Comme nous l‟avons vu, les textes de Gradowski, Langfus et Lewental ont été écrits de façon pleinement chronologique, aussi en rapportant les faits à des dates différentes, chacun des témoignages permet de distinguer les différentes étapes et les évolutions du travail affecté au SK. Il semble alors parfaitement justifié d‟y ajouter certaines oeuvres de David Olère qui permettent une visualisation picturale des différentes fonctions astreintes au SK.
Si l‟on s‟attache à suivre la chronologie donnée par les auteurs des différentes tâches qui composent le Sonderkommando, il apparaît qu‟un certain lien logique demeurait entre son évolution et celle du camp. La majorité des corps gazés entre décembre 1941 et juillet 1942 à Auschwitz I, n‟était pas encore brûlée systématiquement dans les fosses ou même incinérée dans les fours crématoires. Les fours d‟incinérations(140) qui étaient déjà existants à Auschwitz I fonctionnaient relativement mal, il s‟agissait alors d‟une procédure très longue. C‟est uniquement face à l‟arrivée croissante de nouveaux déportés, que les corps devaient être directement « enterrés ».
Dès lors, le terme « Sonderkommando » n‟était pas encore utilisé. Les détenus affectés aux travaux concernant les corps étaient les Leichenträgerkommandos, soit les porteurs de cadavres. Ils devaient prendre en charge, les morts de la journée pour les amener aux fosses. C‟est après la visite de Himmler à Auschwitz les 17 et 18 juillet 1942, que le Sonderkommando reçut l’ordre de déterrer les corps et de les brûler sur des bûchers selon les méthodes données par Christian Wirth(141) aux Juifs de Chelmno(142). Ces équipes spéciales ont donc été créées parallèlement aux évolutions liées à l‟extermination.
Zalmen Lewental a ainsi été contraint de découvrir son nouveau Kommando : lorsqu‟on lui a ordonné de brûler dans des fosses communes, les corps de victimes gazées. Il fallait alors attendre une journée(143), pour pouvoir sortir les corps des chambres à gaz et les transférer aux fosses. De là, comme ce fût le cas pour Gradowski avant qu‟il ne soit affecté au SK, l‟on ordonnait à différents prisonniers du camp de creuser des fosses autour des différents Bunkers et du premier Krema. Ces hommes ne faisant pas partie du Kommando affecté aux chambres à gaz, n‟étaient pas en mesure d‟en connaitre leur existence. Aussi, c‟est dans un second temps, que l‟on chargeait les SK de jeter les corps des victimes et de les brûler. Cet aspect-là est très important, car au-delà du fait de découvrir l‟horreur de ces êtres assassinés, aucun des membres du Sonderkommando n‟avait encore de contact avec les futurs gazés « […] dans les premiers temps, on n‟utilisait pas de détenus pour convoyer des gens encore vivants(144) ».
La modification des nouvelles infrastructures, ainsi que la mise en fonctionnement des crématoires de Birkenau en mars et avril 1943, ont particulièrement modifié les affectations des SK. Le nombre des détenus du Sonderkommando a ainsi varié en fonction de l’activité meurtrière du camp(145). Toujours sujet à bénéficier d‟une amélioration, les fonctions attribuées au SK ont été totalement remaniées comme en atteste le dessin ci-dessous, et qui représente l‟une des salles du Crématoire III(146) :
« Dans la salle de déshabillage », David Olère, 1946
Lavis et encore de Chine sur papier
Musée des Combattants des Ghettos, Galilée, Israël
Comme l‟explique Lewental « Quand les crématoires III et IV ont été construits, cela a été le début d‟une nouvelle période dans notre vie(147 )». Ainsi, les membres du Sonderkommando qui entraient en action qu‟après l‟achèvement du processus d‟extermination, ont été contraints, face à l‟arrivée d‟une multitude de nouveaux déportés, d‟intervenir immédiatement après l‟arrivée des convois. La barrière de la langue étant un frein dans la procédure d‟exécution, les différents SK ont alors permis d‟accélérer le processus en traduisant aux déportés ce qu‟ils devaient faire. De là, ils ont été contraints de les conduire vers les salles de déshabillage(148) puis d‟y entrer, afin que tout se fasse dans un maximum de calme. Bien qu‟il n‟apparaisse pas de SK sur l‟oeuvre d‟Olère, le fait qu‟il ait pu représenter ce qu‟il se passait à l‟intérieur de cet espace, montre qu‟il était obligatoirement présent.
