant l’objet de design rattaché à une idée de service. De cette manière, le design devient un acte social impactant la vie de l’individu jusqu’à la société. Pour Vial, à travers l’expérience nous pouvons ainsi « résoudre des problèmes, simplifier les choses, proposer de nouvelles possibilités, ou même apporter une part de poésie ». Nous commençons à nous rendre compte de la portée politique, citoyenne et sociale de la discipline design. En 1884, l’artiste écrivain designer William Morris introduisait déjà l’idée d’un design devant contribuer à améliorer la vie.
« Les Hommes trouveront le bonheur dans leur travail et de ce bonheur naitra sans aucun doute un art décoratif noble, populaire. Grâce à cet art, nos rues seront aussi belles qu’une forêt, elles élèveront l’esprit aussi bien que la vue d’une haute montagne.
C’est avec plaisir et en toute quiétude que nous quitterons la campagne pour aller en ville. Chaque maison sera belle et propre, elle apaisera notre âme et nous soutiendra dans notre travail. Tous les objets fabriqués de la main de l’Homme, tous nos outils s’harmoniseront avec la nature. Ils seront raisonnables et beaux. Tout sera simple et inspirant, rien de puérile ou d’énervant. Toutes les beautés et splendeurs que peuvent concevoir l’esprit et la main de l’Homme orneront nos édifices publics. Aucun gâchis, aucun faste, aucune insolence ne terniront nos résidences privées. Le meilleur sera partagé entre tous les hommes. »(7)
Au-delà de l’imméritée superflu, le discipline avait ainsi déjà un rôle à jouer au sein de notre société. S’il apparaît que le design a peut être toujours été une question d’expérience, le contexte social nous a amené à ne jamais réellement intégrer cette notion. Mais à travers les évolutions, le rapport à l’objet n’est plus le même, l’objet lui-même n’étant plus le même. Aujourd’hui le design paraît alors pouvoir s’affirmer aujourd’hui en s’épanouissant dans son propre rôle.
1 extrait de Radioscopie de Raymond Loewy enregistré en 1970
2 définition issue du dictionnaire de l’Académie française, 9ème édition
3 définition issue du site fr.wiktionary.org, aout 2013
4 définition issue du site fr.wiktionary.org, aout 2013
5 définition issue du dictionnaire de l’Académie française, 9ème édition
6 définition issue du site fr.wiktionary.org, aout 2013
7 William Morris, «Comment nous vivons, comment nous pourrions vivre» conférence donnée à Londres en 1884, éditée chez Payot
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