Du design au design’thinking, approche théorique
Parallèlement aux réflexions menées en France, une méthode est ainsi développée quelques années auparavant Outre-Atlantique sous l’appellation de design’ thinking (traduite par pensée de design en français). Le design’ thinking, promu par l’ingénieur David Kelley et le designer Tim Brown à la tête de l’ « agence de créativité » Ideo, est une culture née dans la Silicon Valley au milieu des années 2000. Celle-ci marque alors ce besoin de réaffirmer le design à travers sa réelle identité, certainement plus complexe mais aussi plus adaptée au rôle qu’on lui confère désormais.
Sur la base de cette réflexion, Tim Brown et Stéphane Vial se rejoignent sur un premier constat : le design a toujours été une question d’expérience et ce depuis les premiers penseurs du monde qui dessinaient, à l’époque, les prémisses d’une démarche que nous redécouvrons aujourd’hui. La démarche la plus représentative au sens de Brown est ainsi celle des travaux de l’ingénieur Isambard Kingdom Brunel sur la Great Western Railway (Grand chemin de fer de l’Ouest, ligne Londres-Bristol permettant de concevoir une ligne de chemin de fer pensée de A à Z dans son fonctionnement et son efficacité (Brunel a ainsi su cerner les besoins des voyageurs et les appréhender mais aussi introduisant pour la première fois l’idée d’une expérience à vivre pour ses utilisateurs.
Par ses projets révolutionnaires, Brunel a été porteur de solutions innovantes apportant des réponses à d’importants problèmes de société. A travers cette démarche se trouve en réalité les premières idées qui font du design ce qui le caractérise : l’idée d’un design qui peut et doit façonner le monde.
Le design comme il est considéré aujourd’hui se trouve donc à mille lieux de ce qui avait commencé à se penser et se construire à l’époque. Celui-ci nous apparait comme un outil vecteur de consommation se réduisant à une discipline superflue visant à rendre les choses plus belles, quelque fois plus faciles à utiliser et surtout plus vendables. Une vision récente qui nous amène aujourd’hui à concevoir des choses pouvant être esthétiques mais finalement bien secondaires pour l’Homme. Pour Brown nous sommes ainsi passés de « penseurs de systèmes qui réinventaient le monde à un clergé de gens en col roulés noirs avec des lunettes de designer travaillant sur de petites choses ».(1)
Comme de plus en plus de professionnels, Brown se questionne donc sur cette utilisation du design alors que les enjeux de société montrent qu’il y a un rôle bien plus important à jouer.
Dans le but de revenir à l’essence même du design et d’en retrouver l’identité, Tim Brown va alors plus loin et propose une méthode à travers le développement du design’ thinking. Cette pensée design permettrait alors de se recentrer dans l’idée de résoudre de vrais problèmes et créer des innovations qui changent le monde. L’idée est ainsi de profiter de cette période favorable dont les changements nous amènent à nous questionner sur les aspects fondamentaux de notre société. Nous sommes au cœur de modifications qui requièrent des idées et nous avons alors besoin de nouveaux choix face aux solutions existantes devenues obsolètes.
La pensée design se veut ainsi comme un moyen d’aborder ces problèmes.
Développement d’une méthode de pensée design
Pour évoluer et répondre aux besoins de la société aujourd’hui il nous faut avoir une vision plus expansive du design. Dans ce but il nous faut nous rouvrir sur un design pensé comme une approche plus globale, dissociée de l’unique objet pour donner à la discipline enfin de l’impact.
Pour cela, Tim Brown a élaboré une méthode se trouvant centrée sur l’utilisateur et construite sur trois phases. Cette méthode consiste donc en un découpage de la capacité de penser et d’innover dont doit faire preuve le designer.
✓ L’inspiration comme le problème ou l’opportunité qui motive la recherche de solutions, « human’needs’is’the’place’to’start ».
En cela, pour construire toute pensée innovante, il faut savoir se questionner. Mais pour que la question soit bonne, la démarche juste consiste dans l’observation des besoins des gens. De cette façon, Brown définit le design centré utilisateur : qu’importe ce qu’il y a autour, le design commence avec ce dont l’Homme a besoin ou pourrait avoir besoin.