Les membres du SK devaient les aider à se dévêtir, à garder le calme entre chacune de ces étapes, sans jamais dévoiler aux familles ce qui les attendait. Pourtant comme l‟atteste Langfus dans son manuscrit, certains d‟entre eux demandaient ce qui allait se produire. L‟auteur admet alors : « Ils s‟étaient demandés où on les conduisait et on les avait informés qu‟on les conduisait à la mort(149). » Il était bien évidemment trop tard, quoi qui puisse être dit ou tu. Quant aux SS, comme le rapporte Filip Müller, ils tenaient un discours expliquant qu‟un bain désinfectant préalable était indispensable pour pouvoir entrer dans le camp. Mais cela ne supprime en aucun cas la peur et le doute que pouvaient ressentir les déportés. L‟on voit d‟ailleurs sur la représentation de David Olère des enfants s‟agrippant à leur mère ne comprenant pas la situation dans laquelle ils se trouvent. On leur demande alors de bien veiller à regrouper leurs affaires, attacher les chaussures par les lacets et se souvenir de leur emplacement.
Cela était dans le seul et unique but de faciliter leur récupération afin que les Sonderkommandos puissent les conduire plus rapidement au Kanada(150). Zalmen Lewental situe d‟ailleurs ce lieu entre le Crématoires III et IV(151). Chaque chose a ainsi sa place, chaque espace à un intérêt spécifique. Tout a était minutieusement organisé en fonction des diverses expériences vécues dans les Bunkers. Ainsi, découvrir le Sonderkommando c‟est aussi découvrir l‟ampleur du travail où « […] l‟initiation de l‟équipe suivante consistait à sortir et à brûler les cadavres des prédécesseurs(152) ». Ces deux étapes ont été parfaitement représentées par David Olère comme l‟atteste les deux dessins suivants.
« Après le gazage », David Olère, 1946 « Dans la salle des fours », David Olère, 1945
Lavis et encre de Chine sur papier
Musée des Combattants des Ghettos, Galilée, Israël
Dans le premier « Après le gazage », il est alors possible de visualiser ce que fût l‟une des tâches majeures du SK : sortir les dernières victimes de la chambre à gaz. David Olère nous présente alors ici deux membres du Sonderkommando : le premier sort dans un premier temps les corps de la chambre à gaz, tandis que le second les « traine » vers les fours crématoires. Il s‟agit en réalité du « Schlepper » (le porteur) : l’une des affectations des membres des SK. Selon les différents témoignages, il est apparu qu‟au départ, les cadavres étaient uniquement tirés avec les mains, autrement dit dans un certain respect. Mais celles-ci devenaient totalement glissantes(153) : Zalmen Gradowski affirme alors que les corps étaient sortis par n‟importe quel moyen « on arrache de force les cadavres […] celui-ci par un pied, celui-là par une main(154). »
C‟est ensuite, que certain ont utilisé divers accessoires, d‟ailleurs apportés par les propres victimes comme des cannes, voire des ceintures, afin d‟éviter un contact trop direct avec le corps. Olère s‟est aussi attaché à représenter le visage des victimes. Celui de la femme est assez représentatif : la bouche ouverte, symbole de l‟agonie extrême, témoigne que la mort par asphyxie est tout sauf une mort douce. L‟enfant a quant à lui la tête baissée, comme si Olère souhaitait représenter l‟incompréhension et la peine sur son visage.
En réalité, il demeurait des étapes intermédiaires, contrairement à ce que montre David Olère. Les corps, avant d‟être conduits aux différents fours crématoires, étaient sujets à toute une série de vérifications : les membres du Sonderkommando dits « coiffeurs » et « dentistes » entrent alors pleinement en action afin de récupérer la moindre parcelle de valeur qu‟aurait pu laisser les victimes. Zalmen Gradowski décrit dans son manuscrit l‟une de ces tâches : « […] il enfonce dans la belle bouche à la recherche d‟un trésor, d‟une dent en or […]. Le deuxième avec des ciseaux, il coupe les cheveux bouclés(155). » Parfois, comme le rapporte à son tour Shlomo Venezia, les cadavres avaient le temps de durcir, il fallait alors forcer pour ouvrir les mâchoires(156). Chaque objet de valeur est ainsi récupéré(157) : cela met en avant qu‟Auschwitz s‟apparentait bel et bien à une véritable plateforme industrielle où tout y était pleinement organisé. Dès lors, chacun des SK avaient une tâche spécifique à réaliser.
