2.A. Une définition juridique du déchet qui dessine un nouveau jeu d’acteurs
La loi de 1975 est donc la première à donner une définition juridique du déchet qui est la
suivante : « Est un déchet au sens de la présente loi tout résidu d’un processus de production, de
transformation ou d’utilisation, toute substance ou matériau, produit ou plus généralement tout bien
meuble abandonné ou que son détenteur destine à l’abandon »(94). Selon Lionel Panafit, l’existence
juridique du déchet et déterminée par le fait qu’il ne relève plus du principe de propriété
privée »(95)(comme c’était le cas depuis l’édit de novembre 1539), c’est-à-dire qu’il « abandonne son
appartenance à l’espace privé pour devenir un bien public et collectif »(96).
De façon concomitante, l’article 2 de la loi de 1975 instaure le principe de responsabilité du
producteur ou du détenteur qui a désormais la charge d’assurer l’orientation de l’objet déchu vers une
filière de traitement agréée et adaptée. Cette définition juridique du déchet permet sa réintégration
dans la sphère économique en lui affectant un prix négatif, autrement dit un prix de cession lié à ce
devoir de suite ou de responsabilité. En fait, la loi de 1975 sous-tend la création d’un nouveau
marché voué à s’étendre par la généralisation des dispositifs de collecte et des infrastructures de
traitement. Ainsi, il s’agit de conforter une politique de développement des industries de
l’environnement, notamment celle des déchets qui fait figure de fer de lance et à laquelle on promet
un bel avenir.
Cette nouvelle politique de gestion des déchets ménagers qui fait la part belle à l’industrie a
pour corollaire d’assigner les ménages français « à une place de ”destinataire” »(97) dans la politique
de gestion des déchets ménagers. Le citoyen devient un simple usager qui consomme un service.
Ainsi, « la loi ”relative à l’élimination des déchets et à la récupération des matériaux” établit moins
une gestion des déchets, qu’elle ne construit un champ de classifications et de hiérarchisations
d’acteurs, en leur attribuant des statuts particuliers au titre d’une division sociale du travail. »(98). A cet
égard, un nouvel acteur public apparaît : l’Agence Nationale pour la Récupération et l’Élimination
des Déchets (ANRED qui fusionnera avec d’autres agences pour devenir l’ADEME en 1991) qui a
un rôle de conseil et d’accompagnement technique et financier auprès des collectivités territoriales.
Le rôle de l’ANRED reflète le modèle français de gestion des déchets qui porte le principe de
proximité au coeur de sa politique : il faut appuyer, soutenir, conseiller les collectivités locales dans
leurs initiatives et non imposer des solutions préconstruites à l’ensemble du territoire national.
2.B. Une absence de hiérarchisation des procédés de traitement qui conduit à une hiérarchisation implicite
Comme l’exprime Rémi Barbier, la définition du déchet qui est donnée par la loi de 1975
n’incite pas les communes à développer le recyclage. En effet, « une conséquence non négligeable
de cette définition est d’inclure dans une même catégorie les objets à éliminer (par incinération ou
mise en décharge) et ceux qui vont être récupérés pour être réintégrés dans un processus
économique. »(99). Bien que la valorisation matière soit plébiscitée, aucun levier incitatif n’est
enclenché et aucune hiérarchisation n’est opérée entre les différents procédés de traitement : la mise
en décharge et l’incinération sans valorisation énergétique restent des solutions honorables tant aux
yeux des industriels qu’à ceux des pouvoirs publics ; la valorisation matière et la valorisation
énergétique sont toutes deux des solutions recommandées sans qu’il ne soit accordé de préférence à
l’une sur l’autre. L’enjeu de cette législation est d’abord de contenir le flux de déchets en organisant
un service public et non de réduire ou réutiliser ce gisement.
Dans la pratique, ces dispositions vont se traduire par un goût prononcé pour l’incinération
avec récupération d’énergie, dessinant ainsi une hiérarchie implicite des modes de traitement. En
effet, la technique incinératrice est relativement simple à mettre en place, assez peu couteuse et peut
produire de l’énergie (chauffage urbain ou électricité). Cette technique vieille de 75 ans en France,
semble alors trouver un nouveau potentiel avec l’augmentation du pouvoir calorifique de nos
ordures liée à l’accroissement de la part de plastiques et cartons d’emballages. Elle devient peu à peu
la méthode de traitement privilégiée par les « élus qui y voient une solution moderne et propre,
sinon de prestige »(100).
Quant au recyclage, son développement va s’avérer largement compromis par la série de
difficultés qu’il faut surmonter pour pouvoir le rendre économiquement viable. Assurément, le
marché du recyclage souffre de l’instabilité du cours des matières premières qui décourage les
investisseurs ou entrepreneurs et entraine certaines velléités de leur part. De surcroît, l’organisation
à grande échelle du recyclage est très complexe et doit être intégralement repensée car cette
technique « fait transiter les objets par toute une chaine d’intermédiaires »(101). Or, les décideurs
politiques de l’époque ont du mal à s’imaginer les solutions qui s’offrent à eux pour restaurer une
telle chaine d’intermédiaires. Par exemple, « Si la difficulté liée au tri des déchets, propre à tout
recyclage, apparaît bien aux parlementaires, ceux-ci ne lient pas ce problème aux ménages pour
imposer, par exemple, une mise en poubelle sélective des déchets. Ils posent cette difficulté en
termes de technologie : invention de machines opérant un tri systématique dans les usines de
traitement des déchets. »(102). Pourtant, des collectes sélectives sont organisées, à l’époque, par des
associations caritatives mais ce mode opératoire reste marginal car les techniciens considèrent qu’il
ne peut acquérir une viabilité économique qu’en s’appuyant sur une main d’oeuvre bénévole(103). Une
exception est notable pour le cas du verre : le premier réceptacle pour le verre usagé fut installé en
1974(104) et au milieu des années 1980 les collectes sélectives de verre s’adressaient à plus des deux
tiers de la population(105). Ceci s’explique par le fait que ce matériau est facile à trier et recycler et sa
collecte ne demande pas forcément un gros investissement financier si l’on installe des points
d’apports volontaires.
Clairement, les solutions d’avenir sont offertes par le développement technologique et la
participation des ménages tend à devenir inexistante face à une industrie des déchets florissante. De
plus, la promotion par les pouvoirs publics de l’incinération avec récupération d’énergie
déculpabilise le citoyen dans sa production domestique de déchets puisque ses ordures acquièrent
une utilité par l’énergie qu’elles contribuent à produire en se consumant.
94 Journal Officiel, 16 juillet 1976
95 PANAFIT Lionel, op. cit., p. 23.
96 Ibid.
97 Ibid., p. 29.
98 Ibid..
99 BARBIER Rémi, op. cit., p. 59.
100 Ibid., p. 62
101 Ibid., p. 64. Rappelons nous la structure pyramidale que revêtait l’organisation du chiffonnage dans la seconde
moitié du XIXe siècle : chiffonniers, maîtres chiffonniers, négociants, industriels.
102 PANAFIT Lionel, op. cit., p. 40.
103 RUMPALA Yannick, « Le réajustement du rôle des populations dans la gestion des déchets ménagers. Du
développement des politiques de collecte sélective à l’hétérorégulation de la sphère domestique. », in Revue
française de science politique, 49e année, n°4-5, 1999, p. 605.
104 DE SILGUY Catherine, op. cit., p. 193.
105 MALLAVAN Anne-Marie, MIMOUN Norbert, ROTMAN Gilles, op. cit., p. 57.