Qu’est ce qui rend la vie plus agréable ? Meilleure ? Qu’est ce qui rend la technologie utile et utilisable ? Au-delà d’une question d’ergonomie, il s’agit ici de comprendre la culture et le contexte avant d’avoir les bonnes idées. Le design s’inspire ainsi de ces gens, doit savoir se mettre à leur place pour percevoir le monde de leur point de vue.
✓ L’idéation comme le processus de générer, développer et tester des idées, «’learning’by’making ».
A travers cette seconde étape, Brown exprime le processus de création par l’apprentissage à travers l’acte. Ainsi, il s’avère que nous ne concevons jamais avant de réaliser, mais après. Nous concevons par la réalisation. Nous ne pouvons donc pas penser convenablement à quoi construire sans avoir au préalable construit pour penser.
Cette démarche introduit la notion essentielle du prototype dans tout acte de création : celui-ci associé à son environnement nous renvoie des informations (points faibles et les points forts nous permettant de comprendre) et d’évoluer plus vite vers l’idée. Plus le designer expérimentera, plus il aura des idées.
✓ L’implémentation à travers le parcours qui mène du projet au marché.
Si le besoin humain constitue le départ et le prototype le chemin, le processus, quelle est notre destination ? Nous traitons alors de la mise en œuvre, dernier point et achèvement de cette démarche. Pour Brown, le design est trop important pour être aux seules mains des designers, la révélation de la discipline s’opèrerait donc lorsque nous le partageons.
Lorsque le design appartient à tout le monde il est alors dans son état le plus puissant et se dote d’un impact plus grand encore. L’intérêt est alors là : faire du design un système participatif en progressant vers une participation active autour de la discipline. Il apparaît ainsi que tout le monde doit s’impliquer dans les nouveaux choix que nous avons à faire.
Cette méthode développée par Tim Brown pourrait apparaitre comme le premier vrai travail de recherche d’une méthode appliquée au design. En dehors de l’aspect bancal de la discipline du design, celle-ci traite d’un sujet qui reste difficile à cerner techniquement : la créativité. Si cette créativité ne peut évidemment pas se retrouver derrière un procès précis et scientifiquement validé indiquant le chemin de la bonne idée, elle existe tout de même aujourd’hui derrière un processus de réflexion/action suffisamment précis pour indiquer des points de passage obligés tout en restant suffisamment large pour s’adapter à divers champs d’application.
Sur ce modèle de conception nous ne devons donc plus aujourd’hui nous placer dans une « simple » approche convergente qui consiste à faire les meilleurs choix à partir des alternatives disponibles, mais dans une approche divergente qui consiste à explorer de nouvelles alternatives, de nouvelles solutions, de nouvelles idées qui n’avaient jamais existées.
Les théories croisées des différents continents se rejoignent donc sur une volonté commune : révéler le design à travers de nouvelles pratiques permises pas l’arrivée des technologies via la troisième révolution industrielle. A travers ces nouvelles pratiques il apparaît donc que le design ait opéré un tournant radical, s’éloignant à cette occasion d’une image simplificatrice véhiculée depuis trop longtemps. A l’aube du 21ème siècle, la discipline se théorise peu à peu et le designer peut aujourd’hui compter sur une base de réflexions l’amenant à considérer de nouveaux facteurs impactant la conception de ces designs modernes. A travers ces évolutions la pratique du design place l’utilisateur au centre de ces changements et s’associe aux notions d’effet, de ressenti, d’expérience.
Cette application donne ainsi naissance à ce que l’on considère comme une nouvelle sous discipline du design : le design d’expérience utilisateur.
« Despite’ the’ technocratic’ and’ mateerialistic’ bias’ of’ our’ culture,’ it’ is’ ultimately’ experiences,’not’things’that’we’are’designing »(2)
Dans ce contexte le design numérique apparaît aujourd’hui comme l’exploitation créatrice de la matière calculée en vue de créer de nouveaux effets de design. Le design n’est pas qu’affaire de style, nous parlons désormais d’un processus de pensée qui s’adresse à des utilisateurs. Comment le design s’intègre donc à son utilisateur ? Comment peut-on qualifier ce nouveau rapport Homme/design ?
1 Tim Brown, Change by design, 2009
2 Bill Buxton « En dépit du biais technocratique et matérialiste de notre culture, ce sont finalement des expériences, et non des choses, que nous concevons. »
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