Le second dessin est donc une représentation d‟une des salles des fours où les membres du Sonderkommando devaient y insérer les dernières victimes. A cet effet, l‟on y voit le monte-charge qui permettait de transporter une dizaine de corps depuis le sous-sol où était la chambre à gaz aux fours crématoires. Zalmen Gradowski a d‟ailleurs détaillé l‟une de ces scènes : « Là-haut, près du monte-charge, se tiennent quatre hommes.
Deux d‟un côté, qui tirent les corps, deux autres qui les trainent directement vers les fours(158). » Autrement dit, ce lieu était parfaitement aménagé afin que le travail effectué par les SK se fasse dans un minimum de temps. Gradowski ajoute ainsi : « Sur le monte-charge, vers l‟enfer, là-haut, envoyés au feu et en quelques minutes ces corps bien en chair seront réduits en cendre(159). » Cet aspect macabre du travail donné aux SK, démontre avant tout une chose : aucun SS ne voulait avoir de contact avec les morts, aussi était-il possible de tuer mais non de regarder l‟acte commis. Les SS ont ainsi rendu le meurtre collectif impersonnel à travers le recours aux principes industriels tels la division du travail et la spécialisation des tâches. C‟est cela qui fait disparaitre le concept de responsabilité individuelle(160). C‟est aussi de ce fait, qu‟aucune trace du crime ne devait subsister.
Il s‟agit en effet, de l‟une des dernières tâches du Sonderkommando où dans le cadre de « l’Aktion 1005(161) », chacun des corps exterminés devait totalement disparaître. Ainsi, les os qui n‟étaient pas parvenus à brûler dans les fours devaient être pulvérisés avec des pilons de bois. Seul Saul Chazan(162) explique qu‟au départ, ces os résiduels étaient regroupés tous les deux ou trois jours et mis dans un entrepôt où il fallait les briser jusqu‟à ce qu‟ils soient réduits en cendre. De là, ils ont été stockés pour être enterrés comme l‟atteste Gradowski : « De nombreuses cendres de [corps brûlés] de milliers de Juifs, Russes, Polonais, ont été disséminées et labourées sur le terrain des crématoires(163). »
Mais en automne 1944, face aux avancées de la guerre, une seconde opération d‟effacement des crimes a été mise en place « l‟ordre était d‟effacer toute trace au plus vite(164) ». Les membres du Sonderkommando ont dû sortir les cendres qui étaient enterrées dans les fosses afin de les regrouper. Elles ont ensuite été emportées par camion par les SS, pour y être déversées dans le fleuve avoisinant : la Vistule(165). Il semble important d‟y soulever un point majeur : le fait que l‟on ait ordonné aux SK de supprimer les traces de l‟extermination, montre à quel point les membres de la SS passaient leurs actes au crible de leur raisonnement. Il ne s‟agissait donc en aucun cas d‟une folie meurtrière passagère. Tout a été pleinement organisé et réfléchi.
C‟est face à l‟ampleur du crime, à cette volonté de vouloir le cacher, que chacun des auteurs a voulu transcrire ce qu‟il avait dû faire. Il apparait ainsi, que les évolutions des différents travaux affectés aux SK, se soient faites en fonction des nécessités du camp. Les tâches affectées aux Sonderkommandos se sont donc multipliées en parallèle du développement technique des structures d‟extermination.
140 Le tout premier corps incinéré date du 15 aout 1940. Yisrael Gutman, op.cit., p. 52. Le choix de la crémation des corps a été une décision prise relativement tôt, et ce, dès la création des premiers camps. La maltraitance et la sous-nutrition ayant été d‟emblée inhérentes au quotidien des camps, la mortalité était de fait, importante. Les inhumations trop fréquentes dans les cimetières des villes les plus proches attiraient l‟attention. Construire un crématoire annexé à la lisière du camp permettait de n‟avoir pas à rendre de comptes sur le nombre de morts.
141 Selon Gerald Reitlinger, Christian Wirth, inspecteur des camps de l’Aktion Reinhard, aurait donné l‟ordre aux Juifs prisonniers dans le camp de Chelmno de s‟occuper des cadavres des victimes asphyxiées par le gaz. Pour plus d‟information, se référer à Gerald Reitlinger, The Final Solution : The Attempt to Exterminate the Jews of Europe, 1939-1945, New York, Perpetua Edition, 1961, p. 264.
142 Situé dans le village polonais de Chełmno nad Nerem à soixante kilomètres au nord-ouest de Lodz, le camp d‟extermination de Chełmno a été créé dès octobre 1941. Il apparaît de fait, comme le premier camp d’extermination nazi.
143 Au départ, et ce avant qu‟elles ne bénéficient de progrès techniques, les chambres à gaz ne possédaient pas de système d‟aération. Voilà pourquoi Lewental affirme être revenu le lendemain pour sortir les corps. C‟est une fois affectés aux différents crématoires du camp de Birkenau, que les membres du SK expliquent avoir attendu une demi-heure seulement avant de pouvoir extraire les corps. Ce temps étant destiné à l‟aération afin que le gaz résiduel puisse être totalement évacué.
144 Zalmen Lewental, Des Voix sous la cendre…, op.cit., p.141.
145 300 à 400 hommes en juillet 42 jusqu’à plus de 900 hommes au cours de l’été 44. Avec l‟arrivée des Juifs hongrois (plus de quatre cent trente mille) du 15 mai au 8 juillet 1944, le nombre de sélectionnés pour le Sonderkommando dépassait les 600 membres. Ils ont tous été affectés aux crématoires II, III et V de Birkenau. Selon Annette Wieviorka, Déportation et génocide. Entre la mémoire et l’oubli, Paris, Plon, 1995, p. 255 – 259 (sur la déportation des Juifs hongrois). Et Jean Claude Pressac, Les Crématoires d’Auschwitz…, op.cit., p. 90 (affectation au crématoire).
146 Là où avait été affecté David Olère à la fin juin 1943. C‟est l‟affectation principale du peintre durant ses vingt mois de présence au Sonderkommando.
147 Zalmen Lewental, op.cit., p. 147.
148 Lejb Langfus, ibid., p. 101. C‟est dans une pièce spécialement conçue que les victimes devaient se déshabiller. Cela n‟était pas le cas avant septembre 1942, où les victimes, comme l‟indique Rudolf Höss dans ses Mémoires, devaient se déshabiller en plein air « […] à un endroit où on avait dressé des murs de paille et de branches d‟arbres qui les cachaient aux spectateurs. »
« Mémoires de Rudolf Höss » in Auschwitz vu par les SS, Oswiecim, Le Musée d‟Etat d‟Auschwitz-Birkenau, 1994, p. 102.
149 Lejb Langfus, op.cit., p. 104.
150 Il s‟agit du lieu où étaient situés les magasins des affaires prises aux déportés. A la fin de l‟année 1943, plus de trente baraquements servaient au dépôt de ces affaires. De là, on les triait afin de préparer leur expédition en Allemagne.
151 Zalmen Lewental, op.cit., p. 154.
152 Filip Müller, Trois ans dans une chambre à gaz d’Auschwitz, op.cit., p. 61.
153 Les corps qui avaient suffoqué durant l‟extermination, étaient recouverts de déjections.
154 Zalmen Gradowski, Des Voix sous la cendre…, op.cit., p. 210.
155 Ibid., p. 210.
156 Shlomo Venezia, Sonderkommando…, op.cit., p. 108.
157 Les dents en or sont alors refondues tandis que les cheveux sont utilisés afin de créer du tissu.
158 Zalmen Gradowski, op.cit., p. 211.
159 Zalmen Gradowski, op.cit., p. 200.
160 Idée développée dans l‟ouvrage de Milgram Stanley, Obedience to Authority : An Experimental View, Londres, Harper Collins, 2004.
161 Menée dans le plus grand secret de 1942 à 1944, l’Aktion 1005 était destinée à supprimer toute trace de l‟extermination nazie. Cette opération concernait dès lors les actions des Einsatzgruppen ainsi que les camps d‟extermination. Pour plus d‟information, se référer à l‟article de Shmuel Spector, « Aktion 1005 – Effacing the Murder of Millions », Holocaust and Genocide Studies, Oxford University press, Vol. V., 1990, pp. 157-190.
162 Saul Chazan est déporté à Auschwitz et incorporé dans le SK autour de mai 1944. Son témoignage a été recueilli par Gideon Greif et publié dans son ouvrage, We wept without tears…, op.cit., pp. 220 – 255.
163 Zalmen Gradowski, Des Voix sous la cendre…., op.cit., p. 99.
164 Ibid., p. 99.
165 Léon Poliakov, Auschwitz, Paris, Julliard, 1964, p. 49 – 52.
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